Or, les hommes sont ainsi faits qu’ils se sentent portés à mépriser jusqu’à la bonté en personne chez un supérieur, s’il est faible. […] Le roi est pour moi d’une attention de mère… » C’est d’elle, c’est de cet enfant son premier-né, que quelques années après, Marie-Antoinette, dont on a déjà vu la justesse de coup d’œil en ce genre d’observations familières, écrivait (25 décembre 1784) : « Ma fille qui a six ans fait beaucoup de progrès ; elle a le caractère un peu difficile et d’une fierté excessive ; elle sent trop qu’elle a du sang de Marie-Thérèse et de Louis le Grand dans les veines ; il faut qu’elle s’en souvienne pour être digne de son sang, mais la douceur est une qualité aussi nécessaire et aussi puissante que la dignité, et une nature orgueilleuse éloigne les affections… » On sent dans ce peu de lignes le trait de nature et la ligne primitive qui fera de la plus vertueuse et de la plus respectable des princesses une personne moins aimable qu’on n’aurait voulu. […] L’affaire du Collier, l’impudence des vils agents, auteurs de l’intrigue, la crédulité et la fatuité béate du principal personnage, l’éclatante connivence de l’opinion publique, avide de tout scandale, l’espèce de complicité du Parlement lui-même, indulgent à l’excès pour le premier accusé, cette sorte d’impunité triomphante, firent monter la rougeur et la flamme au front de Marie-Antoinette indignée, et c’est de ce moment qu’elle dut commencer à sentir que tout est sérieux dans de certains rôles, que les personnages le plus en vue ne s’appartiennent pas, qu’il n’y a pas lieu à la moindre distraction ni à l’oubli, même innocent, en face d’un public curieux, médisant, malveillant, et qu’en politique on n’est pas simplement ce qu’on est : on est ce qu’on paraît être. […] Le personnage au-dessus de moi n’en est pas en état, et moi, quelque chose qu’on dise et qui arrive, je ne suis jamais qu’en second ; et malgré la confiance du premier, il me le fait sentir souvent. » Nous dirons les belles qualités de Marie-Antoinette, son courage surtout, sa fermeté, sa générosité d’âme quand le moment sera venu ; mais ici on la surprend dans toute la misère et l’inexpérience de son apprentissage politique.
Je ne me découragerai sûrement pas plus que vous, mais l’âme a un furieux travail à faire pour supporter les peines du cœur et pour renfermer tout ce que l’on sent. […] Elle sent et pense comme une personne de son sang et de son éducation doit sentir ; religieuse avant tout, elle a tous les préjugés d’une princesse de la race et presque du siècle de saint Louis : le jour où l’Assemblée accordera aux Juifs la possibilité d’être admis à tous les emplois lui paraîtra le plus horrible des jours et marqué d’une note sacrilège ; elle attribue tout ce qui se passe à la colère du Ciel, à sa vengeance ; puis elle espère qu’il se laissera toucher aux prières des bonnes âmes. […] Il y avait, sans doute, des têtes dans l’Assemblée, une entre autres, qui sentaient où l’on allait et que la monarchie, déjà désemparée, était près de s’abîmer si l’on n’y mettait au plus tôt bon ordre. […] Mirabeau a été mis d’abord en rapport avec le comte de Mercy, qui m’a dit en avoir été complètement satisfait, et a même ajouté que depuis longtemps Mirabeau, dégoûté de la marche des affaires, se sentait en disposition de s’entendre avec la Cour et s’attendait à des ouvertures de ce genre ; qu’on pouvait voir d’ailleurs, par ses travaux dans l’Assemblée, qu’au fond il avait toujours été l’homme des principes monarchiques.
Grote, le premier, a senti la difficulté dans toute son étendue, et il l’a acceptée pleine et entière. […] Il résultait de là, selon Wolf, que les poëmes d’Homère, tels qu’ils existaient d’abord à l’état homérique primitif, étaient et devaient être tout ce qu’il y a de plus différent des poëmes d’un Apollonius de Rhodes, d’un Virgile, d’un Milton, de tout autre poëte épique destiné à être lu ; qu’ils flottaient épars, comme des membres vivants, dans une atmosphère créatrice et imprégnée de germes de poésie ; mais que, tels que nous les avons et les lisons aujourd’hui, ils ne datent guère que de l’époque de Solon et surtout de Pisistrate, lorsque, le souffle général venant à cesser et l’écriture étant en usage, on sentit le besoin de recueillir cette richesse publique, cet héritage des temps légendaires, d’en faire en quelque sorte l’inventaire total et d’y mettre un ordre, un lien, avant qu’ils eussent couru les chances de se perdre et de se dissiper. […] Sainte-Croix, le premier, sur la seule annonce du système de Wolf et avant même de le bien connaître10, s’était empressé de crier au paradoxe, et dès 1797 il avait dit : « Il ne faut que sentir et obéir à sa propre imagination, sans aucun effort d’esprit, pour être intimement convaincu que l’Iliade et l’Odyssée sont sorties toutes deux aussi entières de la tête d’Homère que Minerve du cerveau de Jupiter. […] mais la jeunesse sait nous enflammer, et nous aimons mieux regarder le poëme comme un tout, le sentir comme un tout avec délices. » Il disait encore, mais cette fois en prose et en cherchant à se rendre compte à lui-même de cette réaction involontaire, de ce va-et-vient dans ses impressions : « Parmi les livres qui m’occupèrent (1820), je citerai les Prolégomènes de Wolf. […] « Il n’y a rien dans l’Odyssée ni dans l’Iliade qui sente le moderne, en appliquant ce terme à l’âge de Pisistrate », et c’est à bon droit que le nom d’Homère reste attaché en propre à ce premier grand travail de composition épique.
J’ai commencé pendant six semaines par des principes de belles-lettres : elle m’entendait bien, lorsque je lui présentais des idées toutes éclaircies ; son jugement était presque toujours juste, mais je ne pouvais l’accoutumer à approfondir un objet, quoique je sentisse qu’elle en était très-capable. […] Les dernières lettres commencent à détruire ces préjugés ; l’impératrice peut sentir par les réponses une partie du bon effet qu’elles produisent. […] Elle sentait en lui le surveillant. […] M. ne m’a rien dit de plus ; elle n’en désire peut-être pas davantage ; elle trouvera une importunité de moins pendant mon absence, et quand elle aimerait mieux ma présence, elle sent bien qu’elle ne peut plus m’en parler sans répondre aux motifs clairs et décisifs que je lui ai présentés l’année dernière. […] L’observateur anonyme parle comme s’il y avait été admis ; rien de sa part ne sent le subalterne : « La reine est très-gaie et aimable dans les sociétés ; on y parle fort librement d’affaires d’État, de littérature, de nouvelles, de spectacles, d’intérêts particuliers de chacun et de beaucoup de frivolités.
MM. de Goncourt qui, à huit ans de distance l’un de l’autre, sont jumeaux ; qui pensent et sentent à l’unisson ; qui non-seulement écrivent, mais causent comme un seul homme, l’un seulement avec plus de réflexion et de suite, l’autre avec plus de pétillement et de saillies, sont entrés dans la littérature par la peinture, par les arts : ne l’oublions pas, et eux-mêmes, dans ce qu’ils écrivent, ne permettent jamais de l’oublier. […] Voici une page que je trouve parfaite en son genre : lisez haut, lisez bien, accentuez et scandez chaque mot, chaque membre de phrase, comme Jean-Jacques le voulait pour son monologue de Pygmalion, et vous sentirez quelle est, en ce genre du pittoresque écrit, l’habileté de MM. de Goncourt : « Sept heures du soir. […] On ne se figure pas l’effet heureux que produit dans une description toute physique, au milieu des couleurs qui viennent du dehors, quelques-uns de ces reflets sentis qui partent du dedans. […] Si j’osais, si j’en avais le temps, si c’était le lieu, j’aimerais à faire une petite dissertation là-dessus, qui tiendrait quelque peu de l’Addison et du Quintilien, qui ne serait qu’à demi pédante, qui ne sentirait pas trop l’école. […] Ils sont bien des hommes de la fin du xviiie siècle en cela ; mais ils sont tout à fait des artistes du xixe par les touches successives du tableau et les nuances à l’infini : « Se trouver, en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d’une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là à l’heure où l’esprit échappe au travail et se sauve de la journée ; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites ; se livrer et se détendre ; écouter et répondre ; donner son attention aux autres ou la leur prendre ; les confesser ou se raconter ; toucher à tout ce qu’atteint la parole ; s’amuser du jour, juger le journal, remuer le passé comme si l’on tisonnait l’histoire ; faire jaillir, au frottement de la contradiction adoucie d’un : Mon cher, l’étincelle, la flamme, ou le rire des mots ; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, courir sa cervelle ; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments ; voir ses paroles passer sur l’expression des visages, et surprendre le nez en l’air d’une faiseuse de tapisserie ; sentir son pouls s’élever comme sous une petite fièvre et l’animation légère d’un bien-être capiteux ; s’échapper de soi, s’abandonner, se répandre dans ce qu’on a de spirituel, de convaincu, de tendre, de caressant ou d’indigné ; jouir de cette communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées qui vous écoutent ; jouir des sympathies qui paraissent s’enlacer à vos paroles et pressent vos pensées comme avec la chaleur d’une poignée de main : s’épanouir dans cette expansion de tous et devant cette ouverture du fond de chacun ; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes, dans la communion des esprits : la conversation, — c’est un des meilleurs bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier, qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et passionnant.
Pour le contredire, il faudrait avoir soi-même étudié de très-près et aux sources, seule manière en pareil cas d’avoir conviction et de se sentir autorité. […] On assiste à tous les détails de l’enfance et des fiançailles de la jeune Élisabeth, à ses ruses innocentes parmi ses compagnes pour se mortifier à leur insu et prier, à ses premières joies si courtes et qu’on sent qui vont s’évanouir : « Ainsi Dieu, dit l’auteur, donne à sa créature cette rosée matinale, pour qu’elle sache résister ensuite au poids et à la chaleur du jour. » — « Élisabeth, » raconte-t-il plus tard en un endroit, « aimait à porter elle-même aux pauvres, à la dérobée, non-seulement l’argent, mais encore les vivres et les autres objets qu’elle leur destinait. […] Quelques-uns, par derrière, atteignant à ses plis, Et sentis seulement, sont déjà recueillis. […] Je ne sais s’il est vrai qu’au sortir d’une conférence de Lacordaire M. de Montalembert se soit laissé aller à dire : « Quand on vient d’entendre de ces choses, on sent le besoin de réciter son Credo ; » mais il est bien certain qu’après avoir entendu un discours ou lu quelque écrit de M. de Montalembert, l’abbé Lacordaire disait : « Cet homme sera donc toujours le disciple de quelqu’un ! […] Je n’y ai rien trouvé que de vrai je dois et je puis, il me semble, oser en toute simplicité vous le dire, monsieur ; mais cette impression ne diminue en rien celle que j’ai reçue de la bienveillance si bien sentie et si visible qui accompagne tout un portrait qui m’a été si doux à lire.
En racontant l’histoire de ce souverain habile et brave, qui « à la fortune médiocre d’un électeur sut unir le cœur et les mérites d’un grand roi », en nous parlant de ce prince « l’honneur et la gloire de sa maison, le défenseur et le restaurateur de la patrie », plus grand que son cadre, et de qui date sa postérité, on sent que Frédéric a trouvé son idéal et son modèle : ce que le Grand Électeur a été comme simple prince et membre de l’Empire, lui il le sera comme roi. […] Connaissant, comme il faisait, les hommes et les choses de ce monde ; il sentait bien qu’il n’est permis d’être un peu philosophe sur le trône qu’après qu’on a prouvé qu’on sait être autre chose encore. […] Il oubliait que lui-même, écrivant à Voltaire, lui avait dit : « Tout homme a une bête féroce en soi ; peu savent l’enchaîner, la plupart lui lâchent le frein lorsque la terreur des lois ne les retient pas. » Son neveu, Guillaume de Brunswick, se permit un jour de lui faire sentir l’inconséquence qu’il y avait à relâcher ainsi les liens religieux qui retiennent la bête féroce. […] Cela sent un reste de mauvais goût natif et de grossièreté septentrionale, et l’on a pu dire, avec une juste sévérité, des lettres de Frédéric : « Il y a de fortes et grandes pensées, mais tout à côté il se voit des taches de bière et de tabac sur ces pages de Marc Aurèle. » Frédéric, qui avait du moins le respect des héros, a dit : « Depuis le pieux Énée, depuis les croisades de saint Louis, nous ne voyons dans l’histoire aucun exemple de héros dévots. » Dévots, c’est possible, en prenant le mot dans le sens étroit ; mais religieux, on peut dire que les héros l’ont presque tous été ; et Jean Muller, l’illustre historien, qui appréciait si bien les mérites et les grandes qualités de Frédéric, a eu raison de conclure sur lui en ces mots : « Il ne manquait à Frédéric que le plus haut degré de culture, la religion, qui accomplit l’humanité et humanise toute grandeur18. » Je ne veux plus parler aujourd’hui que de Frédéric historien. […] Au sortir de cette guerre où coula tant de sang, et après laquelle toutes choses furent remises en Allemagne sur le même pied que devant, sauf les dévastations et les ruines, Frédéric se plaît à faire sentir la faiblesse et l’inanité des projets humains : Ne paraît-il pas étonnant, dit-il, que ce qu’il y a de plus raffiné dans la prudence humaine jointe à la force soit si souvent la dupe d’événements inattendus ou des coups de la fortune ?