Il aima Goethe dès lors, et sentit un vague désir de se donner à lui ; mais il faut l’entendre lui-même : « Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies. […] J’étais on ne peut plus heureux, car chacune de ses paroles respirait la bienveillance, et je sentais qu’il avait une bonne opinion de moi. […] Vous, jeunes gens, vous devez sentir s’ils ont pour vous de la valeur et jusqu’à quel point, dans l’état actuel de la littérature, ils peuvent être encore utiles. […] Vous aurez alors acquis de la solidité pour toute votre existence, vous vous sentirez à votre aise, et partout où vous irez, vous irez sans inquiétude. […] Il avait vivement senti combien le théâtre français s’éloigne de la nature et de la vérité.
Mais comment rire quand on n’en sent pas l’envie ? […] Destouches voulut épurer la comédie de tout ce qui provoquait la grosse gaieté ou qui sentait la mauvaise compagnie. […] Larmoyer n’est pas pleurer ; ces gens-là le sentaient bien. […] D’habiles gens qui s’y sont fait applaudir l’ont si bien senti que, pour lui donner droit de cité littéraire par le style, ils l’ont mis en vers. […] Les pires de ses personnages se sentent de l’indulgente humeur de leur père.
Tout le monde sent que l’Europe est en travail d’enfantement ; nul ne sait ce que sera le fruit : les uns disent prodige, les autres monstre. […] Et combien d’autres que je ne nomme pas, mais en qui j’ai senti la divinité de l’Italie parler à mon âme ! […] Les algébristes raisonnent avec des abstractions, les hommes comme nous raisonnent ou sentent avec des êtres réels. […] Vous voulez sentir, il faut bien vous montrer un cœur. […] Je sentis que l’air même de cette contrée était littéraire, et qu’on pouvait lui enlever la liberté, mais jamais le génie.
Elle semble jouer avec le passant, causer avec lui et l’égayer par mille caprices, comme pour l’empêcher de sentir la longueur du chemin. […] À cet accueil des maîtres et des élèves mon cœur aigri ne résista pas ; je sentis ma fibre irritée se détendre et s’assouplir avec une heureuse émulation. […] On y sent l’ivresse du mysticisme. […] Du jour où je les eus savourées dans la coupe enivrante de mon mysticisme d’adolescent, je sentis en moi comme une confuse révélation de poésie nouvelle. La mythologie classique de l’Olympe ne me donnait pas de tels enivrements ; je sentais que ces fables étaient mortes et qu’on nous faisait jouer aux osselets avec les os d’une poésie sans moelle, sans réalité et sans cœur.
Déjà vieux et hors de la carrière (et il ne mourut qu’à près de quatre-vingt-six ans), il disait avec un soupir, en rejetant ses regards sur le passé : Je m’en irai sans avoir déballé ma marchandise ; et comme on ne m’a jamais mis en œuvre, on ne saura point si j’étais propre à quelque chose ; je ne le saurai pas moi-même : je m’en doute pourtant, et, croyant me sentir des talents, il y a eu des temps dans ma vie où je me suis trouvé affligé en songeant qu’ils étaient perdus, et en les comparant avec ceux des personnes à qui je voyais occuper les premières places. […] Il n’y a plus rien dans le monde pour moi ; je n’ai d’espérance qu’en la mort ; elle seule peut finir mes maux, il n’est pas au pouvoir de tous les hommes de me donner un moment de plaisir ; la plus aimable personne du monde n’est plus ; une personne qui ne vivait que pour moi, que la perte de la vie n’a pu occuper un moment en mourant, et qui n’a senti que la douleur de me quitter ; qui était si parfaite, que mon imagination ne me saurait fournir un endroit par où je me puisse consoler ; je ne la verrai plus. […] En m’éveillant, il vient se saisir de moi, et me serre le cœur avant que ma raison soit encore éveillée et m’ait appris la cause de ma douleur. » Tout cela est très vrai, d’un accent très senti, et vaut mieux que toutes les railleries du monde qui a commencé par en sourire, et qui a triomphé ensuite quand cette grande résolution n’a pas duré. […] On a une lettre de lui « à un mari et à une femme qui s’aimaient fort, et qui avaient beaucoup de piété » ; il leur disait : J’ai vu les jours heureux que vous voyez ; il a plu à Dieu de me faire sentir la douleur mortelle de les voir finir ; et il lui plaît encore d’entretenir cette douleur si vive dans mon cœur… Tous mes jours sont trempés dans le fiel ; je ne me repose que dans la pensée de la mort, et, ce que Dieu seul peut faire, au milieu de tout cela je suis heureux, sans perdre rien de ma douleur. Personne ne saurait connaître la douceur qu’il y a à s’affliger et à sacrifier sa douleur à Dieu, que ceux qui l’ont sentie.
Celui-ci aurait voulu que le jeune prince fît face à l’orage, qu’il demeurât à la tête de l’armée jusqu’à la fin de la campagne, qu’il cherchât à prendre quelque revanche sur la fortune ; il le lui disait non plus sur un ton de directeur spirituel et de précepteur, mais sur le ton d’homme d’honneur et de galant homme qui sent la générosité de conduite dans tous les sens : Quand un grand prince comme vous, Monseigneur, ne peut pas acquérir de la gloire par des succès éclatants, il faut au moins qu’il tâche d’en acquérir par sa fermeté, par son génie et par ses ressources dans les tristes événements. […] On a beau lui en dire du bien, il ne sera content que « lorsqu’il le saura libre, ferme et en possession de parler (même au roi) avec une force douce et respectueuse… S’il ne sent pas le besoin de devenir ferme et nerveux, il ne fera aucun véritable progrès ; il est temps d’être homme ». […] Il sent, avec tout son esprit et toute sa distinction de nature, quelles sont les qualités nécessaires à un roi, à un chef de nation, à un des maîtres du monde. […] Et qui donc les sentait plus vivement que Fénelon ? […] La lecture de ces lettres dernières me fait l’effet des derniers jours d’un doux hiver, on sent le printemps par-delà.
Je sais bien que Fontenelle a dit : « Les mouvements les plus naturels et les plus ordinaires sont ceux qui se font le moins sentir : cela est vrai jusque dans la morale. […] L’héroïsme militaire, d’ailleurs, vient surtout du sang et de la nature : ces cœurs de lion s’embrasent à l’approche du danger ; ils ne se possèdent plus, ils se sentent dans leur élément. […] Les grands orateurs ont un torrent qu’ils portent aisément dans la conversation ; il est bien d’y faire par instants sentir l’éloquence, mais elle ne doit pas trop dominer. […] Il pose alors ses principes, il établit ses divisions ; il considère, il tranche, il doute même quelquefois, tant il se sent à l’aise et sûr de lui-même. […] M. de La Rochefoucauld, parlant de celle qu’il avait aimée, n’aurait pas commencé par décrire « ses cheveux d’un blond cendré de la dernière finesse, descendant en boucles abondantes, ornant l’ovale gracieux du visage, et inondant d’admirables épaules, très découvertes, selon la mode du temps. » Et après cette description toute physique et caressante, et qui sent l’auteur du Lys dans la vallée, il n’eût point déclaré tout aussitôt, en reprenant le ton du professeur d’esthétique qui se retourne vers la jeunesse pour lui faire la leçon : « Voilà le fond d’une vraie beauté !