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624. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre III. L’écrivain »

Les paysans s’y trouvent, et à côté d’eux les rois, les villageoises auprès des grandes dames, chacun dans sa condition, avec ses sentiments et son langage, sans qu’aucun des détails de la vie humaine, trivial ou sublime, en soit écarté pour réduire le récit à quelque ton uniforme ou soutenu. […] Non plus que nous, il ne soutient pas longtemps le même sentiment. « Diversité, c’est sa devise. » J’ajoute : Diversité avec agrément. […] Tous les sentiments chez lui sont tour à tour effleurés, puis quittés ; un air de tristesse, un éclair de malice, un mouvement d’abandon, un élan d’éloquence, vingt expressions passent en un instant sur cet aimable visage. […] La Fontaine n’a pas de visions complètes et durables : il n’est pas oppressé d’images absorbantes ; il entrevoit, il quitte, il vole, il revient, il est un moment en vingt lieux et en vingt sentiments ; pendant que vous achevez une de ses esquisses, il a fait le tour du monde et il est prêt à recommencer. […] Il ne voit dans les règles des docteurs sévères que des « discours un peu tristes », dans Arnauld et Nicole que des « gens d’esprit, bons disputeurs. » Etranges sentiments dans un siècle chrétien !

625. (1892) Boileau « Chapitre III. La critique de Boileau. La polémique des « Satires » » pp. 73-88

La plupart du temps ceux qui disaient leur sentiment sur les ouvrages nouveaux étaient les amis ou les ennemis de l’auteur. […] À ces académiciens, Boileau adjoignait Quinault, le maître de la tragédie doucereuse, puis la précieuse et raisonneuse Mlle de Scudéry, si experte à diluer en dix volumes d’un roman le mélange des aventures impossibles et des sentiments outre nature. […] Bourgeois encore en ceci, il rejetait également la domesticité et la vie de bohème, et c’était pour rappeler les écrivains au sentiment de leur dignité, qu’après certains traits des Satires il écrivait, sans nécessité apparente, le quatrième chant de son Art poétique. […] Nous voyons dans ses Lettres ce qu’il a de bon ; mais il passait sa vie à démentir, par complaisance ou par intérêt, ses sentiments intimes. […] Il a rédigé, malgré lui, les Sentiments de l’Académie sur le Cid, mesquine critique d’un chef-d’œuvre.

626. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIII. Premières tentatives sur Jérusalem. »

Cet air profane et distrait dans le maniement des choses saintes blessait le sentiment religieux de Jésus, parfois porté jusqu’au scrupule 609. […] Aussi le temple ou son emplacement n’inspirèrent-ils de sentiments pieux, dans le sein du christianisme, qu’aux chrétiens judaïsants. […] La caste sacerdotale s’était séparée à tel point du sentiment national et de la grande direction religieuse qui entraînait le peuple, que le nom de « sadducéen » (sadoki), qui désigna d’abord simplement un membre de la famille sacerdotale de Sadok, était devenu synonyme de « matérialiste » et d’« épicurien. » Un élément plus mauvais encore était venu, depuis le règne d’Hérode le Grand, corrompre le haut sacerdoce. […] Mais étranger et sans crédit, il dut longtemps renfermer son mécontentement en lui-même et ne communiquer ses sentiments qu’à la société intime qui l’accompagnait. […] Luc (IX, 51-54) a un sentiment vague du système du quatrième évangile sur les voyages de Jésus.

627. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »

Venons aux exemples de narrations, où nous trouverons réunis le sentiment, la description, l’image, la simplicité et l’antiquité des mœurs. […] Dans les scènes dramatiques, lorsque les passions sont émues, et que tous les miracles doivent sortir de l’âme, l’intervention d’une divinité refroidit l’action, donne aux sentiments l’air de la fable, et décèle le mensonge du poète, où l’on ne pensait trouver que la vérité. […] Tout est grand avec Dieu, tout est petit sans Dieu : cela s’étend jusque sur les sentiments. […] La Bible a mieux connu le cœur humain : elle a su comment apprécier cette exagération de sentiment, par qui un homme a toujours l’air de s’efforcer d’atteindre à ce qu’il croit une grande chose, ou de dire ce qu’il pense un grand mot. […] Mes jours ont été courts et mauvais, et ils n’ont point égalé ceux de mes pères120. » Voilà deux sortes d’antiquités bien différentes : l’une est en images, l’autre en sentiments ; l’une réveille des idées riantes, l’autre des pensées tristes ; l’une, représentant le chef d’un peuple, ne montre le vieillard que relativement à une position de la vie ; l’autre le considère individuellement et tout entier : en général, Homère fait plus réfléchir sur les hommes, et la Bible sur l’homme.

628. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre I : Qu’est-ce qu’un fait social ? »

Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d’être objective ; car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation. […] Qu’un individu tente de s’opposer à l’une de ces manifestations collectives, et les sentiments qu’il nie se retournent contre lui. […] Aussi, une fois que l’assemblée s’est séparée, que ces influences sociales ont cessé d’agir sur nous et que nous nous retrouvons seul avec nous-même, les sentiments par lesquels nous avons passé nous font l’effet de quelque chose d’étranger où nous ne nous reconnaissons plus. […] Un sentiment collectif, qui éclate dans une assemblée, n’exprime pas simplement ce qu’il y avait de commun entre tous les sentiments individuels.

629. (1864) De la critique littéraire pp. 1-13

Le domaine des sentiments ne lui est point fermé ; mais il les veut sincères et naturels ; il se délie des raffinements et des nouveautés qui séduisent et qui trompent. […] Chez lui la raison éclaire le sentiment ; le sentiment échauffe la raison, et de cet heureux accord se forme le goût que Voltaire définit justement « la suite d’un sens droit et le sentiment prompt d’un esprit bien fait ». […] On contente ainsi ce besoin si impérieux de la jeunesse de communiquer ses impressions et de répandre ses sentiments.

630. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IV. Des changements survenus dans notre manière d’apprécier et de juger notre littérature nationale » pp. 86-105

Les mots, il faut le dire, ne représentent plus les mêmes idées pour tous ; il en est même, s’il est permis de parler ainsi, qui sont devenus de simples sons, vides de sens, auxquels on ajoute plus aucune idée, le signe d’aucun sentiment. […] Cependant, il est bon de le remarquer, ce que je dis est moins une opinion que l’expression d’un sentiment de malaise assez général pour que je doive m’y associer en quelque sorte, puisque je me rends l’historien de cette époque, et que je me suis imposé la tâche d’en saisir tous les caractères. […] Lorsque l’homme doué de génie prenait cette lyre d’or que lui avait donnée le ciel, il en tirait des sons qui lui étaient inconnus à lui-même ; et il n’y avait alors que ces sons divins qui eussent reçu le pouvoir d’adoucir les mœurs, d’élever les sentiments, d’agrandir les facultés. […] C’est, il faut l’avouer, que nous n’habitons plus la même sphère d’idées et de sentiments ; et, s’il en est encore parmi nous qui soient restés citoyens de la vieille patrie, ceux-là n’ont plus que des sentiments solitaires, qui ne peuvent ni se communiquer ni se propager.

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