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2159. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — I. » pp. 234-253

Né en Belgique, le 12 mai 1735, de l’illustre famille qu’on sait, il n’aime pas à dire au juste son âge ; il dit que son extrait baptistaire a été perdu. […] Il a parlé singulièrement de son père : « Mon père ne m’aimait pas, je ne sais pourquoi ; car nous ne nous connaissions point. […] Je ne sais ce qu’en pensent les gens du métier : on dit que le duc de Wellington estimait les ouvrages militaires du prince de Ligne. […] Prenez-y garde, vous faites votre service sans reproche peut-être ; vous savez même quelque chose des principes ; vous êtes des artisans ; vous irez à un certain point, mais vous n’êtes point des artistes. […] Mais, à côté de cet idéal noble et fortifiant, il en avait un autre d’un tout autre genre et qui tenait d’une imagination un peu atteinte et gâtée en naissant de l’air du siècle : Qui est-ce qui sait, dit-il, que Bussy se battait à la tête de la cavalerie légère de France à la bataille des Dunes ?

2160. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

On sait quel fut le cours et la suite de cette passion. […] Une fois retiré, il n’est pas assez curieux, il n’est pas assez informé ; il ne fait pas son affaire de savoir tout. […] Pour moi, par une longue et triste expérience, De cette illusion j’ai reconnu l’abus ; Je sais, sans me flatter d’une vaine apparence, Que c’est à mes défauts que je dois mes vertus. […] Un sage a dit : « Veux-tu savoir où tu tomberas mort ? […] Je sais qu’il y a eu de mauvaises langues jusque dans l’Antiquité qui ont médit de cet enthousiasme du philosophe pour Hermias, mais je ne m’attache ici qu’au souffle et à l’âme de sa poésie.

2161. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510

Ce n’est point là pourtant l’impression qu’il doit faire ; Besenval fut un homme constamment heureux, et qui se piquait de l’être : « Ne me sachez pas gré de mon bonheur, écrivait-il en 1787 à une dame de ses compatriotes ; le hasard seul en fait les frais et m’a toujours bien servi. […] Lui parti et retourné à Versailles, on supposa je ne sais quel sot projet de conspiration ; on intercepta et l’on commenta une de ses lettres. […] Je ne sais rien qui peigne mieux le genre de rouerie cher à ce monde oisif et raffiné, que le chapitre de Besenval intitulé Aventures de la société, et qui se rapporte à des intrigues galantes tramées vers 1753. […] Elles savent trop comment occuper leur loisir et donner le change à leur ennui. […] De tels éclats de rire déchirent le cœur, et, si spirituels que soient les gens, rien ne ressemble plus à des rires de fous, quand on sait quels écroulements il s’en est suivi et quels rochers menaçaient déjà de tomber sur toutes les têtes.

2162. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

La morale a changé de nom ; elle s’appelle maintenant statistique : c’est de la comparaison seule des faits que la vérité doit désormais jaillir… » Tel est ce petit livre où l’on ne saurait méconnaître le talent et dans lequel, à défaut d’éclat et d’originalité de forme ou de style, il y a exaltation, chaleur, et même de l’éloquence. […] Doué d’un coup d’œil économique précis, il comprit surtout cette vérité moderne, et qui régira de plus en plus tous les ordres d’activité, à savoir que c’est à tous désormais qu’il faut s’adresser pour réussir, et qu’il n’y a rien de tel pour fonder quelque chose et pour être quelqu’un que d’avoir notoriété et crédit chez chacun, chez tout le monde. […] La contradiction qu’excita cette nouveauté inouïe, scandaleuse, d’un journal quotidien à quarante francs et la coalition soudaine des intérêts froissés et menacés allumèrent une polémique dans laquelle intervint alors, on le sait trop, la plus noble plume et la plus désintéressée en ces questions, celle d’Armand Carrel. […] Il savait que le plus grand ennemi de tout progrès et de toute réforme sociale, surtout en cette France qui passe pour le pays des nouveautés et qui est « la patrie des abus », c’est la paresse, l’apathie, et que la première chose à faire est de la piquer au vif, cette apathie, et de la faire sortir d’elle-même, dût-on l’avoir d’abord contre soi. […] C’est beaucoup, savez-vous ?

2163. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin, (Suite et fin.) »

Vivant dans un pays de grande nature, elle a su regarder et elle a osé rendre : elle est paysagiste d’abord, et, selon moi, c’est ce qu’elle est le mieux. […] Que leur fait d’appeler, de baptiser du nom de Lisette une espèce de sainte, une bonne vieille qui, au coin d’un feu paisible, relit et rumine du matin au soir la Bible et qui, en fait de chansons, ne sait par cœur que les Psaumes de Marot ? […] En tout, il y a dans cette suite de petits volumes de Mmc de Gasparin, particulièrement dans les deux derniers, Prouesses et Voyages, de l’éclat, du mouvement et mémo un peu trop, du bruit ; il y a du saccadé, du rocailleux, du naturel et de l’imité, du Tôpffer, du George Sand, du Michelet, que sais-je ? […] mais permettez-moi (je m’y entends, vous le savez) de faire un peu craquer et sauter le moule du type dans lequel vous m’avez enfermée. […] je sais ce que c’est que de pleurer, que de marcher dans la tristesse !

2164. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire de la Grèce, par M. Grote »

Questions obscures, sans doute insolubles, où l’érudition et l’ingéniosité peuvent se jouer à l’infini et conjecturer même avec toute sorte d’industrie et d’adresse, mais où les esprits nets et clairs, ceux « qui prennent pour règle l’évidence », les esprits de la lignée de Locke, de la famille des Gibbon, des Hallam, ne sauraient s’assurer d’un seul endroit guéable ni trouver où poser le pied. […] On a souvent cité le joli mot de Boissonade qui, publiant son édition d’Homère (1823) et ne consentant point à a admettre les raisons de Wolf, mais ne se sentant point non plus de force à les combattre, se retranchait derrière Aristophane et disait avec je ne sais quel personnage de la comédie : « Non, tu ne me persuaderas pas, même quand tu m’aurais persuadé. » Il tirait ainsi son épingle du jeu. […] On sait que Piron, par exemple, faisait toutes ses tragédies de tête et qu’il les récitait de mémoire aux comédiens. […] Un de nos généraux, disciple à la fois de Xénophon et de Virgile, M. de Fezensac, a une mémoire telle qu’il récitait au bivouac en Russie, aux officiers de son régiment, un sermon de Massillon qu’il avait retenu dès l’enfance ; et comme il racontait un jour l’anecdote dans un salon, on lui demanda s’il pourrait le réciter encore ; il assura qu’il le savait toujours par cœur : on alla immédiatement chercher le volume de Massillon dans la bibliothèque, et le guerrier lettré se mit à réciter cette prose harmonieuse, mais un peu flottante, sans faire une faute. […] Il est heureux pour lui qu’il sache tant de choses ; car, du train dont il y va, un fonds médiocre serait épuisé en une demi-heure. » — Qu’on mette en regard ce profil de Villoison avec la figure de Wolf, le maître éminent, le grand professeur, dont chaque parole porte et pénètre, et qui dispose d’une érudition « toujours vraie, sobre et forte », ainsi que l’a définie M. 

2165. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SÉVIGNÉ » pp. 2-21

Cette gloire, dont on a presque fait un reproche à notre nation, est assez féconde et assez belle pour qui sait l’entendre et l’interpréter. […] Si donc aujourd’hui, et avec raison, l’on s’attache à réviser et à remettre en question beaucoup de jugements rédigés, il y a quelque vingt ans, par les professeurs d’Athénée ; si l’on déclare impitoyablement la guerre à beaucoup de renommées surfaites, on ne saurait en revanche trop vénérer et trop maintenir ces écrivains immortels, qui, les premiers, ont donné à la littérature française son caractère d’originalité, et lui ont assuré jusqu’ici une physionomie unique entre toutes les littératures. […] Ce n’est donc qu’à dater de cette époque que l’on sait parfaitement sa vie privée, ses habitudes, ses lectures, et jusqu’aux moindres mouvements de la société où elle vit et dont elle est l’âme. […] Savez-vous le dessous des cartes ? […] Vous savez que c’est un des plus honnêtes garçons qu’on puisse voir, et propre aux galères comme à prendre la lune avec les dents. » Le style de Mme de Sévigné a été si souvent et si spirituellement jugé, analysé, admiré, qu’il serait difficile aujourd’hui de trouver un éloge à la fois nouveau et convenable à lui appliquer ; et, d’autre part, nous ne nous sentons disposé nullement à rajeunir le lieu-commun par des chicanes et des critiques.

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