/ 3286
630. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

» Dans les dernières années de sa vie enfin, étant revenu habiter à Lausanne, sa conversation habituelle était en français, et il craint que les derniers volumes de son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, composés durant cette époque, ne s’en ressentent : « La constante habitude, dit-il, de parler une langue et d’écrire dans une autre peut bien avoir infusé quelque mélange de gallicismes dans mon style. » Si ce sont là pour lui des inconvénients et peut-être des torts aux yeux des purs Bretons, que ce soit au moins à nos yeux une raison de nous occuper de lui et de lui rendre une justice plus particulière, comme à un auteur éminent qui a été en partie des nôtres. […] Il est épris de la noble gloire et des luttes généreuses d’un Cicéron ; il se nourrit sans cesse de l’esprit et des ouvrages de « ce grand auteur », qu’il appelle « toute une bibliothèque de raison et d’éloquence ». […] D’Auguste à Trajan, Gibbon a trouvé la forme d’empire à laquelle sa raison et ses instincts d’esprit le rattachent le plus naturellement. […] En jetant un regard en arrière et en embrassant toute cette période de ses premières années, Gibbon tient à indiquer qu’il n’y laisse rien de regrettable ni à plus forte raison d’enchanteur ; que cet âge d’or du matin de la vie, qu’on vante toujours, n’a pas existé pour lui, et qu’il n’a jamais connu le bonheur d’enfance. […] Nous le savons déjà aimant la discussion et raisonneur ; ajoutons qu’il n’était point chicaneur, et qu’à toute raison qui lui semblait bonne il se rendait.

631. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Œuvres complètes de Molière »

On se lasse et on s’ennuie de tout ; on se lasse d’entendre louer M. de Turenne, d’entendre appeler Aristide le juste, d’entendre dire que le grand siècle est le grand siècle, Louis XIV un grand roi, que Bossuet est l’éloquence en personne, Boileau le bon sens, Mme de Sévigné la grâce, Mme de Maintenon la raison ; on se dégoûte de Racine plus aisément encore que du café. […]  » — « Pardon, j’y ai pensé, et j’en aurai raison. […] Americ Vespuce n’a pas eu raison cette fois de Christophe Colomb. […] Il y avait donc toutes sortes de raisons et de facilités pour que le jeune Poquelin allât dans cette loge ou au paradis, en compagnie de son grand-père ou du collègue de son père. […] Aimer Boileau… mais non, on n’aime pas Boileau, on l’estime, on le respecte ; on admire sa probité, sa raison, par instants sa verve, et, si l’on est tenté de l’aimer, c’est uniquement pour cette équité souveraine qui lui a fait rendre une si ferme justice aux grands poètes ses contemporains, et en particulier à celui qu’il proclame le premier de tous, à Molière.

632. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni. (suite) »

Ai-je eu raison d’indiquer chez lui cette tendance première du côté du sentiment et de la délicatesse ? […] Il ne cesse de prêcher, et il le fait d’une façon fine, tendre, poétique et sensée, gaie et légère, qui aurait^dû être pleinement persuasive, si la nature n’était pas plus forte que toutes les raisons. […] C’est une poésie sur laquelle votre raison a soufflé. […] « Tiens, Marie, avant de quitter cette pensée, laisse-moi te dire qu’un de mes plus doux souhaits aurait été de te donner cette noble indépendance de la raison, cette fierté dans ce que l’homme a de plus fier, la pensée. […] J’ai pour raison une sorte d’oiseau qui peut voler haut et voir de loin.

633. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre I. La tragédie de Jodelle à Corneille »

Et la raison, la voici : tous ces poètes, qui se sont frottes à la robe de Ronsard, ne sont que d’enthousiastes écoliers, qui, les yeux fixés sur les grands modèles, essaient d’en copier de leur mieux le tour et la forme extérieure. […] Les unités n’ont fait que hâter et servir la définition de la forme où tendaient secrètement les auteurs et le public : et ce ne sont pas les érudits, c’est la raison qui a fait triompher Aristote sur notre scène. […] Tout érudit qu’il était, il ne suivait pas Aristote, mais la raison, lorsqu’il impliquait dans l’unité de temps l’unité de lieu dont la Poétique n’avait rien dit, et lorsqu’il réduisait l’unité de jour à cinq ou six heures pour la rapprocher autant que possible de la durée réelle du spectacle. […] Le public persista à croire que le Cid était une pièce unique, et il avait raison. […] Tandis qu’ici l’imagination tour à tour lyrique ou épique s’allie à la raison, à l’exacte et précise notation des faits moraux, plus tard Corneille aura surtout l’imagination mécanique, celle qui combine abstraitement les forces.

634. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Marmontel, très jeune, qui le vit beaucoup dans cette année, nous a montré au naturel avec sa bonté affable, sa riche simplicité, sa douceur à souffrir, sa sérénité inaltérable et sa haute raison sans amertume. […] Et l’homme, capable de raison, serait-il incapable de vertu ?  […] S’il y a un amour de nous-même naturellement officieux et compatissant, et un autre amour-propre sans humanité, sans équité, sans bornes, sans raison, faut-il les confondre ? […] Telle est l’inspiration générale de Vauvenargues, celle par laquelle il rompt avec les moralistes du siècle précédent comme avec ceux de son siècle, et qui lui arrachera cette belle parole digne d’un ancien : « Nous sommes susceptibles d’amitié, de justice, d’humanité, de compassion et de raison. […] Son impartialité de vue l’élève au-dessus des souffrances partielles, même personnelles, et des accidents : « Si l’ordre domine après tout dans le genre humain, c’est une preuve, se dit-il, que la raison et la vertu y sont les plus fortes. » La vraie biographie de Vauvenargues, l’histoire de son âme est toute dans ses écrits ; c’est un plaisir de l’en dégager et de se dire avec certitude, en soulignant au crayon tel ou tel passage : Ici c’est bien lui qui parle, c’est de lui-même qu’il a voulu parler.

635. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. » pp. 103-122

Ce La Harpe du Lycée, dans les années 1786-87-88, et les services sans mélange qu’il rendit alors à la raison littéraire et à la culture publique, doivent être toujours présents à ceux qui le jugent, et arrêter les plaisanteries qu’il est trop aisé de répéter quand il s’agit de lui. […] Il avait mille fois raison, sauf un léger coin de convenance peut-être et d’à-propos, sur lequel il faisait, tout le premier, son mea culpa d’assez bonne grâce. […] Le déchaînement du public est tel, qu’il n’est plus permis à La Harpe d’avoir raison. […] Elle était entière du temps de La Harpe, et nul n’a plus que lui contribué à l’environner de raisons justes et lumineuses. […] Il remonta, dès le 31 décembre 1794, dans sa chaire du Lycée, y déclarant une guerre courageuse aux tyrans, à peine abattus et encore menaçants, de la raison, de la morale, des lettres et des arts ; il y invectiva la langue révolutionnaire dans un langage qui s’en ressentait quelque peu à son tour.

636. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La princesse des Ursins. Lettres de Mme de Maintenon et de la princesse des Ursins — II. (Suite et fin.) » pp. 421-440

Rien dans Mme des Ursins ne sent la coterie ni la secte, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas ses préventions et ses inimitiés ; mais, en général, elle se détermine comme les politiques par des raisons d’utilité et en vue des affaires. […] Mme de Maintenon, en lisant cette version de son propre récit, avait raison de dire à Mme des Ursins : Je voudrais que la relation que je vous ai faite de notre joie sur la bataille d’Almanza fût aussi vive que l’idée que vous vous êtes faites de ce qui se passa dans mon cabinet ; vous l’avez mieux compris de Madrid que je ne l’ai vu, et vous en faites une peinture que je ne pourrai m’empêcher de lire aux personnes qui y ont pris part. […] Toute la correspondance de Mme des Ursins, durant cette année 1709, fait le plus grand honneur à sa générosité et à son élévation d’âme comme aussi à sa perspicacité de vue ; car, en définitive, l’événement lui a donné raison, et le trône des Bourbons d’Espagne est resté debout sans que celui de Louis XIV en fût trop rabaissé. […] On retrouve là un ressouvenir bien placé de ces tête-à-tête de Marly, dans lesquels Louis XIV ne dédaignait pas d’associer Mme des Ursins à sa politique ; elle avait raison d’en être fière et de le rappeler à celle qui l’oubliait. […] Sur quoi Mme de Maintenon, avec sa rigidité la plus piquante et sa rectitude la plus ornée, répond (et il est bien entendu que ce qui suit ne saurait s’appliquer ni à Mme de Caylus ni à Mme de Noailles) : Vous me tyrannisez sur les étrangers et sur mes parents ; je vous avoue, madame, que les femmes de ce temps-ci me sont insupportables : leur habillement insensé et immodeste, leur tabac, leur vin, leur gourmandise, leur grossièreté, leur paresse, tout cela est si opposé à mon goût et, ce me semble, à la raison, que je ne puis le souffrir.

/ 3286