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1640. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre premier. — Une leçon sur la comédie. Essai d’un élève de William Schlegel » pp. 25-96

Le philosophe grec a-t-il aperçu entre la comédie et la tragédie je ne sais quelle profonde et secrète identité ? […] Quand ce but concentre tellement toutes nos forces intellectuelles et morales, qu’en dehors de lui nous n’avons ni sentiment, ni activité pour rien, alors le sérieux nous domine et nous possède exclusivement, et quand ce but est un objet infini, l’accomplissement d’un devoir sublime ou la satisfaction d’une passion profonde, alors l’état de notre âme est tragique. […] La suppression du chœur, la défense formelle faite aux poètes par le gouvernement d’introduire des personnages réels sur la scène, l’installation même de la Muse au foyer domestique, tout cela n’est que l’accompagnement extérieur de l’altération profonde que subit la comédie en passant de l’ancienne forme à la nouvelle. […] Mais s’il avait montré cette parenté, s’il avait produit des preuves, apporté des exemples, il est impossible que tout ce que la France contient d’admirateurs intelligents de l’ancienne comédie, n’eussent pas salué dans Legrand, je ne dis pas le plus profond moraliste ni peut-être même le plus parfait écrivain de la comédie française, mais, à coup sûr, son plus grand poète.

1641. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIIe entretien. Balzac et ses œuvres (3e partie) » pp. 433-527

À l’âge de douze ans, au collège, je la contemplais encore en éprouvant d’indicibles délices, tant les impressions reçues au matin de la vie laissent de profondes traces au cœur. […] Son corps avait la verdeur que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées, son esprit avait la profonde concision du sauvage, elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine et bachelette. […] C’était un homme de la race de Shakespeare, dont la sève était variée, large et profonde comme le monde. […] On dit, je le sais, et je me le suis dit moi-même en finissant la lecture de ce merveilleux artiste : Il est parfait, mais il est triste ; on sort, avec des larmes dans les yeux, de cette lecture. — Balzac est triste, c’est vrai ; mais il est profond. — Est-ce que le monde est gai ?

1642. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quatorzième. »

Ainsi le moyen de se délivrer des petites choses c’est d’être présent à de plus petites encore ; c’est de s’écouter d’un peu plus près, de s’enfoncer de la défiance dans le soupçon : c’est d’aller au plus profond de soi, de se creuser, de se poursuivre, dût-on perdre sa route dans ces vains efforts pour s’atteindre. […] Toutes n’ont pas le même poids, mais toutes sont naturelles ; et les plus profondes ne paraissent pas avoir été tirées de plus loin ni s’être présentées avec plus d’hésitation que les plus familières. […] Une mémoire heureuse qui mêle à propos les citations décisives aux raisonnements sur l’art ; l’amour des anciens, qui n’empêche pas l’estime pour les modernes ; cette même liberté ingénue, dont j’ai parlé tout à l’heure, qui inspire à un prélat de judicieuses remarques sur la comédie ; une littérature aussi variée que profonde, telles sont les séductions de ce charmant ouvrage, fruit de la vieillesse de Fénelon, dans un siècle où la vieillesse n’était que l’âge mûr de la raison. […] Il est plein de vues ingénieuses sur les qualités et les effets des ouvrages d’esprit, et de jugements délicats et profonds sur les modèles.

1643. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre sixième. Le roman psychologique et sociologique. »

Un jour qu’ils se promènent ensemble, ils parlent de Charlotte ; la tristesse de Werther devient plus profonde, l’idée vague du suicide pénètre en lui sous une forme allégorique qui permet de la deviner : « Je marche à côté de lui, nous parlons d’elle ; je cueille des fleurs sur mon passage ; j’en fais avec soin un bouquet, puis… je le jette dans la rivière qui coule aux environs, et je m’arrête à le voir s’enfoncer insensiblement. » Ainsi il a entrevu l’abîme final sous la forme de quelques fleurs disparaissant sous l’eau. […] Le caractère de Gaud n’est pour ainsi dire que l’analyse profonde et suivie de l’amour dans l’attente, et la progression est merveilleusement observée. […] Il descendit ouvrir petit à petit et faire reconnaître ma voix. » Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à voix basse : « C’est un ami. » Il s’assura, en prêtant l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. […] Hugo disait sur sa tombe : « Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et avec venir, et marcher et se mouvoir je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poète a intitulé « comédie » et qu’il aurait pu intituler « histoire », qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suetone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel et qui par moment, à travers toutes l’imagination : qui prodigue le vrai les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal.

1644. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XI : Distribution géographique »

De sorte que nous avons ici trois faunes marines s’étendant toutes les trois fort loin vers le nord et vers le sud, selon des lignes parallèles aux côtes américaines, peu éloignées l’une de l’autre et sous des climats correspondants ; mais séparées qu’elles sont par des barrières infranchissables, c’est-à-dire par des terres continues ou par des mers profondes et ouvertes, elles sont complétement distinctes. […] Car on conçoit clairement, d’après le principe des modifications héréditaires, pourquoi les habitants d’une contrée quelconque doivent avoir de profondes affinités avec ceux qui peuplent la contrée dont ils sont originaires. […] Toutes les conditions se trouvaient donc rassemblées pour favoriser des modifications profondes et plus importantes que celles que durent avoir à subir les productions alpines, lorsqu’à une époque beaucoup plus récente elles restèrent éparses et isolées sur les sommets des chaînes de montagnes et sur les terres arctiques des deux continents. […] Lorsqu’on nie la possibilité de la migration successive des espèces alpines d’une chaîne de montagnes à l’autre, c’est qu’on part du principe que les espèces sont invariables dans leur structure, leur constitution, leurs habitudes, enfin dans tous leurs caractères les plus importants ; car si, au contraire, les caractères spécifiques et même génériques des êtres organisés sont variables, leurs migrations peuvent devenir possibles au moyen de variations successives plus ou moins profondes.

1645. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIII : Affinités mutuelles des êtres organisés »

Tel est par exemple ce fameux aphorisme de Linné : « Les caractères ne donnent pas le genre ; mais le genre donne les caractères. » Je crois, en effet, que notre système naturel de groupement des êtres organisés suppose autre chose encore que des ressemblances fortuites ; et que la proximité généalogique, seule cause connue de ces ressemblances, est le lien que nous révèlent en partie nos classifications méthodiques, lien caché pour l’autre part sous les variations successives et les modifications plus ou moins profondes de l’organisation. […] De même que la généalogie a constamment et universellement servi à classer sous une même espèce les individus d’origine identique, malgré les différences considérables que présentent souvent, soit les mâles et les femelles, soit les larves et les adultes, comme elle a toujours servi à classer des variétés qui avaient subi quelques modifications, et parfois même des modifications profondes ; ce même élément généalogique ne peut-il avoir également dirigé à leur insu les naturalistes dans le classement des espèces dans les genres, et des genres dans des groupes plus élevés, bien qu’en pareil cas les modifications aient été beaucoup plus importantes, et qu’elles aient requis un temps beaucoup plus long pour s’effectuer ? […] Il faut donc supposer ou que tous les Rongeurs, y compris la Viscache, descendent de quelque espèce très ancienne de l’ordre des Marsupiaux, qui aurait présenté des caractères jusqu’à certain point intermédiaires entre les espèces et les genres actuels, ou que les Rongeurs et les Marsupiaux procèdent les uns et les autres d’un progéniteur commun, et que les deux groupes ont subi depuis de profondes modifications, selon deux directions très divergentes. […] Mais, dans chacune de nos nouvelles espèces, les membres antérieurs de l’embryon différeront considérablement des membres antérieurs de l’animal adulte, les membres de ce dernier ayant subi de profondes modifications à un âge déjà avancé, et s’étant ainsi transformés en mains, en nageoires ou en ailes.

1646. (1874) Premiers lundis. Tome II « Doctrine de Saint-Simon »

Ce qui peut y être considéré comme le propre d’Eugène, c’est la forme qu’il leur a donnée et qui nous représente fidèlement la tournure particulière de son esprit ; quelque chose de complexe, d’un peu obscur à la surface, et qui rayonne par le fond ; une clarté profonde, sans beaucoup de transparence ; une pensée solidaire qui se manifeste sur plus d’un point à la fois, et se déroule avec une plénitude imposante dans sa qualité fondamentale ; un arbre d’une puissante végétation intérieure, qui n’a nul souci de l’écorce ; une allure simple, grave, un peu enveloppée, faisant beaucoup de chemin sans affecter beaucoup de mouvement ; souvent de ces mots brefs et compréhensifs, de ces formules d’apôtre qui gravent une pensée pour toute une religion.

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