/ 2350
268. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre premier. De l’amour de la gloire »

Le digne et sincère amant de la gloire propose un beau traité au genre humain ; il lui dit : « Je consacrerai mes talents à vous servir ; ma passion dominante m’excitera sans cesse à faire jouir un plus grand nombre d’hommes des résultats heureux de mes efforts ; le pays, le peuple qui m’est inconnu aura des droits aux fruits de mes veilles ; tout ce qui pense est en relation avec moi ; et dégagé de la puissance environnante des sentiments individuels, c’est à l’étendue seule de mes bienfaits que je mesurerai mon bonheur ; pour prix de ce dévouement, je ne vous demande que de le célébrer, chargez la renommée d’acquitter votre reconnaissance. […] Dans les monarchies aristocratiquement constituées, la multitude se plaît quelquefois, par un esprit dominateur, à relever celui que le hasard a délaissé ; mais ce même esprit ne lui permet pas d’abandonner ses droits sur l’existence qu’elle a créée, le peuple regarde cette existence comme l’œuvre de ses mains ; et si le sort, la superstition, la magie, une puissance, enfin, indépendante des hommes, n’entre pas dans la destinée de celui, qui dans un état monarchique doit son élévation à l’opinion du peuple, il ne conservera pas longtemps une gloire que les suffrages seuls récompensent et créent, qui puise à la même source son existence et son éclat ; le peuple ne soutiendra pas son ouvrage, et ne se prosternera pas devant une force dont il se sent le principal appui. […] Si l’on veut examiner la cause, du grand ascendant que dans Athènes, qu’à Rome, des génies supérieurs ont obtenu de l’empire presque aveugle, que dans les temps anciens ils ont exercé sur la multitude, on verra que l’opinion n’a jamais été fixée par l’opinion même, que c’est à quelques pouvoirs différents d’elle, à l’appui de quelque superstition que sa constance a été due : tantôt ce sont des rois, qui jusqu’à la fin de leur vie ont conservé la gloire qu’ils avaient obtenue ; mais les peuples croyaient alors que la royauté avait une origine céleste : tantôt on voit Numa inventer une fable pour faire accepter des lois que la sagesse lui dictait, se fiant plus à la crédulité qu’à l’évidence. […] Un danger présent a pu contraindre le peuple à retarder son injustice ; une mort prématurée en a quelquefois précédé le moment ; mais la réunion des observations, qui font le code de l’expérience y prouve que la vie si courte des hommes, est encore d’une plus longue durée que les jugements et les affections de leurs contemporains. […] Le spectacle de la France a rendu ces observations plus sensibles ; mais, dans tous les temps, l’amant de la gloire a été soumis au joug démocratique ; c’est de la nation seule qu’il recevait ses pouvoirs ; c’est par son élection qu’il obtenait sa couronne ; et quels que fussent ses droits à la porter, quand le peuple retirait ses suffrages au génie, il pouvait protester, mais il ne régnait plus.

269. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre 2. La littérature militante »

Les Discours sur les misères de France ou sur le tumulte d’Ambroise, la Remontrance au peuple de France, et la Réponse aux calomnies des prédicans, l’Institution pour l’adolescence du roi Charles IX, débordent tantôt d’indignation patriotique, tantôt de passion catholique, et tantôt de dignité blessée : quand Ronsard montre l’héritage de tant de générations, de tant de vaillants hommes et de grands rois, follement perdu par les furieuses discordes de ses contemporains, quand il oppose le néant de l’homme à l’énormité prodigieuse de ses passions, quand il donne aux peuples, aux huguenots, au roi des leçons de bonne vie, quand enfin il dépeint fièrement son humeur, ses goûts, ses actes, alors il est vraiment un grand poète. […] L’éloquence dégoûtante, triviale, bouffonne, sanguinaire des prédicateurs de la Ligue n’appartient pas plus à la littérature que, sous la Révolution, les diatribes de l’Ami du Peuple ou les grossièretés du Père Duchêne. […] Les réformés y recoururent de bonne heure, pour légitimer aux yeux des peuples leurs nouveautés et la rupture de l’unité religieuse : Calvin, Viret écrivirent vigoureusement, injurieusement contre les superstitions et l’immoralité de l’Eglise romaine. […] Dans les efforts de L’Hôpital pour obtenir la paix religieuse, dans la résistance de Pasquier à l’établissement des Jésuites, dans le rôle de Du Vair qui essaie de réconcilier le peuple catholique avec le roi légitime, le même esprit se montre ; et l’action de ce tiers parti, qu’on dit des politiques et qu’on devrait dire des patriotes, se fait sentir. […] Bodin fixa pour le tiers état la notion des rapports du pouvoir royal et du peuple.

270. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

Les Grecs étaient beaucoup moins susceptibles de malheur qu’aucun autre peuple de l’antiquité : on trouve parmi eux moins d’exemples de suicide que chez les Romains ; leurs institutions politiques, leur esprit national les disposaient davantage au plaisir comme au bonheur. […] L’esprit philosophique rend plus sévère sur l’emploi du temps ; et loin que les peuples à imagination exigent de la rapidité dans les tableaux qu’on leur présente, ils se plaisent dans les détails, et se fatigueraient bien plus tôt des abrégés. […] Ce peuple si orageux dans ses discussions politiques, avait dans tous les arts (excepté dans la comédie) un esprit sage et modéré. […] Le peuple d’Athènes n’exigeait point qu’on mêlât, comme en Angleterre, les scènes grotesques de la vie commune aux situations héroïques. […] L’importance donnée aux chœurs, qui sont censés représenter le peuple, est presque la seule trace de l’esprit républicain qu’on puisse remarquer dans les tragédies grecques.

271. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre IV »

Une fois cette digue emportée, il n’y a plus de digue, et l’inondation roule sur toute la France comme sur une plaine unie  En pareil cas, chez les autres peuples, des obstacles se sont rencontrés : il y avait des lieux élevés, des centres de refuges, quelques vieilles enceintes où, dans l’effarement universel, une partie de la population trouvait des abris  Ici le premier choc achève d’en emporter les derniers restes, et, dans ces vingt-six millions d’hommes dispersés, chacun est seul. […] L’ouvrier tailleur est aigri contre le maître tailleur qui l’empêche d’aller en journée chez les bourgeois, les garçons perruquiers contre le maître perruquier qui ne leur permet pas de coiffer en ville, le pâtissier contre le boulanger qui l’empêche de cuire les pâtés des ménagères, le villageois fileur contre les filateurs de la ville qui voudraient briser son métier, les vignerons de campagne contre le bourgeois qui, dans un rayon de sept lieues, voudrait faire arracher leurs vignes792, le village contre le village voisin dont le dégrèvement l’a grevé, le paysan haut taxé contre le paysan taxé bas, la moitié de la paroisse contre ses collecteurs, qui à son détriment ont favorisé l’autre moitié. « La nation, disait tristement Turgot793, est une société composée de différents ordres mal unis, et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très peu de liens, et où, par conséquent, personne n’est occupé que de son intérêt particulier. […] Direction du courant. — L’homme du peuple conduit par l’avocat. — Les seuls pouvoirs survivants sont la théorie et les piques. — Suicide de l’ancien régime. […] Pour celles qui ont été averties, les avocats, procureurs et notaires des petites villes voisines ont fait leurs doléances de leur chef, sans assembler la communauté… Sur un seul brouillon, ils faisaient pour toutes des copies pareilles qu’ils vendaient bien cher, aux conseils de chaque paroisse de campagne. » — Symptôme alarmant et qui marque d’avance la voie que va suivre la Révolution : l’homme du peuple est endoctriné par l’avocat, l’homme à pique se laisse mener par l’homme à phrases. […] Par exemple, près de Liancourt, le duc de la Rochefoucauld avait un terrain inculte ; « dès le commencement de la Révolution800, les pauvres de la ville déclarent que, puisqu’ils font partie de la nation, les terrains incultes, propriété de la nation, leur appartiennent », et tout de suite, « sans autre formalité », ils entrent en possession, se partagent le sol, plantent des haies et défrichent. « Ceci, dit Arthur Young, montre l’esprit général… Poussées un peu loin, les conséquences ne seraient pas petites pour la propriété dans ce royaume. » Déjà, l’année précédente, auprès de Rouen, les maraudeurs, qui abattaient et vendaient les forêts, disaient que « le peuple a le droit de prendre tout ce qui est nécessaire à ses besoins »  On leur a prêché qu’ils sont souverains, et ils agissent en souverains.

272. (1856) Cours familier de littérature. I « VIe entretien. Suite du poème et du drame de Sacountala » pp. 401-474

Il déplore le malheur d’un héros et d’un roi qui ne laissera après lui aucun héritier de son empire et de son amour pour ses peuples. […] Puisque votre bonté inépuisable me permet encore de former un vœu : Que les rois de la terre ne désirent donc de régner que pour faire le bonheur de leurs peuples ! […] Ce caractère d’innocence du théâtre indien fait supposer que les représentations étaient des fêtes religieuses ou royales, données rarement au peuple. […] Un peuple enfant n’invente pas de telles analogies. […] Le nombre immense des spectateurs comprenant, comme à Athènes ou à Rome, le peuple entier d’une ville, excluait les théâtres murés pour ces représentations.

273. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXVII. Sort des ennemis de Jésus. »

Mais le jour viendra où la séparation portera ses fruits, où le domaine des choses de l’esprit cessera de s’appeler un « pouvoir » pour s’appeler une « liberté. » Sorti de la conscience d’un homme du peuple, éclos devant le peuple, aimé et admiré d’abord du peuple, le christianisme fut empreint d’un caractère originel qui ne s’effacera jamais. Il fut le premier triomphe de la révolution, la victoire du sentiment populaire, l’avènement des simples de cœur, l’inauguration du beau comme le peuple l’entend.

274. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Gabriel Ferry »

Nous les avons vus dans Tocqueville, dans mistress Trollope, et même dans madame Beecher Stowe, et nous savons la puissance d’ennui que ce peuple travailleur a créée et à quelles splendides destinées d’abrutissement matériel il est réservé. N’avoir pas senti cela, après avoir pris pour le multiple personnage d’un livre d’imagination un peuple pareil, un peuple de puritains à l’ouvrage, de Turn Penny capables de tout par suite d’affaires, voilà le grand tort de Gabriel Ferry. […] Dupe, ou, pour dire un mot moins dur, victime du génie de Cooper, Ferry a cru qu’on pouvait reprendre la création achevée d’un immense artiste, et il ne s’est pas aperçu que dans Fenimore Cooper le véritable personnage, le vrai héros des poèmes que nous avons sous les yeux, c’est l’Amérique elle-même, la mer, la plaine, le ciel, la terre, la poussière enfin de ce pays qui n’a pas fait son peuple et qui est émietté par lui… Il n’a pas vu qu’en ôtant Bas-de-Cuir lui-même des romans de Fenimore, — cette figure que Balzac, qui avait le sens de la critique autant que le sens de l’invention, a trop grandie en la comparant à la figure épique de Gurth dans Ivanhoe et qui n’est guères que le reflet du colossal Robinson de Daniel de Foe, — il n’a pas vu qu’il n’y avait plus dans les récits du grand américain qu’une magnifique interprétation de la nature, que l’individualisation, audacieuse et réussie, de tout un hémisphère, mais que là justement étaient le mérite, la profondeur, l’incomparable originalité d’une œuvre qui n’a d’analogue dans aucune littérature.

/ 2350