L’épopée même, que n’avait plus osée le second âge de création de la Grèce, l’âge des Eschyle et des Pindare, fut reprise avec une industrie d’imagination que devait imiter Rome ; et, dans l’arrière-saison de sa langue, Apollonius de Rhodes sut donner à la passion de Médée une verve de poésie et d’amour, dont les couleurs enrichissaient plus tard l’idiome jeune encore et le génie de Virgile. […] Mais on ne peut douter qu’après lui, quand un souvenir naïf de mœurs étrangères, quand une passion vraie ne montait pas au cœur de l’écrivain, l’érudition et la recherche, la science du style poussée jusqu’au raffinement, la prétention de l’art, devenue comme une manie superstitieuse, ne jetassent le talent même dans le bizarre et le ténébreux. […] Le vrai phénomène d’alors, c’était, dans une cour semi-asiatique et près d’un musée d’érudits, le naturel et la passion rendus à la poésie. […] Quoi qu’il en soit de ces rapports, parfois mystérieux, des événements publics et du génie particulier de quelques hommes, diverses nuances originales sont à recueillir aujourd’hui pour nous dans Théocrite, l’invention ou l’imitation lointainement reprise des mœurs pastorales, la forme mythologique, plus ou moins altérée par une lumière nouvelle apparue dans le monde, la couleur du temps enfin, et le reflet de la splendeur d’Alexandrie sur cette poésie que la passion fait paraître naïve, mais dont l’art savant égale au moins la passion. […] L’un les employait pour une naissance ; l’autre, pour une mort ; mais la singularité du mouvement de passion ainsi reproduit semble attester l’imitation.
Aristocrate d’origine et d’inclination, mais indépendante de nature, loyale et cavalière à la façon de Montrose et de Sombreuil, elle se retourna vers le passé, l’adora, le chanta avec amour, et s’efforça dans son illusion de le retrouver et de le transporter au sein du présent ; le moyen âge fut sa passion, elle en pénétra les beautés, elle en idéalisa les grandeurs ; elle eut le tort de croire qu’il se pouvait reproduire en partie par ses beaux endroits, et en cela elle fut abusée par les fictions de droit divin et d’aristocratie prétendue essentielle qui recouvraient d’un faux lustre le fond démocratique de la société moderne. Ces jeunes poètes pourtant n’étaient pas étrangers du tout à cette société dont ils méconnaissaient alors l’impulsion profonde et invincible ; ils avaient prise sur elle, dans un certain cercle, parce qu’ils s’adressaient à des passions qui étaient encore flagrantes, à des sympathies rétrogrades qu’une classe d’élite partageait avec eux. […] Qu’il y eût bien des inconvénients dans cette manière un peu absolue d’envisager et de pratiquer l’art, de l’isoler du monde, des passions politiques et religieuses contemporaines, de le faire, avant tout, impartial, amusant, coloré, industrieux ; qu’il y eût là dedans une extrême préoccupation individuelle, une prédilection trop amoureuse pour la forme, je n’essaierai pas de le nier, quoiqu’on ait exagéré beaucoup trop ces inconvénients. […] La mission, l’œuvre de l’art aujourd’hui, c’est vraiment l’épopée humaine ; c’est de traduire sous mille formes, et dans le drame, et dans l’ode, et dans le roman, et dans l’élégie, — oui, même dans l’élégie redevenue solennelle et primitive au milieu de ses propres et personnelles émotions, — c’est de réfléchir et de rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment de l’humanité progressive, de la retrouver telle déjà, dans sa lenteur, au fond des spectacles philosophiques du passé, de l’atteindre et de la suivre à travers les âges, de l’encadrer avec ses passions dans une nature harmonique et animée, de lui donner pour dôme un ciel souverain, vaste, intelligent, où la lumière s’aperçoive toujours dans les intervalles des ombres.
Mais, cette originalité est à peu près chez tous menacée par beaucoup de choses mortelles : l’éducation, l’imitation, les préjugés, les circonstances, la recherche et la vanité du succès, les passions, qui ne sont pas toutes dans le sens du développement de nos facultés, que sais-je encore ? […] Ses passions furent toujours austères, quand il en eut, et il les dompta. […] Les passions de son temps l’avaient pris et pénétré. […] ·… Mais, avec le Paradis perdu, voilà que tout change d’aspect, en un instant, dans les passions de l’esprit humain.
Théophile Gautier a imités dans ce roman sans vie et sans passion réelle, — monument d’archaïsme, dont l’idée ne pouvait venir qu’à un littérateur de décadence, très-habile, si l’on veut, et très-rompu aux choses du langage, mais dépourvu entièrement d’invention puissante et de toute originalité ! […] Il n’a ni la conception profonde et variée des caractères, ni l’intuition des situations, ni la puissance de la passion et de la vie. […] Gautier, se sont faits modestes pour lui, et comme cet écrivain n’a peint ces entrailles d’où jaillissent le pathétique et la passion dans les œuvres, ils ont prétendu que le roman qu’il publie aujourd’hui n’avait jamais été, dans la pensée et le dessein mêmes de l’auteur, qu’un simple roman d’aventure. Ils ont fait plus : ils ont eu la prudence, dans les comptes rendus qu’ils ont consacrés au Capitaine Fracasse, de supprimer toute analyse de ce roman, bien sûrs qu’ils étaient d’y trouver des événements tout aussi insignifiants que les sentiments, les passions et les personnages.
Tous deux polissent leurs ouvrages avec le même soin, tous deux sont pleins de goût, tous deux hardis, et pourtant naturels dans l’expression, tous deux sublimes dans la peinture de l’amour ; et, comme s’ils s’étaient suivis pas à pas, Racine fait entendre dans Esther je ne sais quelle suave mélodie, dont Virgile a pareillement rempli sa seconde églogue, mais toutefois avec la différence qui se trouve entre la voix de la jeune fille et celle de l’adolescent, entre les soupirs de l’innocence et ceux d’une passion criminelle. […] Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives, auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi, des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance, et des passions non satisfaites, s’unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.
Sa vie est celle d’un homme de passion éteinte, mais de goût survivant, qui trompe les heures tantôt avec la philosophie, tantôt avec la poésie, toujours avec la piété et l’amitié. […] Si j’ouvre la porte aux passions, je serai toujours pauvre : l’avarice, la luxure, l’ambition ne connaissent point de bornes ; l’avarice surtout est un abîme sans fond. […] L’amitié en ce temps était une passion entre les esprits capables de se comprendre : on mourait de regret comme on meurt aujourd’hui d’envie. […] Voilà, dans une petite ville sacerdotale, au bord du Rhône, un jeune lévite de Florence qui entre un matin, au lever du jour, dans une chapelle de monastère pour y assister dévotement à l’office divin en commémoration de la Passion du Christ à Jérusalem. […] Et si ces sensibilités profondes et délicates, comme celle de Pétrarque, ont été douées par la nature et par l’art du don d’exprimer avec force, grâce, naturel et harmonie leurs enthousiasmes, de chanter leurs soupirs, de moduler leurs larmes, de confondre leur passion profane pour une créature divinisée avec cette passion sainte pour l’éternelle beauté qui devient la sainteté de la passion, alors ces âmes s’emparent du monde par droit de consonance avec tout ce qui sent, souffre ou aime comme elles ont aimé ; car le cœur de l’homme a été fait, comme le bronze ou comme le cristal, sonore ; il vibre à l’unisson de tous les autres cœurs créés de la même argile et susceptibles des mêmes accords, dans le concert universel des sensations.
Fénelon est un démagogue chrétien et doux, qui sème des vertus, et qui se trouve n’avoir semé que des passions affamées qu’il ne peut nourrir que d’ivraie. […] L’enfant recevait une éducation mercenaire à la campagne ; il y puisait, avec des vices prématurés, une passion vraiment helvétique de la campagne, ce sourire de Dieu dans la nature. Cette passion de la campagne, cette frénésie de la solitude et de la contemplation, devinrent les deux notes de son talent. […] Il écrivit son Héloïse, roman déclamatoire comme une rhétorique du sentiment, dissertation sur la métaphysique de la passion, passionné cependant, mais de cette passion qui brûle dans les phrases et qui gèle dans le cœur. […] Rousseau, perverti cette fois par une passion folle, mais sincère, trahit l’amitié, et s’efforça de dérober à Saint-Lambert la fidélité de madame d’Houdetot.