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328. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — II » pp. 112-130

Une telle passion exclut la vertu et cet amour du bien public, qu’on doit adorer après son simple bonheur et bien avant sa propre grandeur… Il faut remarquer, ajoute-t-il (et l’on n’a que le choix entre vingt passages), que mon frère aime mieux une place qui lui vient par une brigue, par un parti et par une intrigue, que par la voie simple et noble de sa capacité reconnue et placée. […] De là son âme est égale en tout temps ; s’il a peu de plaisirs sensibles, du moins ses peines sont légères, car il a les passions douces. […] Quand la passion du bien de la monarchie se joint au génie inventeur, alors le cœur se remplit de bien d’autres choses que de soi-même ; ordinairement même, le soi s’oublie et s’abandonne absolument, comme cela se voit chez ces chasseurs qui le sont par goût, chez tous les hommes à passions ardentes, à passions de goût et de curiosité, dans les amours violents comme celui de Moïse pour son peuple, et chez les savants qui ont recherché l’objet de leur étude en se détruisant visiblement17. […] Sur cet article et tout ce qui s’y rapporte, on n’a avec lui que le choix entre les belles paroles et les plus expressives : Les hommes d’aujourd’hui devenant polis de plus en plus, je remarque qu’ils n’ont plus de passions, mais seulement des desseins qu’ils suivent comme des passions.

329. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) «  Essais, lettres et pensées de Mme  de Tracy  » pp. 189-209

Cela ne m’amuse guère… Mme de Coigny tâche de m’inspirer son goût pour Mockranowski, son admiration pour Radzivill, sa passion pour Braniki et tant de ki, toujours vaincus, toujours si malheureux, désolés, perdus, ruinés… » Elle ne peut s’empêcher (c’est bien l’image de la jeunesse) de se consoler de sa lecture en dansant toute seule sur les airs du bal d’en face qu’elle entend. […] Seule, elle s’occupe de sa musique, de ses oiseaux, de ses fleurs ; il lui est impossible de ne pas mettre de la passion à tout ce qu’elle fait. […] Humble et patiente amitié, pensai-je, c’est ainsi qu’on t’oublie aux heures splendides de la jeunesse et de l’amour ; c’est ainsi que tu apparais, douce et consolatrice, vers le soir de la vie, quand la passion est morte et l’existence dénudée32. Évidemment, tout l’art de vieillir est de quitter, quand l’heure est venue, les désirs et les passions qui nous quittent ; de ne pas se faire une passion unique et fixe de celle qui n’a qu’un temps et ne doit avoir qu’une ou deux saisons ; de ne point opiniâtrer son imagination en arrière ; d’adoucir par degrés quelques-unes de nos passions, et de les terminer en goûts ; de saisir à propos, d’avancer, s’il se peut, quelques-uns de nos goûts derniers et durables et d’en faire presque des passions.

330. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. — » pp. 397-422

Le nôtre y avait réuni un certain nombre d’élégies qui composaient l’histoire d’une passion, alors encore brûlante : il y en a de belles, et d’admirables surtout au début, — comme un cri : Ils ont dit : « L’amour passe, et sa flamme est rapide ; « Le plaisir le plus doux, toujours suivi du vide, « Laisse au cœur un vague tourment !  […] Ce héros, qui n’était autre qu’Arthur, qu’Ulric lui-même, s’exprimait ainsi dans le prélude du récit de cette passion dernière qui l’allait envahir, mais qui se dérobait encore comme sous un léger rideau de saules, au bord de son beau fleuve normand : « L’avouerai-je pourtant ? […] Arthur marié, puis veuf et libre avec une grande fortune, devient la proie d’une passion qu’il ne fait qu’indiquer en éclairs énergiques, sinistres, d’une de ces passions tardives dont Properce disait : Sæpe venit magno fœnore tardus Amor, et qui le laisse dans un état de consternation et de ruine morale, sujet de ce livre : nous assistons aux diverses phases de la réparation, de la guérison. […] L’histoire de Julie, de la femme de chambre, en rappelant à ceux qui l’ont lu le joli et pathétique roman d’Adèle, de Nodier, s’en distingue par cette réalité, cette clairvoyance constante d’observation et de récit, que la passion traverse, mais ne rompt pas. […] Puisque j’ai remué des feuilles oubliées, j’en tirerai encore un seul passage qui servira à encadrer une autre élégie : la passion qui va saisir le héros en est déjà aux préliminaires ; c’est lui toujours qui raconte : « … Le dimanche, elle recevait volontiers du monde de la ville ; j’y fus invité, par un petit mot de sa main, pour le second dimanche qu’elle y passa : il ne devait y avoir que moi, m’écrivait-elle.

331. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Il n’y a là-dedans ni sentiment, ni passion, ni roman, ni drame, ni comédie. […] Dans Boileau, nulle suite naturelle de raisonnement ; point de tissu serré d’arguments ; point de courant continu de passion. […] Les transitions n’ont jamais tourmenté un orateur, ni un homme qui écrit de passion. […] Si la poésie vient du cœur, comment ne serait-il pas poète en parlant des lettres, la seule passion ardente de sa vie, et qui l’emplit tout entière ? […] Jusque-là Boileau composait avec les idées de sa mémoire ; il assemblait sans conviction des abstractions conçues par son intelligence sur la foi de ses livres ; maintenant il obéit à sa passion intime : il travaille sur les matériaux de sa propre expérience.

332. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Dans la préface de la première édition (1688)99, il apprécie ainsi les deux ouvrages de ses devanciers : « L’un (les Pensées), par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu et veut rendre l’homme chrétien. […] Plus heureux encore que l’auteur des Maximes, qui n’avait eu affaire qu’à de grandes passions et à de grands vices, La Bruyère avait surtout affaire aux travers qui sont ou le commencement ou la fin des vices ; et, le plaisir du ridicule tempérant chez lui l’indignation du mal, il devait être plus modéré et plus agréable, en même temps qu’il était plus varié. […] Aucune des passions qui dépendent de l’amour-propre n’avait abdiqué, mais toutes avaient senti le frein. […] La Bruyère voyait les habitudes, et, au lieu de visages échauffés par la passion, agrandis ou rapetissés outre mesure par les événements, des figures au repos, où les passions, devenues des manières d’être de chaque jour, avaient laissé des traces et comme gravé des rides ineffaçables. […] L’art de l’écrivain supérieur est de les aller chercher au fond de nous-mêmes, où elles sont comme étouffées et assoupies par nos besoins et nos passions, et de les exprimer dans le caractère et la sévère beauté de la langue de son pays.

333. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

On ne nous demande d’abord qu’un léger sacrifice ; bientôt on en commande de très grands ; enfin on en exige d’impossibles. » L’idée secrète, la passion qui donne à toutes les questions d’alors la fermentation et l’embrasement, il la devine, il la dénonce : Qui le croirait ? […] Venant aux passions des hommes, Rivarol les analyse et les définit avec une précision colorée qui lui est propre. Il fait bien sentir à quel point les hommes se conduisent plus d’après leurs passions que par leurs idées, et il en donne un piquant exemple en action et en apologue : On dit à Voltaire dans les champs Élysées : Vous vouliez donc que les hommes fussent égaux ? […] — On parle à ses passions. […] Il aborde, en finissant, la grande et nouvelle passion qui a produit la fièvre nationale et le délire dont la France a été saisie : c’est la passion philosophique, le fanatisme philosophique.

334. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Révolution française »

… Consultez, si vous le voulez, la littérature européenne : tous les historiens, sans exception, de la Révolution française, en ont parlé avec leurs émotions, auxquelles leur raison ajoutait des sophismes et leurs passions des lâchetés. […] Chaque siècle a sa philosophie, comme il a ses passions personnelles ; et c’est même une loi de l’esprit humain que la philosophie d’un siècle doive rayonner dans tout ce que ce siècle a produit. […] En cela, il s’est mis d’un seul trait au-dessus de la funeste passion philosophique de son temps ; il a rompu avec des habitudes erronées et universelles. Il s’est dit qu’à toutes les époques l’histoire des nations a tenu toute, en définitive, dans la conscience et les passions de quelques hommes ; que le dessous de cartes de l’Histoire est une suite de biographies ; qu’il y a beaucoup plus d’influences personnelles dans ce monde que de force des choses ; et ainsi il a effacé, pour sa part, le mot obscur qu’on élève dans l’histoire quand on ne la comprend plus et que le sens des hommes échappe, et renversé autant qu’il l’a pu ce phare de ténèbres qui redouble la grande ombre des événements passés, au lieu de la dissiper. […] Or, cet aveuglement de l’esprit et ce vice de la volonté n’étant point, quand la Révolution éclata, dans la masse du peuple, mais, comme l’a prouvé Cassagnac, uniquement dans ceux qui la menèrent et l’égarèrent, nous parler à fond de ces meneurs coupables, nous ouvrir leur âme, passer de l’homme public, exagéré par la perspective du théâtre, à l’homme privé, saisi dans la stricte rigueur de ses habitudes et de ses passions, dans ce terrible tous les jours de la vie qui nous en dit tant sur les hommes !

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