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32. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre II. Corneille »

Ensuite, parce que, de son temps du moins, la fortune des hommes illustres intéressait le public plus que celle des bourgeois, et fournissait des causes plus adéquates à la grandeur des passions ; et puis, aussi, parce qu’en somme les intérêts historiques donnent aux passions une base plus universellement intelligible que les intérêts professionnels ou financiers, d’où sortent les passions bourgeoises. […] Voilà comment Corneille a peint si peu de pures passions : il a peint des exaltés, des fanatiques, mais toujours des passionnés intellectuels, qui voient leur passion, la raisonnent, la transforment en idées, et ces idées en principes de conduite. […] Avec l’amour, à bien plus forte raison, les autres passions se réduiront à la connaissance. […] Et c’est ainsi que Corneille dut faire Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maîtresse de soi-même, supérieure à la fortune, se dresse dans le vide. Plus d’effort à faire ; plus de passion, partant, ni de violence.

33. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre III. De l’étude. »

Le travail, de quelque nature qu’il soit, affranchit l’âme des passions dont les chimères se placent au milieu des loisirs de la vie. La philosophie ne fait du bien que par ce qu’elle nous ôte ; l’étude rend une partie des plaisirs que l’on cherche dans les passions. […] Si les passions renaissaient sans cesse de leur cendre, il faudrait y succomber ; car on ne peut pas livrer beaucoup de ces combats qui coûtent tant au vainqueur : mais bientôt on s’accoutume à trouver de vraies jouissances ailleurs que dans les passions qu’on a surmontées, et l’on est heureux et par les occupations de l’esprit, et par l’indépendance parfaite qu’on leur doit. […] L’espérance et la curiosité, seuls mobiles nécessaires à l’homme, sont suffisamment excités par l’étude dans le silence des passions. […] La folie des passions, ce n’est pas l’égarement de toutes les idées, mais la fixation sur une seule.

34. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre II. Amour passionné. — Didon. »

Voilà donc un nouveau moyen de situations poétiques, que cette religion si dénigrée a fourni aux auteurs mêmes qui l’insultent : on peut voir, dans une foule de romans, les beautés qu’on a tirées de cette passion demi-chrétienne. […] Ignorée de l’artisan trop occupé, et du laboureur trop simple, cette passion n’existe que dans ces rangs de la société où l’oisiveté nous laisse surchargés du poids de notre cœur, avec son immense amour-propre et ses éternelles inquiétudes. Il est si vrai que le christianisme jette une éclatante lumière dans l’abîme de nos passions, que ce sont les orateurs de l’Église qui ont peint les désordres du cœur humain avec le plus de force et de vivacité. […] Quel trouble, quelle passion, quelle vérité dans l’éloquence de cette femme trahie ! […] Elle s’imagine que tant de larmes, tant d’imprécations, tant de prières, sont des raisons auxquelles Énée ne pourra résister : dans ces moments de folie, les passions, incapables de plaider leur cause avec succès, croient faire usage de tous leurs moyens, lorsqu’elles ne font entendre que tous leurs accents.

35. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 7, que la tragedie nous affecte plus que la comedie à cause de la nature des sujets que la tragedie traite » pp. 57-61

Le poëte tragique nous expose les inconveniens dont l’ignorance de soi-même est cause parmi les souverains et les autres personnes indépendantes qui peuvent se vanger avec éclat, dont le ressentiment est naturellement violent, et dont les passions propres à être traitées sur la scene peuvent donner lieu à de grands évenemens. Le poëte comique nous expose quelles sont les suites de cette ignorance de soi-même parmi le commun des hommes dont le ressentiment est asservi aux loix, et dont les passions propres au théatre ne sçauroient produire que des broüilleries, en un mot des projets et des évenemens ordinaires. […] Mais la comedie, suivant la définition d’Aristote est l’imitation du ridicule des hommes ; et la tragedie, suivant la signification qu’on donnoit à ce mot, est l’imitation de la vie et du discours des heros ou des hommes sujets par leur élevation aux passions les plus violentes. […] Le poëte tragique nous fait voir les hommes en proïe aux passions les plus emportées et dans les plus grandes agitations. […] Nous ne reconnoissons pas nos amis dans les personnages du poëte tragique, mais leurs passions sont plus impetueuses ; et comme les loix ne sont pour ces passions qu’un frein très-foible, elles ont bien d’autres suites que les passions des personnages du poëte comique.

36. (1913) La Fontaine « II. Son caractère. »

Il avait une véritable passion pour le peu de travail et pour la distraction venant très vite après le travail. […] La passion, une véritable passion, comme toutes les passions de La Fontaine, toujours douce et sans violence, mais enfin une véritable passion, très persistante, pour l’indépendance, a été un des traits de son caractère. […] On peut être amoral et on peut être un homme digne d’estime comme aussi de sympathie, sans avoir proprement une conscience, parce qu’on est bien né, parce que l’on est né avec des passions qui sont bonnes, avec la passion de charité, avec la passion de philanthropie, avec la passion de rendre service, avec la passion d’être aimable, d’être honnêtement et agréablement aimable. […] Mais cela ne me semble rien du tout au point de vue de la profondeur des passions. […] Pour Molière, nous savons évidemment, défalcation faite de beaucoup d’exagérations que l’on s’est permises à son égard, pour ce qui est de ses passions amoureuses, nous savons qu’il a souffert beaucoup et profondément des passions de l’amour.

37. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — II »

Ce n’est point sans vérité que l’on a constaté que les grandes passions sont muettes et sont inhabiles à se dépeindre : de fait elles ne se connaissent pas, toute leur force, tendue vers l’acte, est aveugle sur elle-même. Au contraire le poète, qui meurt d’amour ou de jalousie, revient à la vie dès que sa passion, reflétée dans le miroir de sa conscience, s’est objectivée en ses strophes. […] Cependant, à pénétrer plus profondément dans le mécanisme de l’acte qui aboutit à connaître, il apparaît que malgré l’existence des nombreux objets que présentent à leurs regards les formes de la nature inanimée, les floraisons végétales, les activités animales et les passions humaines, ces contemplatifs risquent pourtant, par l’exagération de leur passion, d’en voir disparaître l’objet. Ils n’entrent en effet en relation avec tous ces objets du monde extérieur, ainsi qu’on vient d’en faire la remarque, qu’autant que leur sensibilité est encore affectée par eux : quelque joie à considérer les formes et les couleurs leur rend seule perceptibles les formes et les couleurs, quelque émotion, au contact des passions humaines leur permet seule de connaître les passions humaines. […] Si l’on retranche cette joie, comme étrangère à l’acte même de la connaissance, voici le pur contemplatif privé de toute communication avec les objets de sa contemplation ; le voici supprimé lui-même comme sujet par cet effort suprême où il tente de convertir en objet de contemplation cette dernière passion qui l’animait encore en tant que sujet.

38. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 5, que Platon ne bannit les poëtes de sa republique, qu’à cause de l’impression trop grande que leurs imitations peuvent faire » pp. 43-50

Ils n’introduisent pas sur les théatres des personnages qui sçachent faire taire les passions devant la raison. […] Or, suivant le sentiment de Platon, l’habitude de se livrer aux passions, même à ces passions artificielles, que la poësie excite, affoiblit en nous l’empire de l’ame spirituelle et nous dispose à nous laisser aller aux mouvemens de nos appetits. […] L’habitude de ces passions nous rend capables de bien des efforts de vertu et de courage que la raison seule ne pourroit pas nous faire tenter. En effet le bien de la societé exige souvent d’un citoïen des services si difficiles, qu’il est bon que les passions viennent au secours du devoir pour l’engager à les rendre. Enfin un bon poëte sçait disposer de maniere les peintures qu’il fait des vices et des passions, que ses lecteurs en aiment davantage la sagesse et la vertu.

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