On ne saurait assez admirer vraiment le train singulier des esprits et le va-et-vient des opinions en ce capricieux et toujours gai pays de France. […] Puis, ce pays-ci, ne l’oublions pas, est très-élastique ; l’opinion, sous sa mobilité, a peut-être ses lois, elle a certainement ses ressorts imprévus. […] Heureusement, il y a hors de cela une opinion qui se fait et qui compte, le monde proprement dit. […] La solitude, la réflexion, le silence, et un juge clairvoyant et bienveillant dans une haute sphère, un de ces juges investis par la société ou la naissance, qui aident un peu par avance à la lettre de la postérité, et, qui au lieu d’attendre l’écho de l’opinion courante, la préviennent et y donnent le ton, ce sont là de ces bonheurs qui sont accordés à peu d’époques, et dont aucune (sans qu’on puisse trop en faire reproche à personne) n’a été, il faut en convenir, plus déshéritée que celle-ci.
On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur Boileau. […] Que si maintenant on nous oppose qu’il n’était pas besoin de tant de détours pour énoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien des gens partagent au fond, nous rappellerons qu’en tout ceci nous n’avons prétendu rien inventer ; que nous avons seulement voulu rafraîchir en notre esprit les idées que le nom de Boileau réveille, remettre ce célèbre personnage en place, dans son siècle, avec ses mérites et ses imperfections, et revoir sans préjugés, de près à la fois et à distance, le correct, l’élégant, l’ingénieux rédacteur d’un code poétique abrogé. […] Rien ne saurait mieux donner idée du degré de défaveur que la réputation de Boileau encourait à un certain moment, que de voir dans l’excellent recueil intitulé l’Esprit des Journaux (mars 1785, page 243) le passage suivant d’un article sur l’Épître en vers, adressé de Montpellier aux rédacteurs du journal ; ce passage, à mon sens, par son incidence même et son hasard tout naturel, exprime mieux l’état de l’opinion courante que ne le ferait un jugement formel : « Boileau, est-il dit, qui vint ensuite (après Regnier), mit dans ce qu’il écrivit en ce genre la raison en vers harmonieux et pleins d’images : c’est du plus célèbre poëte de ce siècle que nous avons emprunté ce jugement sur les Épîtres de Boileau, parce qu’une infinité de personnes dont l’autorité n’est point à mépriser, affectant aujourd’hui d’en juger plus défavorablement, nous avons craint, en nous élevant contre leur opinion, de mettre nos erreurs à la place des leurs. » Que de précautions pour oser louer !
Craignant que les railleries de Voltaire n’eussent une part dans ses opinions religieuses, et se regardant comme responsable de sa théologie à l’égard de ses enfants, il reprit avec le plus grand sérieux la question des croyances. […] Le résumé ou, comme on disait autrefois, le « bouquet spirituel » de cette séance doit être que l’ardeur pour le bien ne tient à aucune opinion spéculative. […] Il y a déférence et justice à ne chercher dans l’opinion qu’on vous propose que la part de vérité qu’elle contient. […] Cette rencontre en une même compagnie de toutes les opinions et de tous les genres d’esprit vous plaira : ici le rire charmant de la comédie, le roman pur et tendre, la poésie au puissant coup d’aile ou au rythme harmonieux ; là, toute la finesse de l’observation morale, l’analyse la plus exquise des ouvrages de l’esprit, le sens profond de l’histoire.
Son opinion a d’autant plus de poids qu’il sent plus profondément le génie des maîtres de notre scène, et qu’il les tient pour plus conformes au génie même de la société française. […] Si elle était du petit nombre de ces vérités évidentes sur lesquelles il ne saurait ν avoir deux opinions, il ne pourrait en parler avec plus de confiance. » Rousseau lui paraissait dans le même cas pour son système sur l’état sauvage, ce prétendu âge d’or de félicité et de vertu. […] Il y a des pages (telles que celles sur la mort de Voltaire) qui me paraissent trop emphatiques pour être de Grimm, et qui, dans tous les cas, sont un tribut payé à l’opinion du moment. […] Cependant le monde ne va ni plus ni moins, et l’influence des opinions les plus hardies est équivalente à zéro. » Grimm se trompe ; en attribuant toute la morale publique aux institutions et à la législation d’un peuple, il oublie que, dans les intervalles de relâchement, les livres ont grande influence.
Cette philosophie, nous l’avons vu, serait la nôtre, s’il ne s’y mêlait pas deux points de vue de nature opposée et presque contradictoire : l’un, vraiment philosophique, qui ramène le beau à la part de généralité et de raison que contiennent les ouvrages d’esprit : l’autre, que je me permets d’appeler peu philosophique, et qui mesure la beauté et la vérité des écrits au degré de leur conformité avec les opinions moyennes, qui composent ce qu’on appelle à tort ou à raison le sens commun. […] C’est le doute, non pas ce doute mitigé qui, laissant subsister le fond de nos croyances, s’arrête seulement devant nos opinions, mais un doute absolu, qui embrasse tout, qui détruit tout pour tout reconstruire. […] Sans doute, il continue à se soumettre extérieurement aux lois de la société ; il révère les dogmes de la religion ; il se fait une morale provisoire empruntée aux opinions moyennes des mieux sensés : tout cela est de sens commun ; mais c’est la moindre partie de lui-même que Descartes abandonne ainsi. […] Sa dureté à l’égard de Fénelon et de Malebranche pour des opinions toutes spéculatives, son allusion barbare à la mort de Molière, qui mourut, comme on sait, dans un dernier acte de dévouement pour ses pauvres compagnons de scène, le ton perpétuel d’autorité impérieuse avec lequel il décrète et promulgue ses pensées comme des lois et des dogmes, tout cela, dis-je, est-il absolument exempt de tout orgueil humain, et la vérité est-elle si hautaine et si insolente ?
Telle fut la puissance de l’Examiner, qui changea en un an l’opinion de trois royaumes, et surtout du Drapier, qui fit reculer un gouvernement. […] Cependant, soit affectation de singularité, soit perversité de la nature humaine, je suis si malheureux, que je ne puis être entièrement de cette opinion. […] Swift, dans sa réponse, lui prouve qu’il est mort et s’étonne de ses injures. « Appeler un homme coquin, impudent parce qu’il diffère de vous sur une question purement spéculative, c’est là, dans mon humble opinion, un style très-inconvenant pour une personne de l’éducation de M. […] Car d’abord il est généralement reconnu que la science enfle les hommes, et de plus ils prouvaient leur opinion par le syllogisme suivant : les mots ne sont que du vent, et la science n’est que des mots ; ergo la science n’est que du vent. […] To call a man a fool and villain, and an impudent fellow, only for differing from him in a point merely speculative, is, in my humble opinion, a very improper style for a person of his education.
L’occasion d’entendre sur ce sujet l’opinion de nos poètes est rare ; pour ceux que leur réputation a portés jusqu’ici à l’Académie, ç’a été presque toujours une affaire de tactique et de bon ton de ne pas se prononcer : leur discours de réception a ressemblé souvent à un discours du trône, vague et insignifiant à dessein. L’opinion de M. de Lamartine, en ce moment de crise littéraire, devait donc exciter un vif intérêt.