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211. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1892 » pp. 3-94

Il me parle d’une année passée en Angleterre, où il était arrivé avec très peu d’argent, et sans la connaissance de qui que ce soit, et où, au bout de peu de jours, il était tombé dans de la misère noire. […] Mais, dans cette maison, mon lieu de prédilection était une salle de spectacle ruinée, devenue une resserre d’instruments de jardinage : une salle aux assises des places effondrées, comme en ces cirques, en pleine campagne, de la vieille Italie, et où je m’asseyais sur les pierres disjointes, et où je passais des heures à regarder, dans le trou noir de la scène, des pièces qui se jouaient dans mon cerveau. […] De moi, c’est une lettre, après les journées de juin 1848, assez noire, et assez prophétique, des lettres sur l’arrestation de mon oncle, en décembre 1851, et d’autres lettres qu’il sera amusant d’examiner à loisir. […] Cet officier, un jeune et distingué militaire, buveur d’eau, et très petit mangeur, et qui m’apparaît comme un fort fumeur d’opium, décrit amoureusement la merveilleuse pipe qu’il possède, et qui viendrait d’un ancien vice-roi de Canton, une pipe dont l’ivoire est devenu presque noir, et dans laquelle, il affirme que ses prédécesseurs auraient fumé pour plus de 400 000 francs d’opium. […] Dans la salle, aux deux avant-scènes des espèces d’immenses clysopompes, au fond desquels brûlent des sortes de bols de punch, devant une grande plaque métallique, et dans la loge du fond des premières, une chambre noire.

212. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIe entretien. Vie du Tasse (1re partie) » pp. 5-63

On n’entendait sortir des fenêtres démantelées de ces maisons que les voix criardes des Transtévérines qui s’appelaient d’un grenier à l’autre, les pleurs d’enfants qui demandaient le lait de leurs mères, et le bruit sourd et cadencé des berceaux de bois que ces pauvres mères remuaient du pied pour les endormir ; on n’apercevait çà et là sur le seuil des maisons ou sur les balcons que quelques figures pâles et amaigries de femmes élevant leurs bras grêles au-dessus de leurs têtes pour atteindre le linge que le soleil avait séché ; de temps en temps une jeune fille demi-nue, à la taille élancée, au profil antique, au geste de statue, à la chevelure noire et aussi lustrée que l’aile du corbeau, apparaissait sur un de ces balcons sous des nuages flottants de haillons parmi les pots de basilic et de laurier-rose, comme ces giroflées qui pendent aux murailles en ruine, trop haut pour être respirées ou cueillies par le passant. […] Cette petite place ou plutôt cette cour était enceinte d’un côté par le portail modeste, mais cependant architectural, de la chapelle des moines ; de l’autre, par la porte basse et sans décoration du couvent ; à côté de cette porte pendait une chaînette de fer pour sonner le portier ; en face de la rampe et entre les deux portes de l’église et du monastère, un petit portique ouvert, élevé d’une ou deux marches, et dont les arceaux étaient divisés par des colonnettes de pierre noire, offrait son ombre aux pèlerins ; quelques médaillons de marbre incrustés dans le mur et quelques fresques délavées par les pluies d’hiver étaient le seul ornement de ce portique ; un vieil oranger au tronc noir, ridé, tortu comme celui des chênes verts qui croissent aux rafales d’un cap penché sur la mer, élançait son lourd feuillage au-dessus du mur du parapet et semblait regarder éternellement les côtes de la mer de Naples, sa patrie. […] La couleur de ses cheveux et de sa barbe tenait le milieu entre le noir et le blond, dans une telle proportion cependant, que le sombre l’emportait sur le clair, mais que ce mélange indécis des deux teintes donnait à sa chevelure quelque chose de doux, de chatoyant et de fin ; son front était élevé et proéminent, si ce n’est vers les tempes, où il paraissait déprimé par la réflexion ; la ligne de ce front, d’abord perpendiculaire au-dessus des yeux, déclinait ensuite vers la naissance de ses cheveux qui ne tardèrent pas à se reculer eux-mêmes vers le haut de la tête, et à le laisser de bonne heure presque chauve ; les orbites de l’œil étaient bien arqués, ombreux, profonds et séparés par un long intervalle l’un de l’autre ; ses yeux eux-mêmes étaient grands, bien ouverts, mais allongés et rétrécis dans les coins ; leur couleur était de ce bleu limpide qu’Homère attribue aux yeux de la déesse de la sagesse et des combats, Pallas ; leur regard était en général grave et fier, mais ils semblaient par moments retournés en dedans, comme pour y suivre les contemplations intérieures de son esprit souvent attaché aux choses célestes ; ses oreilles, bien articulées, étaient petites ; ses joues plus ovales qu’arrondies, maigres par nature et décolorées alors par la souffrance ; son nez était large et un peu incliné sur la bouche ; sa bouche large aussi et léonine ; ses lèvres étaient minces et pâles ; ses dents grandes, régulièrement enchâssées et éclatantes de blancheur ; sa voix claire et sonore tombait à la fin des phrases avec un accent plus grave encore et plus pénétrant ; bien que sa langue fût légère et souple, sa parole était plutôt lente que précipitée, et il avait l’habitude de répéter souvent les derniers mots ; il souriait rarement, et, quand il souriait par hasard, c’était d’un sourire gracieux, aimable, sans aucune malice et quelquefois avec une triste langueur ; sa barbe était clairsemée et, comme je l’ai déjà dépeinte, d’une couleur de châtaigne ; il portait noblement sa tête sur un cou flexible, élevé et bien conformé ; sa poitrine et ses épaules étaient larges, ses bras longs, libres dans leurs mouvements ; ses mains très allongées mais délicates et blanches, ses doigts souples, ses jambes et ses pieds allongés aussi, mais bien sculptés, avec plus de muscles toutefois que de chair ; en résumé, tout son corps admirablement adapté à sa figure ; tous ses membres étaient si adroits et si lestes que, dans les exercices de chevalerie, tels que la lance, l’épée, la joute, le maniement du cheval, personne ne le surpassait. […] Son vêtement ordinaire, dès sa jeunesse, était toujours noir, sans aucun des ornements et des broderies en usage de son temps ; il n’était, en général, suivi que d’un seul page ; mais, quoique sobre, son costume était éloigné de la négligence.

213. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Gustave Flaubert »

On fait du cirage avec du noir animal. C’est avec le noir animal de sa Bovary que Flaubert a fait ses femelles de L’Éducation sentimentale, et c’est ce connu, c’est ce manque de nouveauté, dans les personnages comme dans la manière, c’est cette répétition affaiblie, comme toute répétition, des mêmes formes et du même fond d’idées, — si idées il y a, — qui sera l’empêchement dirimant du grand succès annoncé, mais qui ne viendra pas, et qui déjà, comme vous voyez, se fait attendre ! […] Il n’y a pas jusqu’au cochon de la légende, dans lequel le symbolisme profond du Moyen Âge voyait la personnification des vices de l’humanité qui traînent encore derrière le talon des plus saints dans leur sillon de lumière, où la légion des farceurs, qui est éternelle, ne vît je ne sais quelles sales et sottes analogies entre ce porc, gris ou noir, encapuchonné de ses oreilles et baissant humblement son groin vers la terre, et le moine qu’il accompagnait et qu’il fallait bien (histoire de rire !) […] Il parle quelque part de vases noirs sur lesquels il y a des peintures rouges, et ce sont ses livres que ces vases-là, en supposant pourtant qu’ils ne soient que des pots ; car le vase implique la beauté de la forme et du dessin, et il n’y a pas plus de forme et de dessin que d’idées dans le livre de Flaubert. […] Après la fameuse toilette de Salammbô, qui devint un soir la toilette des princesses de ce temps de débordements de toilettes, il était tout simple que nous eussions la toilette de la reine de Saba, et nous l’avons eue « avec sa robe de brocart d’or à falbalas de perles, son corset zodiacal, ses patins dont l’un noir avec lune d’argent, l’autre blanc avec soleil d’or, ses ongles en aiguilles, sa poudre bleue, son scorpion allongeant la langue entre ses deux seins, etc., etc. ».

214. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17

Les troncs noirs des arbres s’élèvent comme des colonnes d’ébène sur un parvis d’ivoire ; cette opposition dure et tranchée et l’attitude morne des bois attristent éminemment. […] Rencontre d’un site assez remarquable pour sa sauvagerie : le chemin descend par une pente subite dans un petit ravin où coule un petit ruisseau sur un fond d’ardoise, qui donne à ses eaux une couleur noirâtre, désagréable d’abord, mais qui cesse de l’être quand on a observé son harmonie avec les troncs noirs des vieux chênes, la sombre verdure des lierres, et son contraste avec les jambes blanches et lisses des bouleaux. […] Nous voyions à travers les branches les nuages qui volaient rapidement par masses noires et bizarres, et semblaient effleurer la cime des arbres.

215. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Pistoie, ville du territoire de Florence, était depuis longtemps troublée par les intrigues de deux familles puissantes, et ces intrigues avaient produit deux partis qu’on appela les Blancs et les Noirs, pour les mieux distinguer sans doute. Le Sénat, afin d’éteindre ces dissensions, attira autour de lui les principales têtes de la discorde ; mais ce levain, au lieu de se perdre dans la masse de l’État, aigrit tellement les esprits, qu’il fallut bientôt être Noir ou Blanc à Florence comme à Pistoie : c’étaient chaque jour des affronts et des atrocités nouvelles. […] Après cet événement, il se flattait d’une paix durable, lorsqu’étant allé en ambassade à Rome, les Noirs profitèrent de son absence, mirent à leur tête Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, et, secrètement aidés par Boniface VIII, rentrèrent dans la ville.

216. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Madame Therbouche » pp. 250-254

Cette lumière n’est pas celle d’une bougie, c’est le reflet briqueté d’un grand incendie ; rien de ce velouté noir, de ce doux, de ce faible harmonieux des lumières artificielles. […] — Mais la satisfaction d’avoir fait le bien. — Sans doute ; mais rien après que les marques de l’ingratitude la plus noire.

217. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 9, de la difference qui étoit entre la déclamation des tragedies et la déclamation des comedies. Des compositeurs de déclamation, reflexions concernant l’art de l’écrire en notes » pp. 136-153

On n’y donneroit à une blanche que la valeur d’une noire, à une noire la valeur d’une croche, et on évalueroit les autres notes suivant cette proportion.

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