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960. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au dix-septième siècle. »

Il passait pour plus aimable qu’il ne devait être, à en juger par ses lettres et par ses discours imprimés ; il faisait profession de ce qui n’est bien que si on ne le professe pas, et que si l’on en use d’un air d’aisance et de naturel. […] Après Balzac, après Voiture, qui sont des épistolaires de profession, la charmante mère de Mme de Grignan sait être parfaitement naturelle et obéir à son propre génie, à son cœur, tout en soignant le détail plus qu’il n’y paraît, et en songeant bien un peu au monde qui attachait tant de prix alors à une lettre bien faite. […] Voilà ce qui ne saurait se soutenir, à moins d’être entiché ; et, s’il est de certaines grâces naturelles et vraies qui, après des éclipses de goût, se maintiennent éternellement belles et restent jeunes toujours, sont-ce de ces grâces comme il l’entend, lui le bel-esprit et le raffiné ? […] On entrevoit dans ses Lettres tout un groupe plus naturel que lui, plus hardi et plus libre, toute une délicieuse bande qui précède en date et qui présage le groupe des Du Deffand, des Hénault et des Desalleurs, de ces contemporains de la jeunesse de Voltaire. […] Je ne m’étonne pas que ce grand homme53 ait eu tant d’ennemis ; la véritable vertu se confie en elle-même, elle se montre sans artifice et d’un air simple et naturel, comme celle de Socrate.

961. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre III. — Du drame comique. Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel » pp. 111-177

Mais, comme l’essence d’un art ne se révèle pleinement que dans l’ensemble de son développement historique176, l’histoire générale de la tragédie forme, avec la théorie sommaire de cet art, l’introduction nécessaire et naturelle d’une étude spéciale de la comédie. […] Elles font valoir avec force les liens de la parenté naturelle, les liens qui attachent un fils à sa mère. […] Apollon oppose à ce rapport purement naturel le droit moral de l’époux, et ici la gravité du génie d’Eschyle est digne d’être éternellement admirée. […] Mais, s’il est un trait de son génie qui soit plus remarquable que les autres, n’est-ce pas la libéralité avec laquelle il prodigue à ses moindres personnages mille dons naturels, dont la profusion éclatante les rend très supérieurs au rôle spécial qu’ils ont à remplir ? […] Partout il met en scène non son objet, mais les grâces un peu lourdes de sa propre personne, cherchant à étonner le lecteur par des rapprochements inouïs de choses et d’idées, sans lien naturel ni rapport déchiffrable.

962. (1856) Jonathan Swift, sa vie et ses œuvres pp. 5-62

La jalousie du Parlement d’Irlande, qui n’avait pas été consulté, la défiance naturelle des populations pour toute monnaie nouvelle et surtout pour une monnaie venant d’Angleterre, offraient les éléments d’une résistance que le talent pouvait rendre insurmontable. […] Avec sa merveilleuse facilité à prendre tous les rôles et à les jouer au naturel, Swift se fit drapier40 pour être mieux entendu des commerçants et du peuple, et jamais la crédulité populaire, la peur, l’intérêt n’ont été mis en œuvre avec plus de chaleur et d’habileté que dans ces célèbres Lettres. […] L’astrologue Bickerstaff, qui, en 1708, prédisait comme « une bagatelle51 » la mort de son rival Partridge, et soutenait, au point d’embarrasser le vivant lui-même, que sa prédiction s’était accomplie ; le valet-secrétaire de Prior, qui, en 1713, racontait avec tant de naturel le voyage de Prior en France et ses entretiens avec Madame de Maintenon52 ; le drapier, enfin, qui voulait échanger marchandises contre marchandises et qui n’eût pas voulu de Wood pour garçon de boutique : tous ces êtres imaginaires, si vivants et si réels, le cèdent encore au parfait naturel et à la véracité ingénue de Gulliver. […] Rien ne serait plus propre que cette tendance de Swift, dans les dernières de ses œuvres, à confirmer l’opinion d’une infirmité naturelle, qui aurait aigri son esprit et qui l’aurait attiré vers les images les plus capables d’émousser ses regrets et de l’en consoler. […] Mais les maux de la vie, le sentiment de sa brièveté, des échecs irréparables, parfois un penchant naturel de l’âme donnent, pour nous, au monde et à la vie une tout autre figure.

963. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (2e partie) » pp. 177-248

Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l’esprit humain ; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s’était retrouvée au fond des âmes, comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l’Europe. […] Le reste est un mystère, que la curiosité, toujours naturelle quand il s’agit d’un grand homme, peut chercher à pénétrer, mais qui importe peu. […] « Le général Bonaparte, dit ici son historien trop complaisant à la fortune, souhaitait le suprême pouvoir, c’était naturel et excusable. […] La conséquence d’une telle foi dans la monarchie était donc de louer franchement aussi le premier Consul, favorisé par une réaction si naturelle en France, d’avoir l’audace de son ambition et de la nature des choses en rétablissant en lui la monarchie. […] Mais ce soldat, dans sa position naturelle et simple de premier magistrat de la République française, n’avait point d’égal sur la terre, même sur les trônes les plus élevés.

964. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XVIII. »

On ne saurait étudier dans toute leur étendue le sujet et la forme de ses chants, sans être frappé de l’affinité naturelle qui, à des époques éloignées, sous des conditions sociales fort différentes, a souvent réuni dans la même personne, pour la même croyance et pour les mêmes admirateurs, le prêtre, le philosophe et le chantre lyrique. […] Ainsi, dit-on, il entreprit de composer, à force de studieuses réminiscences, un Homère chrétien, un Pindare chrétien, et même un Ménandre chrétien, par une pieuse imitation des grâces de langage, et de la tendresse naturelle au style de l’amant de Glycère. […] Le contrecoup de tant de luttes et comme le long souvenir de ces vives douleurs se retrouve aussi dans ses poésies, langage familier de son âme, non moins naturel pour lui que la prédication ou la prière. […] Et, ce qui peut étonner, le naturel et l’enthousiasme subsistent dans ce mélange. […] Arrière, malédictions charmantes, grâces funestes, par lesquelles la terre attire l’âme séduite et la tient esclave, alors que, grandement malheureuse, elle a bu l’oubli de ses biens naturels pour se jeter sur le mauvais partage !

965. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « M. DE LA ROCHEFOUCAULD » pp. 288-321

Né en 1613, entré dans le monde dès l’âge de seize ans, il n’avait pas étudié, et ne mêlait à sa vivacité d’esprit qu’un bon sens naturel encore masqué d’une grande imagination. […] Le goût naturel de Mme de Longueville était celui qu’on a appelé de l’hôtel de Rambouillet : elle n’aimait rien tant que les conversations galantes et enjouées, les distinctions sur les sentiments, les délicatesses qui témoignaient de la qualité de l’esprit. […] C’est Bossuet qui l’assista aux derniers moments, et M. de Bausset en a tiré quelque induction religieuse bien naturelle en pareil cas. […] c’est leur jeunesse d’âme prolongée, c’est leur belle humeur heureuse et leur vive source de joie naturelle qu’ils continuent d’aimer autour d’eux. […] « Les femmes croient souvent aimer, encore qu’elles n’aiment pas : l’occupation d’une intrigue, l’émotion d’esprit que donne la galanterie, la pente naturelle au plaisir d’être aimées, et la peine de refuser, leur persuadent qu’elles ont de la passion, lorsqu’elles n’ont que de la coquetterie. »(Maximes.

966. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note I. De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine » pp. 357-395

En ce cas, c’est un geste vocal naturel, non appris, à la fois impératif et démonstratif, puisqu’il exprimé à la fois le commandement et la présence de l’objet sur lequel porte le commandement ; la dentale t et la labiale m réunies dans un son bref, sec, subitement étouffé, correspondent très bien, sans convention et par leur seule nature, à ce sursaut d’attention, à ce jaillissement de volonté brusque et nette. — Ce qui rend cette origine probable, c’est que d’autres mots ultérieurs et dont on parlera tout à l’heure sont visiblement l’œuvre, non de l’imitation, mais de l’invention177. […] Quand on l’écoute avec attention et quand on essaye de le reproduire soi-même, on s’aperçoit que c’est le geste vocal naturel de quelqu’un qui happe quelque chose ; il commence par une aspirée gutturale voisine d’un aboiement et finit par l’occlusion des lèvres exécutée comme si l’aliment était saisi et englouti ; un homme ne ferait pas autrement si parmi des sauvages, les mains liées, et n’ayant pour s’exprimer que ses organes vocaux, il voulait dire qu’il a envie de manger […] Par cette délicatesse il est capable d’idées générales. — Nous ne faisons que l’aider à saisir ces idées en lui suggérant nos mots. — Il y accroche des idées sur lesquelles nous ne comptions pas, et généralise spontanément en dehors et au-delà de nos cadres. — Parfois, il invente non seulement le sens du mot, mais encore le mot lui-même. — Plusieurs vocabulaires peuvent se succéder dans son esprit, par l’oblitération d’anciens mots que de nouveaux mots remplacent. — Plusieurs significations peuvent se succéder pour lui autour du même mot qui reste fixe. — Plusieurs mots inventés par lui sont des gestes vocaux naturels. — Au total, il apprend la langue faite, comme un vrai musicien apprend le contre-point, comme un vrai poète apprend la prosodie ; c’est un génie original qui s’adapte à une forme construite pièce à pièce par une succession de génies originaux ; si elle lui manquait, il la retrouverait peu à peu ou en découvrirait une autre équivalente. […] » — Tout ceci ressemble fort aux émotions et aux conjecturés des peuplés enfants, à leur admiration vive et profonde en face des grandes choses naturelles, à la puissance qu’exercent sur eux l’analogie ; le langage et la métaphore pour les conduire aux mythes solaires ou lunaires. […] Elles représentent les noyaux formés dans le chaos des sons imitatifs ou interjectionnels, les centres fixes qui se sont établis dans le tourbillon de la sélection naturelle.

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