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313. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Le Marquis Eudes de M*** »

La thèse orthodoxe de l’auteur des Esprits est trop savante, trop étoffée, trop imposante ; l’auteur est trop au courant des sciences naturelles et médicales de son époque ; il a même, ici et là, trop de cette puissance de plaisanterie qui ne manque jamais en France aux écrivains supérieurs, et qui circule au sein des graves discussions auxquelles il se livre comme l’Esprit dormait sur les eaux, pour que la risée qui peut accueillir sa thèse soit bien forte. […] À part ses conséquences, — et ces conséquences, si elles étaient légitimes, feraient table rase de tout ce que le monde moderne tient pour vrai en philosophie et replaceraient la théologie à sa vraie place, c’est-à-dire à la tête de toutes les sciences, même naturelles, — à part ces conséquences à outrance, ne manqueront pas de dire certaines gens, le mémoire adressé par M. de M*** à l’Académie des sciences morales et politiques a encore une importance considérable. […] Soupçonné d’être l’ennemi du progrès, c’est lui qui vient demander compte aujourd’hui aux sciences naturelles, dont l’avancement ne le fait pas trembler, des résultats de leurs observations séculaires. Il n’a pas changé, il a le même dogme, il a la même conception des faits qu’autrefois Les sciences naturelles se sont modifiées, elles.

314. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

On voit déjà les instincts se dessiner : naturel, moralité, simplicité, finesse ou bonhomie humaine plutôt qu’idéal poétique et grandeur. […] De ces derniers petits récits, j’aime la vérité simple, la grâce rustique et naturelle, la belle humeur et la moquerie sans ironie. […] C’est la description de cette crise, dans toutes ses péripéties, que l’auteur a retracée avec un naturel parfait et comme minute par minute : joli tableau malicieux qui semble pointillé par la plume de Charles Lamb, ou sorti du pinceau d’un maître flamand. […] Est-il besoin, pour la confirmer, de dire que le fond de ce naturel tableau procède de souvenirs qui appartiennent à la première enfance de l’auteur ? […] L’exécution générale du style, dans ce que j’appelle l’idylle, reste à la fois naturelle et neuve, pleine de particularités et d’accidents, riche d’accent et de couleur ; c’est un style dru, il sent son paysage.

315. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — I » pp. 146-160

Joubert représente donc parfaitement l’esprit de cette armée, de ces brigades intrépides et de leurs jeunes officiers, par le brillant de la valeur, par la politesse et l’élégance naturelle des manières, l’habitude et le prestige, de la victoire, et un attachement profond au général en chef qu’il eût suivi sans doute s’il eût vécu. […] Il m’est impossible, dans l’occasion, de ne pas suivre l’impulsion naturelle ; il faut se montrer. […] Sans doute un homme, un guerrier mort à trente ans n’a pas donné sa mesure : il ne l’a pas donnée pour tous ses talents et ses mérites, pour tout ce qui s’acquiert par l’expérience ; mais comme génie, comme jet naturel, il s’est montré dans sa force d’essor, dans sa portée et sa visée première, s’il est à l’œuvre depuis déjà cinq ou six années. Je me risquerai donc, à propos de cette singulière modestie de Joubert, à rappeler la pensée d’un moraliste de l’école de La Rochefoucauld : Une modestie obstinée et permanente est un signe d’incapacité pour les premiers rôles, car c’est déjà une partie bien essentielle de la capacité que de porter hardiment et tête haute le poids de la responsabilité ; mais de plus cette modestie est d’ordinaire l’indice naturel et le symptôme de quelque défaut, de quelque manque secret ; non pas que l’homme modeste ne puisse faire de grandes choses à un moment donné, mais les faire constamment, mais recommencer toujours, mais être dans cet état supérieur et permanent, il ne le peut, il le sent, et de là sa modestie qui est une précaution à l’avance et une sorte de prenez-y-garde. […] Superstition du guerrier si naturelle, si nécessaire, au milieu de cette vie de hasards !

316. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Lettres de Madame de Sévigné »

Mais lui-même, épris de son objet, il eut ses scrupules de puriste, son désir du mieux, ses idées de perfectionnement : il en résulta, dans la seconde édition qu’il donna, des corrections de son fait, méditées de longue main et portant presque toutes sur les naturelles et divines négligences d’un auteur charmant qui n’avait jamais songé à être auteur. […] Le résultat final des soins et des peines infinies qu’auront pris, cette fois, tant d’hommes de mérite autour d’elle et autour de ses Lettres, sera donc de nous offrir non seulement un écrivain plus naturel, mais une personne plus originale et plus semblable à la vraie, une Sévigné plus Sévigné qu’elle ne l’avait jamais été jusqu’ici. […] Chez Mme de Sévigné, le mariage entre les deux est naturel. Elle, La Fontaine et Molière, ce sont les trois fonds les plus naturels en tout et les plus spontanément fertiles du grand siècle. […] Décidément, elle est plus forte que lui, elle a le génie naturel ; il n’est qu’un homme d’infiniment d’esprit, — et de plus elle a raison.

317. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Les Contes de Perrault »

En même temps il inventait des machines singulières, et en exécutait de ses mains les modèles ; il s’occupât de l’histoire naturelle des animaux, et entrait l’un des premiers dans la voie de l’anatomie comparée. […] Descartes (c’est tout naturel) n’estimait pas les contes de la Mère l’Oie : il n’est en rien pour la tradition. […] Il y a des analogies naturelles et des harmonies qu’il faut savoir respecter. […] Qu’il ait donc été, lui aussi, l’homme naturel et naïf, l’homme crédule et enfant. Qu’il y ait au fond de son imagination un horizon d’or, l’âge féerique, homérique, légendaire, appelez-le comme vous le voudrez, — un âge d’une poésie naturelle et vivante.

318. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Saint Anselme, par M. de Rémusat. » pp. 362-377

Tout prouve qu’en entrant au cloître par cette porte, il y entra dans sa voie la plus naturelle de vocation, et qu’il y trouva le champ de culture le plus approprié à ses instincts et à ses talents. […] Il avait cet autre don et ce talent naturel des similitudes et des paraboles, qu’aura aussi saint François de Sales, et qui anime si heureusement d’images parlantes les perspectives et les vues du monde moral. […] Et il ajoute dans une note, en développant un peu la pensée de Descartes : « Il faut avouer que tous ces raisonnements abstraits sont assez inutiles, puisque la plupart des têtes ne les comprennent pas. » Il est heureux, au point de vue religieux et moral, que la croyance en Dieu trouve des appuis plus naturels et plus sentis dans le cœur de l’homme. […] Sa douceur venait d’une indulgence naturelle, non de l’incertitude des principes. […] Évitons ces retours, du reste bien naturels, de l’humeur, et mettons notre pensée plus haut, reprenons notre influence dans une sphère plus sûre, j’entends celle des lettres sérieuses et pratiquées dans leur véritable esprit.

319. (1759) Observations sur l’art de traduire en général, et sur cet essai de traduction en particulier

Ainsi les fruits nés dans leur sol naturel par une culture ordinaire et des soins médiocres, sont préférés aux fruits étrangers qu’on a fait naître dans ce même sol avec beaucoup de peine et d’industrie ; on goûte les derniers, et l’on revient toujours aux autres. […] L’original doit y parler notre langue, non avec cette timidité superstitieuse qu’on a pour sa langue naturelle, mais avec cette noble liberté qui sait emprunter quelques traits d’une langue pour en embellir légèrement une autre. Alors la traduction aura toutes les qualités qui doivent la rendre estimable ; l’air facile et naturel, l’empreinte du génie de l’original, et en même temps ce goût de terroir que la teinture étrangère doit lui donner. […] Tel est, par exemple, à mon avis, ce passage de la vie d’Agricola, où Tacite oppose la rougeur du visage de Domitien à la pâleur des malheureux qu’il faisait exécuter en sa présence, et où il remarque que cette rougeur étant naturelle, préservait le visage du tyran de l’impression de la honte ; circonstance petite et frivole, qui ne me paraît digne ni du génie de l’historien, ni du tableau odieux et touchant que présente le spectacle de tant d’innocentes victimes, et du tyran qui les voit expirer. […] En vain lui reprochera-t-on que sa traduction manque d’une justesse rigoureuse, si on ne lui fait voir qu’il pouvait conserver cette justesse sans rien perdre du côté de l’agrément ; en vain prétendra-t-on qu’il n’a pas rendu toute l’idée de son auteur, si on ne lui prouve qu’il le pouvait sans rendre la copie faible et languissante ; en vain accusera-t-on sa traduction d’être trop hardie, si on n’y en substitue une autre plus naturelle et aussi énergique.

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