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224. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre second. Philosophie. — Chapitre premier. Astronomie et Mathématiques. »

Supposons qu’une pensée soit représentée par A et une autre par B : quelle prodigieuse différence n’y aurait-il pas entre l’homme qui développera ces deux pensées, dans leurs divers rapports moraux, politiques et religieux, et l’homme qui, la plume à la main, multipliera patiemment son A et son B en trouvant des combinaisons curieuses, mais sans avoir autre chose devant l’esprit que les propriétés de deux lettres stériles ? […] Donnez-lui d’abord des notions claires de ses devoirs moraux et religieux ; enseignez-lui les lettres humaines et divines : ensuite, quand vous aurez donné les soins nécessaires à l’éducation du cœur de votre élève, quand son cerveau sera suffisamment rempli d’objets de comparaison et de principes certains, mettez-y de l’ordre, si vous le voulez, avec la géométrie. […] C’est qu’en effet l’homme qui a laissé un seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la société que le géomètre qui a découvert les plus belles propriétés du triangle.

225. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le colonel Ardant du Picq »

Et tout de même que les disciplines de guerre les plus dures sont les mieux entendues et produisent toujours les résultats les plus grands, tout de même les autres disciplines, qui produisent, dans les sociétés comme dans les armées, la solidarité, la cohésion, l’efficacité du commandement et l’ascendant moral, — la seule raison véritable qu’on puisse donner de ce mystère de la victoire, — font les peuples les plus forts et les plus glorieux. […] C’est éternellement l’âme de l’homme élevée à sa plus haute puissance par la discipline, c’est le ciment romain de cette discipline qui fait des hommes d’indestructibles murs ; c’est la cohésion, la solidarité entre les soldats et les chefs, c’est l’ascendant moral dans l’impulsion, qui donne la certitude de vaincre ! […] Cet ascendant moral, qui est tout à la guerre pour en déterminer le succès, selon l’auteur de ces Études sur le Combat, son livre l’a sur le lecteur.

226. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme et l’Enfant » pp. 11-26

En vain aurait-on, par les instincts de sa pensée, le tempérament de son esprit, la droiture de son être moral, ce qu’il faut pour échapper à des conséquences qu’on ne voit pas très bien, tant elles sont fondues avec tout ce qui nous entoure, la logique est impitoyable comme le destin… Quand on ne rompt pas nettement avec de certaines idées, on les partage. […] Le sentiment d’ordre moral qui manque à tant d’intelligences de notre époque ne lui manque pas, quoiqu’il soit en lui troublé et confus. […] Malgré les succès actuels d’une philosophie qui mutile l’homme pour le simplifier, les questions morales, en fin de compte, seront toujours les grandes questions, les questions premières ou dernières, et l’homme se prendra dans ses propres efforts comme dans un filet inextricable toutes les fois qu’il méconnaîtra son âme, et qu’il demandera à une autre cause que son âme l’explication et l’amélioration de sa destinée.

227. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIVe entretien. Littérature, philosophie, et politique de la Chine » pp. 221-315

4º Quel est le gouvernement le plus moral ? […] “Il y aura toujours assez d’hommes enclins à gouverner les autres hommes, leur répondait-il, il n’y en aura jamais assez pour leur enseigner les règles morales de la vie privée et de la vie publique.” » Sa réputation de science et de sagesse groupa bientôt autour de lui un petit nombre de ces hommes de bonne volonté qui ont un goût naturel pour la supériorité de l’esprit ou de l’âme et que la Providence semble appeler spécialement dans tous les pays et dans tous les temps à faire écho et cortège aux grandes intelligences. […] Le droit moral, c’est-à-dire la justice, lui conférait également l’autorité préalable et naturelle. […] Il n’est occupé soir et matin que de son perfectionnement moral et politique par l’acquisition de quelque vertu ou de quelque connaissance spéciale qui lui manque, non pas pour s’en parer, mais pour les communiquer à ceux qui dépendent de lui. […] … « Le gouvernement, ajoute-t-il en finissant, a été la dernière chose et la plus parfaite, découverte par les hommes, au moyen du grand Ly ou de ces trois principes moraux, la raison, la conscience et la convenance ! 

228. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Les hypothèses que nous avons été amené à concevoir sur la constitution de leur organisme moral comportaient chez cinq d’entre eux : Heine, Dickens, Tourguénef, Dostoïewski et Tolstoï ; un développement ou une condition plus ou moins anormaux de la sensibilité. […] Le coefficient intellectuel de chaque acte moral, c’est-à-dire le coefficient inactif, est notablement augmenté ; le sujet de ce phénomène oublie de plus en plus de vivre pour se voir vivre ; il diminue à la fois son existence et le plaisir qu’il a pu prendre à en être le spectateur. […] Dostoïewski présente au plus haut degré les altérations morales que l’on a constaté chez les épileptiques ; la défiance, la peur irraisonnée, les colères subites ; il était avec cela extrêmement tendre, bon et affectueux. […] Cet éveil de sentiment était tout moral, c’est-à-dire tel que les faits et les actes en paraissaient à Tolstoï louables ou détestables selon qu’ils réalisaient une conduite bonne ou mauvaise à l’égard des autres hommes. […] On aura remarqué, cependant, qu’un petit nombre d’écrivains seulement étaient frappés de ce qui est, pour le public, la principale innovation des œuvres russes, leur caractère passionne et moral.

229. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ? »

Bossuet n ;a si bien peint, dans leur ensemble moral du moins, et dans leur aspect terrible et majestueux, les grands orages d’Angleterre qu’il n’avait pas vus et dont le sens politique lui échappait, que parce qu’il avait observé de près chez nous ces temps d’ébranlement où toutes les notions du devoir sont renversées, et où les meilleurs perdent la bonne voie. […] Dès le milieu du règne de Louis XIV, tout était tourné à la règle étroite, à la dévotion, et le profit moral, la dose de connaissance morale dont on parle, et qui d’ailleurs n’était propre qu’à un petit nombre d’individus d’élite dans une génération à peu près parue, étaient dès longtemps épuisés ; la révocation de l’Édit de Nantes, et l’approbation presque entière qu’elle reçut dans les régions élevées et de la part de quelques-uns de ceux même qui auraient dû être des juges, l’inintelligence profonde où l’on fut à la Cour de la révolution anglaise de 1688 et de l’avènement de Guillaume, montrent assez que les lumières étaient loin et que les plus gens d’esprit en manquaient. […] Le premier effet moral, au lendemain, était encore moins l’expérience raisonnée que la réaction. […] Vous me parlez de Bourdaloue et de ses habiles descriptions morales.

230. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. Suite et fin. » pp. 73-95

Je fais grâce de l’horrible et acharnée description, à laquelle il ne manque ni les songes et les hallucinations des affamés moribonds, ni aucun des symptômes pathologiques rigoureusement observés en pareil cas, ni, au moral, les hideuses révélations de tendresse qui se déclarent à l’heure suprême entre les Hercule et les Hylas de ces bandes dépravées : de fait, après une pareille extermination, complétée par l’irruption et le choc des éléphants numides, la guerre est finie ; on a le bouquet. […] Le roman historique suppose nécessairement un ensemble d’informations, de traditions morales, de données de toutes sortes nous arrivant comme par l’air, à travers les générations successives. […] Salammbô, en comparaison, n’est que bizarre, et si masquée, si affublée, si fardée, qu’on ne se la figure pas bien, même au physique ; et, au moral, si peu entraînée ou entraînante que, malgré la complicité naturelle au lecteur en pareil cas, on ne prend nul plaisir à lui voir faire ce qu’elle fait. […] Mais en revanche je suis juge comme tout le monde du degré d’invraisemblance en ce qui est de la politique et du moral.

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