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1216. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Madame Dacier. — I. » pp. 473-493

Mme Dacier nous a peint son père, bel homme, quoique d’une taille peu dégagée, blond, avec des yeux d’un bleu remarquable ; extrêmement bon, mais un peu brusque ; vif, plein de feu dans le moment, sans rancune, et bien qu’ayant rompu presque tout commerce avec le monde, toujours ouvert et tendre à l’amitié : Quoiqu’il fût, dit-elle, dans un des plus beaux pays du royaume, où l’on peut se promener le plus agréablement, il ne se promenait presque jamais ; son étude, ses enfants et un jardin, où il avait toutes sortes de belles fleurs qu’il prenait plaisir à cultiver lui-même, étaient son divertissement ordinaire. […] Il est un point sur lequel il faut passer condamnation une fois pour toutes, afin d’être juste ensuite envers Mme Dacier : elle n’entend pas la raillerie, elle n’est à aucun degré femme du monde, et elle manque d’un certain goût, d’un certain tact rapide qui est souvent la principale qualité de son sexe. […] Tanneguy Le Fèvre savait mieux son monde lorsqu’il dédiait son édition d’Anacréon à un homme à la mode, au spirituel Bautru. […] Ce n’est point pour nous, ne l’oublions pas, que Mme Dacier a traduit Anacréon, c’est pour le monde de son temps, et particulièrement pour les dames, qui ne pouvaient s’en faire une juste idée jusque-là. […] Cette personne honnête et probe croit à son lecteur, à son public, à l’affection qu’elle leur inspire, à l’intérêt que le monde témoigne pour la continuation et l’achèvement de son travail, à la compassion qu’il aura d’une interruption venue d’une cause si douloureuse ; elle se souvient de Cicéron pleurant sa fille Tullia, de Quintilien déplorant la perte d’un fils plein de promesses, et, tout en les imitant, elle verse de vraies larmes ; puis, en finissant, la mère chrétienne se retrouve et se soumet115.

1217. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Le président Hénault. Ses Mémoires écrits par lui-même, recueillis et mis en ordre par son arrière-neveu M. le baron de Vigan. » pp. 215-235

Heureux dès sa jeunesse, ayant reçu du ciel la fortune, la bonne mine, le désir de plaire et l’art de jouir, il vécut de bonne heure dans le meilleur monde ; il respira, sur la fin du règne de Louis XIV, cet air civilisé le plus doux et le plus tempéré pour lequel il était fait ; il continua sa carrière fort avant dans le xviiie  siècle sans en partager les licences ni les ardeurs, fut l’ami intime et le familier de tous les gens en place, le patron ou l’amphitryon des gens de lettres, parmi lesquels il prit un rang distingué que chacun s’empressa de lui offrir. […] En attendant, il entra dans le monde et se mit à vivre de la vie la plus répandue et la plus diversement amusée : il allait d’abord dans le monde de la finance, où se rencontraient toutes sortes de gens de qualité ; il voyait beaucoup les coryphées de la littérature, La Motte, Rousseau, La Faye et bien d’autres. […] Aussi y a-t-il des gens assez injustes pour croire qu’il prodigue sans sentiment et sans distinction les politesses à tout le monde : mais ceux qui le connaissent bien et le suivent de près, savent qu’il sait les nuancer, et qu’un jugement sain et un grand usage du monde président à la distribution qu’il en fait. […] Il ne se pique ni de naissance ni de titres illustres ; mais il est assez riche pour n’avoir besoin de personne… On trouve dans ce portrait sorti d’une plume amie tout ce qui peut expliquer les succès et la réputation du président dans le monde et en son bon temps. […] Le président Hénault n’était pas de force à remplir de tels cadres ; il se plaisait pourtant à les concevoir, à les proposer aux autres, et on doit lui en savoir gré : Il se plaît à démêler dans toutes sortes de genres, a dit Mme Du Deffand, les beautés et les finesses qui échappent au commun du monde ; la chaleur avec laquelle il les fait valoir fait quelquefois penser qu’il les préfère à ce qui est universellement trouvé beau ; mais ce ne sont point des préférences qu’il accorde, ce sont des découvertes qu’il fait, qui flattent la délicatesse de son goût et qui exercent la finesse de son esprit.

1218. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Une petite guerre sur la tombe de Voitture, (pour faire suite à l’article précédent) » pp. 210-230

Les rivières, les campagnes et les villes ont beau s’opposer à mon contentement, elles ne sauraient m’empêcher de m’entretenir de vous avec ma mémoire… Voiture répondait sur le même ton, mais leur correspondance ne fut jamais très vivev ; ils se contentèrent d’être bien ensemble et de se complimenter par des tiers : « L’amitié que nous conservons ensemble sans nous en rien écrire, disait Voiture à un ami, et l’assurance que nous avons l’un de l’autre est une chose rare et singulière, mais surtout de très bon exemple dans le monde, et sur laquelle beaucoup d’honnêtes gens, qui se tuent d’écrire de mauvaises lettres, devraient apprendre à se tenir en repos et à y laisser les autres. » Ils sentaient tous deux que de s’écrire les aurait constitués en une trop grande dépense d’esprit et les aurait mis à sec pour plusieurs semaines. […] Costar, si bien connu aujourd’hui depuis la publication de Tallemant des Réaux, était de ces hommes comme il s’en rencontre dans les âges d’extrême civilisation littéraire, nourri sur les limites du beau monde et du collège, et n’ayant jamais pu être qu’entre les deux ; pédant chez les galants, et galant chez les pédants ; tout d’affectation et composé, tout d’artifice et de calcul ; bel esprit plus que savant, ne lisant que pour trier des fleurs, de jolis mots, des traits d’ornement et qui feraient merveille en citation. […] Ainsi Voiture est à la mode, l’engouement pour lui est à son comble, sa mort précoce exalte avec encore plus de vivacité les admirations et les tendresses : et cependant voilà un homme appelé Paul Thomas, sieur de Girac, un provincial, un propriétaire campagnard, un homme d’un autre monde et d’un autre camp, qui va trouver à dire, sur cette fleur des pois et cette coqueluche des grâces appelée Voiture, toutes les choses raisonnables et justes, et qui va faire toutes les saines réserves. […] Il a jugé que cette sorte d’éloquence ne pouvait souffrir deux Balzacs, non plus que l’empire d’Asie deux souverains, et le monde deux soleils ; que même la nature, je dis la jeune nature, lorsqu’elle était la plus féconde en miracles34, eût eu de la peine de produire en France deux hommes faits comme vous, et que sur son déclin, pour vous donner au monde, elle a épuisé ses derniers efforts. […] Dès ce premier ouvrage il opposait assez finement la modestie de Voiture, ou du moins son bon goût à repousser les éloges trop directs, à la passion bien connue de Balzac pour les compliments, et à ce grand appétit de louange qu’il ne craignait pas de lui rappeler, en l’en supposant gratuitement guéri : Je suis assuré que s’il (Voiture) revenait au monde, et qu’il fût informé des bonnes qualités de M. de Girac et de la franchise de son procédé, il ferait tous ses efforts pour le satisfaire, et pour l’éclaircir de ses doutes ; car je suis obligé de rendre ce témoignage de lui, que je n’ai connu personne, jusques ici, qui souffrît de meilleure grâce qu’on le contredît et qu’on eût des opinions contraires aux siennes.

1219. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — M. de Sénancour, en 1832 »

Sa science consiste désormais à discerner ce qui est proche et permanent, ce qui est facile et inévitable, à s’y ranger, à s’y retrancher comme à un centre vrai, juste, essentiel, et à l’indiquer au monde. […] Souvent au sein des montagnes, quand les vents engouffrés dans leurs gorges pressaient les vagues de leurs lacs solitaires, je recevais du perpétuel roulement des ondes expirantes le sentiment profond de l’instabilité des choses et de l’éternel renouvellement du monde. […] Tel grand poëte épanche sans relâche l’harmonie et les flots ; tel autre, à l’étroit dans cette civilisation étouffante, ne peut s’empêcher de remonter à une scène héroïque et au monde des géants. […] À la conception profonde et à la stricte pratique de l’ordre, à cette fermeté voluptueuse que préconise l’individu en harmonie avec le monde, on croirait par moments entendre un disciple d’Épictète et de Marc-Aurèle ; mais néanmoins Épicure, l’Épicure de Lucrèce et de Gassendi, le Grajus homo, est le grand précédent qui règne. […] La grâce de la nature est dans le mouvement d’un bras ; l’harmonie du monde est dans l’expression d’un regard.

1220. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — Note »

Il y a des hommes qui viennent au monde tout faits et qui n’ont pas de lutte à soutenir contre les écueils où les autres s’engagent et se choquent : ils passent au travers sans savoir seulement qu’ils existent, et parfois ils s’étonnent de voir tant de débris flotter autour d’eux. […] Je n’ai pas le désir de faire de nouveaux amis : j’ai tout ce qu’il me faut en ce monde ; ma vie de cœur est arrangée et ne cherche plus rien ; mais causer de temps en temps avec un homme aussi distingué et aussi bon me serait agréable. […] Il fallait que je vous aimasse bien sincèrement pour solliciter de vous des explications et pour vous en donner comme je l’ai fait : je ne m’en repens certes pas, puisque vous m’avez rendu votre confiance et que rien, j’espère, ne la troublera plus ; mais avec personne au monde je ne voudrais recommencer. […] Je m’inquiète peu de ce qui est convenable selon le monde, mais maintenant je respecte beaucoup la dignité et la paix de ma retraite, et comme je crois que vous êtes bien de cet avis-là, je me fie à vous pour me bien conseiller. […] J’en ferai bien mon profit, et je l’ai déjà fait pour le plus important ; j’ai retranché toute la partie champêtre, et j’ai abordé tout de suite la Cavalcanti : de cette manière, le conte se passe tout entier dans ce monde de fantaisie où je l’avais conduit maladroitement.

1221. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. (Les Pleurs, poésies nouvelles. — Une Raillerie de l’Amour, roman.) » pp. 91-114

Le jour où l’on comprend enfin ce poëte, cette fleur de plus, où elle existe pour nous dans le monde environnant, où l’on saisit sa convenance, son harmonie avec les choses, sa beauté que l’inattention légère ou je ne sais quelle prévention nous avait voilée jusque-là, ce jour est doux et fructueux ; ce n’est pas un jour perdu entre nos jours ; ce qui s’étend ainsi de notre part en estime mieux distribuée n’est pas nécessairement ravi pour cela à ce que les admirations anciennes ont de supérieur et d’inaccessible. […] Hugo, a dit avec bonheur : Il est aussi, Victor, une race bénie Qui cherche dans le monde un mot mystérieux, Un secret que du ciel arrache le génie, Mais qu’aux yeux d’une amante ont demandé mes yeux. […] Ce devra être, même plus tard, dans ce monde éternellement renaissant de la passion, une lecture à jamais vive et pleine de larmes. […] A cette biographie un peu fabuleuse, tracée par conjecture, d’après les seules poésies, nous joignons la lettre suivante, où Mme Valmore a bien voulu répondre elle-même à des questions plus précises : « Mon père m’a mise au monde à Douai son pays natal (20 juin 1786). […] C’est pourtant ce que j’aime le plus au monde, au fond de ce beau temps pleuré. — Je n’ai vu la paix et le bonheur que là. — Puis une grande et profonde misère quand mon père n’eut plus à peindre d’équipages ni d’armoiries.

1222. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET. » pp. 177-201

Elle a cela pour elle, Que les sots d’aucun temps64 n’en ont pu faire cas, Qu’elle nous vient de Dieu, — qu’elle est limpide et belle, Que le monde l’entend et ne la parle pas. […] Puis, tout à côté, jaillit l’apostrophe outrageante et impie aux vieillards, dérision dure qui les traîne devant nous par les cheveux, afin qu’ils nous récitent, un pied dans la tombe, leurs joies de vingt ans, comme s’il n’y avait de sacré au monde que la jeunesse, la beauté et l’amour. […] Le durus Amor, l’Amour, fléau du monde, exécrable folie 68, n’avait jamais été étreint plus au vif, et, pour ainsi dire, plus au sang. […] Brizeux, Revue des Deux Mondes, janvier 1833. […] Le poëme du Pianto paraissait dans le même numéro de la Revue des Deux Mondes qui contenait l’article sur M. de Musset.

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