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164. (1940) Quatre études pp. -154

Pourquoi, disent les La Mettrie et les Maupertuis, pourquoi maintenir entre l’esprit et la matière une dualité superflue ? S’il faut tout expliquer par le plus simple, il est plus simple de croire à l’existence de la seule matière, douée des qualités que l’on attribuait autrefois à l’esprit. […] Ils ont plutôt spiritualisé la matière que matérialisé l’âme. » C’est ce que fait Maupertuis. S’il ne spiritualise pas la matière à proprement parler, il lui superpose les attributs que Leibniz avait attribués à son principe spirituel. […] Toute la matière est douée de sensibilité.

165. (1875) Premiers lundis. Tome III « Les poètes français »

Je continue sans doute de faire mes réserves, et je demeure récalcitrant ou, si l’on veut, classique sur quelques points ; mais en lisant certaines Chansons de geste, en étant obligé par profession de les étudier, de les analyser et de les démontrer à d’autres, comment n’en pas venir à en apprécier la matière, à en admirer le jet et la sève ? […] Pourquoi faut-il que le texte, du moins, soit si sauvage, si mal digéré, et qu’un poète définitif n’ait pas mis la dernière main à une si belle matière ! […] La matière épique y est donc, dans ces vieux poèmes, et très-abondante, à moitié brute, à moitié travaillée, mais des plus riches. […] tandis que les grands poèmes chevaleresques et les nobles sujets qu’ils traitaient se sont perdus avec le temps, ont été oubliés et n’ont laissé de souvenir que ce qu’il en fallait pour être parodiés, tandis que la grande et hautaine branche des Chansons de geste s’est desséchée et a péri, la branche plus humble des Fabliaux, et plus voisine de terre, n’a cessé de verdoyer, de bourgeonner et de fleurir ; ces vieux récits n’ont cessé de vivre, de se réciter, de se transmettre, et les auteurs connus, qui ont eu l’honneur de nous les conserver en les variant à leur guise, n’ont fait le plus souvent qu’hériter des inconnus qui leur en ont fourni la matière et soufflé l’esprit. […] On a cru pouvoir laisser chacun aller assez librement à sa sympathie, à sa prédilection : en telle matière un peu de fantaisie ne messied pas.

166. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

Mais la fécondité de Michel-Ange, égale à celle de la nature, prodiguait la conception comme la nature prodiguait la matière. […] Sans rival déjà parmi les sculpteurs du siècle, il rivalisait en se jouant les maîtres de la peinture, indifférent à l’instrument et à la matière, pourvu qu’il reproduisît la forme, l’attitude, le contour ou la couleur en toute chose créée ou pensée. […] À l’exception de quelques tronçons des marbres de Phidias dorés par le soleil levant de l’Attique sur le fronton du Parthénon, aucun sculpteur ne transmit jamais mieux à nos sens et à notre âme la vie immortelle du marbre et la pensée immatérialisée dans la matière. […] Mais l’artiste qui manie le bloc et qui taille le marbre participe à la fois de l’esprit et de la matière, du poëte et de l’artisan ; Dieu lui donne dans sa structure et dans son visage quelque chose de la masse et de l’aplomb de ses blocs ; et cette force que le philosophe ou le poëte n’ont besoin d’avoir que dans les organes de la pensée, le statuaire doit l’avoir répartie dans tous les membres, depuis le front qui conçoit jusqu’au bras qui soulève et jusqu’à la main qui taille le marbre. C’est sans doute dans les deux bustes de Socrate et de Michel-Ange qu’on trouve l’explication de leur rusticité de formes : manœuvres sublimes au bras de fer, pour faire jaillir de la matière rebelle l’impalpable et immatérielle beauté !

167. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — I. » pp. 204-223

Que Duclos ait profité des mœurs qu’il observait de près, des histoires qui se racontaient autour de lui, qu’il ait été en ce sens le secrétaire du monde et du cercle particulier où il vivait, cela est possible et même certain ; mais on n’en peut rien conclure contre sa paternité réelle : il eût été à souhaiter seulement que, secrétaire aussi léger et aussi délicat que l’avait été Hamilton en son temps, il eût rencontré comme lui, pour lui fournir matière, des chevaliers de Grammont. […] C’est un bon livre, qui ressemble à sa conversation refroidie ; les noms propres et les exemples qui pourraient égayer ou illustrer la matière font défaut : on a du moins un recueil d’observations fines, de maximes vraies et de définitions exactes. […] La discussion en cette matière exige des principes sûrs et des lumières rares. […] Il n’hésite pas à en définir les limites : On ne voit guère d’hommes passionnés pour le bel esprit, dit-il, s’acquitter bien d’une profession différente… Il n’y a point de profession qui n’exige un homme tout entier… Un homme d’imagination regarderait comme une injustice d’être récusé sur quelque matière que ce pût être.

168. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre III. La poésie : V. Hugo et le Parnasse »

L’empire, qui l’a jeté hors de France, lui fournit la matière des Châtiments (1853) : explosion puissante de satire lyrique. […] Il demande à l’érudition la matière de sa poésie : ses poèmes sont une histoire des religions. […] Tous ont une remarquable science de la facture, et si parfois la matière semble maigre ou vile dans leurs œuvres, il faut reconnaître que presque tous ont dit en perfection ce qu’ils avaient à dire. […] Une troisième direction reste, dans laquelle la poésie objective peut se trouver : elle consiste à recevoir de la perception extérieure la matière des vers, en sorte que le moi n’y contribue que par sa représentation du non-moi.

169. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

Une mère demandait un jour à Fontenelle de lui indiquer un précepteur pour son fils, mais elle exigeait que ce précepteur fût savant, érudit en toute matière, antiquaire, physicien, métaphysicien, enfin qu’il sut tout, et quelque chose encore au-delà. […] Il ne le place qu’après l’étude de l’histoire, après celle de la jurisprudence et de la religion ; il lui a fallu quelque courage, on le sent, pour ajourner le moment de parler de cette étude pour lui la plus attrayante et la plus chère : Il me semble, dit-il, qu’en passant à cette matière je me sens touché du même sentiment qu’un voyageur qui après s’être rassasié pendant longtemps de la vue de divers pays, où souvent même il a trouvé de plus belles choses, et plus dignes de sa curiosité, que dans le lieu de sa naissance, goûte néanmoins un secret plaisir en arrivant dans sa patrie, et s’estime heureux de pouvoir respirer enfin son air natal. […] D’Aguesseau n’eut jamais des ailes et de la passion véritable qu’en cette matière des belles-lettres. […] Il apporte dans ces matières toutes les qualités de son tempérament et de son esprit, et qui ailleurs seront des défauts.

170. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre II : M. Royer-Collard »

Poussé par Berkeley, puis par Hume, il arriva sur le bord du doute, il vit s’y engloutir l’esprit et la matière ; mais quand il vit sa famille précipitée avec le reste, il n’y tint plus : il cria aux philosophes qu’il voulait la garder ; il ne voulut point admettre qu’elle fût une collection d’impressions ou d’apparences ; plutôt que de la révoquer en doute, il se mit à les réfuter tous. […] Supposition contradictoire : car de deux choses l’une : si les idées sont des images matérielles, on ne peut pas admettre des portraits de la solidité, du chaud, de l’odeur et du son ; si elles sont spirituelles, elles ne peuvent ressembler à la matière, ni par conséquent la représenter. […] Que le genre humain se trompe ou non, que la matière soit une chose réelle, ou une apparence illusoire, il n’y met point de différence. […] On voit trop clairement ici l’instinct aveugle de la nature artiste et créatrice, l’effort inné par lequel la matière dispersée s’organise, acquérant des propriétés et des perfections qu’elle n’avait pas.

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