M.Dorchain a accompli ce miracle, de déconcerter l’ironie du lecteur en lui faisant les aveux qui, précisément, prêtent le plus à la raillerie dans ce bon pays de Gaule. […] Car si, en dépit du rude travail auquel il soumet ses lecteurs, en dépit même du fréquent ridicule de sa forme, les personnages ou, pour mieux dire, le monde qu’il a créé persiste à vivre dans notre esprit et y demeure ou y devient plus tragique et plus grand que dans les romans même où il s’agite ; si nous savons tous ce que c’est que Grandet, Goriot, Hulot, Crevel, Brideau, Biroteau, Pons, Mme Marneffe ou Rubempré ; s’ils sont encore aussi réels pour nous que des hommes de chair et d’os ; si les inventions de Balzac continuent pour ainsi dire à se développer et à fructifier en nous, longtemps, bien longtemps après que nous avons fermé son livre, c’est donc qu’il y avait su infuser une étincelle de vie d’une belle et durable vigueur ; et, si l’impression d’une première lecture de la Comédie humaine a chez nous des prolongements et des retentissements tels, qu’une seconde lecture ne pourrait plus que la diminuer, cela veut simplement dire que la puissance de suggestion était infiniment supérieure, chez Balzac, à la puissance d’expression. […] C’est un de ces cas comme-il s’en présente assez souvent dans les romans ou au théâtre, sur la vérité desquels les lecteurs et les spectateurs sont forcément très partagés.
Que le lecteur lise lui-même quelques-unes de ces pièces, autrement il n’aura pas l’idée des fureurs dans lesquelles le drame s’est précipité ; la force et la fougue s’y lancent à chaque instant jusqu’à l’atrocité, et plus loin encore s’il y a quelque chose au-delà.
Les sept merveilles Il y a quelque temps, un magazine convia les lecteurs américains à énumérer les sept merveilles du monde moderne et un journal vient de reprendre chez nous cette idée.
Mais ce qui le distinguait entre tous les autres, c’était une large intelligence compréhensive qui, exercée par des études et des compositions philosophiques868, saisissait les ensembles, et, par-delà les textes, les constitutions et les chiffres, apercevait la direction invisible des événements et l’esprit intime des choses, en couvrant de son dédain « ces prétendus hommes d’État, troupeau profane de manœuvres vulgaires, qui nient l’existence de tout ce qui n’est point grossier et matériel, et qui, bien loin d’être capables de diriger le grand mouvement d’un empire, ne sont pas dignes de tourner une roue dans la machine. » Par-dessus tant de dons, il avait une de ces imaginations fécondantes et précises qui croient que la connaissance achevée est une vue intérieure, qui ne quittent point un sujet sans l’avoir revêtu de ses couleurs et de ses formes ; et qui, traversant les statistiques et le fatras des documents arides, recomposent et reconstruisent devant les yeux du lecteur un pays lointain et une nation étrangère avec ses monuments, ses costumes, ses paysages et tout le détail mouvant des physionomies et des mœurs.
Admirons l’immutabilité de notre sensibilité, et que ce point de vue nous fasse juger d’une manière nouvelle nos poètes des siècles disparus, et les lecteurs qui furent émus par leur poésie.
En face d’un canapé, seul meuble du gracieux réduit, se trouvait un buste de Vénus : elle était là, l’antique et jeune déesse, pour sourire au nonchalant lecteur quand il posait son Horace au Donec gratus eram, quand il reprenait son Platon entr’ouvert à quelque page du Banquet.
Et il n’en est pas moins vrai que les œuvres qui, jusqu’ici, et sans comparaison possible, ont eu le plus de lecteurs ou de spectateurs, c’est encore tel roman du Petit Journal, tel mélodrame ou telle opérette, et que, d’autre part, les choses les plus fortes, les plus originales et les plus belles qui aient été écrites en ce siècle n’ont été et ne devaient être connues et aimées que d’un public excessivement restreint. […] On pourrait dire que la netteté, le poli, l’aisance imperturbable et le « fini » classique de son œuvre, qui font que tout le monde peut s’y plaire, n’en laissent sentir toute l’originalité qu’aux lecteurs très attentifs.