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375. (1839) Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque pp. 430-451

L’effervescence d’imagination qui lui inspira presque de l’enthousiasme pour le suicide doit lui paraître maintenant blâmable. […] Ce ne sont pas seulement les souffrances de l’amour, mais les maladies de l’imagination dans notre siècle, dont il a su faire le tableau. […] C’est, dit-elle, la peinture des maladies de l’imagination dans notre siècle ; et la cause de ces maladies, elle la trouve dans ces pensées qui nous assiègent, et qui ne peuvent se changer en actes, c’est-à-dire dans le contraste de notre développement intellectuel et sentimental, à nous autres modernes, avec la triste vie à laquelle nous condamne la constitution actuelle de la société. […] La maladie de l’imagination que madame de Staël voyait déjà si marquée dans Werther prend dans Byron un caractère plus intense, et sa cause se révèle plus clairement. […] et toi, Goethe, après avoir dit deux fois la terrible pensée de ton siècle, tu sembles avoir voulu t’arracher au tourment qui t’obsédait, en remontant les âges, te contentant de promener ton imagination passive de siècle en siècle, et de répondre comme un simple écho à tous les poètes des temps passés.

376. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre III. De la logique poétique » pp. 125-167

La première langue que les hommes se firent eux-mêmes fut toute d’imagination, et eut pour signes les substances même qu’elle animait, et que le plus souvent elle divinisait. […] C’est que nous ne pouvons exposer au-dehors les choses intellectuelles contenues dans notre entendement, sans être secondés par l’imagination, qui nous aide à les expliquer et à les peindre sous une image humaine. […] Plus tard, la puissance d’abstraire se fortifiant, ces vastes imaginations se resserrèrent, et les mêmes objets furent désignés par les signes les plus petits ; Jupiter, Neptune et Cybèle devinrent si petits, si légers, que le premier vola sur les ailes d’un aigle, le second courut sur la mer porté dans un mince coquillage, et la troisième fut assise sur un lion. Les formes mythologiques (mitologie) doivent donc être, comme le mot l’indique, le langage propre des fables ; les fables étant autant de genres dans la langue de l’imagination (generi fantastici), les formes mythologiques sont des allégories qui y répondent. […] Par suite de la même loi, les fables, universaux de l’imagination, durent naître avant ceux du raisonnement et de la philosophie.

377. (1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34

Cependant lord Byron, né dans un pays d’habitudes oratoires, où l’on parle à toute occasion, et où trop souvent on écrit comme on parle, n’a jamais daigné faire un choix entre les idées qui se présentaient en foule à son imagination. […] Trop peu confiant dans l’intelligence ou l’imagination de son lecteur, il veut tout lui expliquer ; il se commente lui-même, et le moindre risque qu’il court, c’est de nous rendre, pour ainsi dire, témoins du travail de sa composition, au lieu de nous en présenter le résultat. […] La jeune Circassienne est la proche parente de Gulnare et de Haïdée, et c’est une belle personne qu’on ne voit guère que par les yeux de l’imagination lorsqu’on a vingt-cinq ans. […] Tout jeune, il sait commander à son imagination, il se contient et se corrige. […] Rien de plus gracieux que cette figure de jeune fille passionnée et candide, intelligente et crédule, fière et timide, vivant au milieu des rêves de son imagination.

378. (1899) Le roman populaire pp. 77-112

Les imaginations, exaltées par le conte, tournent en jalousies pratiques et agissantes. […] N’est-il donc aucune œuvre d’imagination qui réunisse ces deux caractères d’être une œuvre d’art accessible à tous ? […] Le style, les épisodes, le choix de ces vastes tableaux faits pour séduire les imaginations les plus simples, tout révèle une divination géniale de l’âme populaire. […] La phrase reste toute simple ; elle parlait à l’imagination, elle parle au cœur, c’est-à-dire aux deux forces qui commandent à tous. […] Ce qui remplit, en général, les œuvres d’imagination, le commencement de l’amour, les serments d’amour, les fadeurs qu’échangent les fiancés, les emportements de passion, les malentendus, les regrets, les dissertations sur le bonheur ou le malheur par l’amour, tout cela est à peu près absent dans le poème en prose des Misérables.

379. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Maurice et Eugénie de Guérin. Frère et sœur »

Aujourd’hui c’est une seconde édition plus complète qui se publie et qui, se joignant au Journal et aux Lettres de Mme Eugènie de Guérin, sœur aînée du poète et morte elle-même peu de temps après lui, vient montrer quel couple poétique distingué c’était que ce frère et cette sœur : — lui, le noble jeune homme « d’une nature si élevée, rare et exquise, d’un idéal si beau qu’il ne hantait rien que par la poésie » ; — elle la noble fille au cœur pur ; à l’imagination délicate et charmante, à la croyance vaillante et ferme ; toute dévouée à ce frère qu’elle adorait, qu’elle admirait : et que, sans le savoir ; elle surpassait peut-être ; qu’elle craignait sans cesse devoir s’égarer aux idées et aux fausses lumières du monde ; qu’elle fût heureuse de ramener au bercail dans les heures dernières ; qu’elle passa plusieurs années à pleurer, à vouloir rejoindre, et dont elle aurait aimé cependant, avant de partir, à dresser elle-même de ses mains le terrestre monument. […] L’imagination n’est pas toujours d’accord avec le cœur. […] Elle se plut de bonne heure aux entretiens de ce frère poëte d’imagination et de nature : « Il m’était si doux de t’entendre, de jouir de cette parole haute et profonde, ou de ce langage fin, délicat et charmant que je n’entendais que de toi ! […] Le trop-plein fait torrent parfois… » Il y a des jours où, dans ce trop-plein qui lui pèse et qui fait cauchemar quand il ne fait pas torrent, elle se dit que l’aiguille lui va mieux que la plume : « J’ai pris la couture pour tuer cela à coups d’aiguille, mais le vilain serpent rémue encore, quoique je lui aie coupé tête et queue, c’est-à-dire tranché la paresse et les molles pensées. » Ce désaccord entre le cœur ou l’imagination de la noble fille et son cadre étroit, isolé, se fait sentir ; des plaintes qu’elle s’avoue à peine à elle-même nous en arrivent fréquemment. […] Son imagination, d’ailleurs, n’est jamais à court.

380. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet »

Je sors de ce volume avec l’idée très-rafraîchie et très-présente de tout ce qui occupait en ces moments l’attention du public et de ce qui hantait l’imagination d’Horace Vernet. […] Fallait-il peindre à perpétuité des Ajax, des Léonidas ou des Hector, des Ulysse, des fleuves Scamandre, comme le faisaient encore les peintres chers aux anciennes écoles et amis de l’ennuyeux ; ou bien aborder hardiment et coûte que conte des sujets nouveaux, vivants, — vivants ou dans l’imagination moderne ou dans la réalité, — comme le fit toute cette vaillante élite, les Delacroix, les Schnetz, les Scheffer, et Horace Vernet ? […] Sans se contraindre à aucun style, à aucun genre, à aucune espèce de sujets, il s’est mis à reproduire tous les objets qui frappent journellement son imagination si mobile et si heureuse ; aussi est-il éminemment le peintre de la France et du xixe  siècle, par la manière dont il représente notre nature et notre époque ; aussi a-t-il un degré de vérité, de grâce, de génie, que le talent ne doit jamais qu’à la présence immédiate des objets qu’il veut peindre. […] Se livrant avec une imagination vive et sensible à l’impression des objets, il en prend tour à tour le caractère : il change alternativement de style, de couleur, de moyens, et ne se ressemble qu’en une seule chose, la grâce et le naturel. […] Il est tout cela à la fois, parce que tout cela se trouve dans la nature ; il est universel, parce qu’elle l’est aussi, parce qu’elle contient tout, et si son exécution, toujours facile et heureuse comme son imagination, répondait par la simplicité et le naturel à la vérité de ses conceptions, il ne laisserait rien à désirer. » M. 

381. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre »

Or, cette idée, à première vue, ressemblait trop à une imagination de Saint-Simon pour ne pas lui être attribuée, et en effet le duc de Noailles, qui soufflait ce feu, donnait tout bas son cher confrère pour auteur et promoteur de ce singulier projet de salutation, de telle sorte que, parmi cette noblesse outrée, plus d’un aurait pu lui en chercher querelle et lui faire un mauvais parti. […] Ces soupçons, fruit d’une imagination échauffée et d’une haine recuite, n’avaient pu lui venir que longtemps après l’événement ; il s’est fait plus de tort à lui-même qu’à son ennemi, en ne se retenant pas de les exprimer. […] En le fréquentant, on lui trouve beaucoup d’imagination et peu d’esprit. […] C’est la juste harmonie du jugement avec l’imagination, qui constitue l’homme d’esprit ; joignez-y la conception nette et facile, c’est l’homme de beaucoup d’esprit ; avec le courage de plus, c’est l’homme de génie : mais, avec le feu seul de l’imagination, on extravague… « Il est de ces familles de Cour, tirées de l’obscurité par le bonheur et par l’intrigue, sans avoir jamais rendu d’éclatants services, sans avoir produit d’hommes d’un mérite élevé71.

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