Frédéric voulait la grandeur de la Prusse, et il savait à quel prix seulement et par quelles luttes il la pouvait conquérir et fonder, cette grandeur nouvelle, au cœur de l’Empire et à la face de l’Europe. […] La grandeur, il faut la réserver comme la fermeté de raison et de sens, pour définir et qualifier son glorieux frère.
Ce n’est plus cette fois, ni un Saint-Simon qui nous fait assister à tous les ressorts cachés, à tous les dessous de cartes, dans cet immense jeu d’une Cour à laquelle il laisse du moins, au milieu d’un fouillis sans pareil, son mouvement imposant et sa grandeur ; ce n’est plus un Dangeau nous annotant jour par jour les allées et venues, les entrées et les sorties, les mille détails et incidents du cérémonial ; ce n’est plus une princesse Palatine, duchesse d’Orléans, nous écrivant de Versailles des crudités à faire frémir, sur les princesses du sang qui boivent et fument dans les corps de garde, sur les gênes, les cuissons et les tortures intestines de l’étiquette, et nous donnant le gros menu d’un dîner du Roi ; ce n’est plus même un homme de l’art racontant les détails de la grande opération faite à Sa Majesté en 1686 : ceci est un Journal de la santé, des maladies et des incommodités de Louis XIV, dressé dès son enfance et allant jusqu’en 1711, c’est-à-dire quatre ans avant sa mort. […] En quoi l’on a sujet d’admirer la grandeur de son âme et la patience extraordinaire de ce prince, accompagnée d’une volonté admirable… » Tel il sera jusqu’au dernier jour. — (Ne jamais perdre de vue ce point-là, en lisant le Journal.) […] Pauvre nous-même, cependant, et que la grandeur n’est qu’apparence !
Elle aurait tout son esprit ; aurait-elle ses grandeurs, sa noblesse, sa force, son éclat et, pour tout dire, sa trempe ? […] Considérez notre littérature depuis le Moyen-Age, rappelez-vous l’esprit et la licence des fabliaux, l’audace satirique et cynique du Roman de Renart, du Roman de la Rose dans sa seconde partie, la poésie si mêlée de cet enfant des ruisseaux de Paris, Villon, la farce friponne de Patelin, les gausseries de Louis XI, les saletés splendides de Rabelais, les aveux effrontément naïfs de Régnier ; écoutez dans le déshabillé Henri IV, ce roi si français (et vous aurez bientôt un Journal de médecin domestique, qui vous le rendra tout entier, ce diable à quatre, dans son libertinage habituel) ; lisez La Fontaine dans une moitié de son œuvre ; à tout cela je dis qu’il a fallu pour pendant et contrepoids, pour former au complet la langue, le génie et la littérature que nous savons, l’héroïsme trop tôt perdu de certains grands poëmes chevaleresques, Villehardouin, le premier historien épique, la veine et l’orgueil du sang français qui court et se transmet en vaillants récits de Roland à Du Guesclin, la grandeur de cœur qui a inspiré le Combat des Trente ; il a fallu bien plus tard que Malherbe contrebalançât par la noblesse et la fierté de ses odes sa propre gaudriole à lui-même et le grivois de ses propos journaliers, que Corneille nous apprît la magnanimité romaine et l’emphase espagnole et les naturalisât dans son siècle, que Bossuet nous donnât dans son œuvre épiscopale majestueuse, et pourtant si française, la contrepartie de La Fontaine ; et si nous descendons le fleuve au siècle suivant, le même parallélisme, le même antagonisme nécessaire s’y dessine dans toute la longueur de son cours : nous opposons, nous avons besoin d’opposer à Chaulieu Montesquieu, à Piron Buffon, à Voltaire Jean-Jacques ; si nous osions fouiller jusque dans la Terreur, nous aurions en face de Camille Desmoulins, qui badine et gambade jusque sous la lanterne et sous le couteau, Saint-Just, lui, qui ne rit jamais ; nous avons contre Béranger Lamartine et Royer-Collard, deux contre un ; et croyez que ce n’est pas trop, à tout instant, de tous ces contrepoids pour corriger en France et pour tempérer l’esprit gaulois dont tout le monde est si aisément complice ; sans quoi nous verserions, nous abonderions dans un seul sens, nous nous abandonnerions à cœur-joie, nous nous gaudirions ; nous serions, selon les temps et les moments, selon les degrés et les qualités des esprits (car il y a des degrés), nous serions tour à tour — et ne l’avons-nous pas été en effet ? […] Je ne puis concevoir Rome que telle qu’elle est, musée de toutes les grandeurs déchues, rendez-vous de tous les meurtris de ce monde, souverains détrônés, politiques déçus, penseurs sceptiques, malades et dégoûtés de toute espèce ; et si jamais le fatal niveau de la banalité moderne menaçait de percer cette masse compacte de ruines sacrées, je voudrais que l’on payât des prêtres et des moines pour la conserver, pour maintenir au-dedans la tristesse et la misère, à l’entour la fièvre et le désert. » Un des plus avancés d’entre les esprits modernes, et des plus voués à l’idée du progrès quand même, M.
Et, en effet, ce qui a manqué dès lors et plus tard à de merveilleux talents, ce n’a été ni la grandeur ni la puissance ni la magnificence, ça été le charme. — Mais en voilà assez de ces souvenirs pour montrer qu’il s’en fallut de peu que je ne précédasse de beaucoup aux Débats M. […] … Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine… La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur… La grandeur qui vient par-dessus, loin d’affaiblir la bonté, n’est faite que pour l’aider, etc. » Mais c’est méconnaître outrageusement l’expérience que de déclarer ainsi que la bonté fait le fond de l’homme : l’homme n’est précisément ni bon ni méchant ; les uns ont reçu en naissant la bonté peut-être, mais les autres ont certainement autre chose au fond du cœur, et le grand Condé plus qu’un autre homme était une preuve de cette disposition primitive et nullement débonnaire. Bossuet, en proférant cette fausseté morale déguisée en beauté oratoire, ne faisait d’ailleurs qu’emprunter à Tertullien discutant contre l’hérétique Marcion une pensée théologique qu’il détournait de son sens, qu’il dépouillait de son tour déclamatoire en l’isolant, et à laquelle il imprimait un air de grandeur comme ce lui était chose aisée, sans la rendre pour cela plus juste38.
Louvois, âgé de trente-sept ans, le servait avec un zèle, une fougue et une capacité sans égale, n’ayant d’autre souci que son propre agrandissement de pouvoir au sein de la grandeur de son maître ; n’ayant d’autre scrupule que celui de n’en pas faire assez. […] un mélange d’ambition, d’habileté, de fraude et de grandeur ! […] Que celui qui aurait osé, s’il avait été Romain, reprocher à l’antique Sénat sa politique persévérante, conquérante et assimilatrice à tout prix, cette politique qui agissait et opérait uniquement en vue de la grandeur et des destinées de Rome, que celui-là jette la pierre à Louvois, tout occupé de former et de remparer d’une enceinte infranchissable ce vaste quartier de terre, ce pré carré, comme l’appelait Vauban, ce beau gâteau compacte qui constitua depuis lors l’unité de notre territoire !
Aussi ces admirables Mémoires, qui jusqu’ici ont été envisagés surtout comme ruinant le prestige glorieux et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutôt restituer à cette mémorable époque un caractère de grandeur et de puissance qu’on ne soupçonnait pas, et devoir la réhabiliter hautement dans l’opinion, par les endroits mêmes qui détruisent les préjugés d’une admiration superficielle. […] Ainsi la monarchie de Louis XIV, d’abord admirée pour l’apparente et fastueuse régularité qu’y afficha le monarque et que célébra Voltaire, puis trahie dans son infirmité réelle par les Mémoires de Dangeau, de la princesse Palatine, et rapetissée à dessein par Lemontey, nous reparaît chez Saint-Simon vaste, encombrée et flottante, dans une confusion qui n’est pas sans grandeur et sans beauté, avec tous les rouages de plus en plus inutiles de l’antique constitution abolie, avec tout ce que l’habitude conserve de formes et de mouvements, même après que l’esprit et le sens des choses ont disparu ; déjà sujette au bon plaisir despotique, mais mal disciplinée encore à l’étiquette suprême qui finira par triompher.
. — Pareillement, lorsque, après avoir vu dans la campagne trente arbres différents, des chênes, des tilleuls, des bouleaux, des peupliers, je prononce le mot arbre, je ne trouve pas en moi-même une figure colorée qui soit l’arbre en général ; car l’arbre en général a une hauteur, une tige, des feuilles, sans avoir telle hauteur, telle tige, telles feuilles ; et il est impossible de se représenter une grandeur et une forme, sans que cette grandeur et cette forme soient telles ou telles, c’est-à-dire précises. — À la vérité, devant le mot arbre, surtout si je lis lentement et avec attention, il s’éveille en moi une image vague, si vague qu’au premier instant je ne puis dire si c’est celle d’un pommier ou d’un sapin. […] L’animal est un corps organisé qui se nourrit, se reproduit, sent et se meut, et non ce quelque chose informe et trouble qui oscille entre des formes de vertébré, d’articulé ou de mollusque, et ne sort de son inachèvement que pour prendre la couleur, la grandeur, la structure d’un individu.