je ne voudrais pas redevenir jeune, à la condition d’être élevée comme je l’ai été, de ne vivre qu’avec les gens avec lesquels j’ai vécu, et d’avoir le genre d’esprit et de caractère que j’ai ; j’aurais tous les mêmes malheurs que j’ai eus : mais j’accepterais avec grand plaisir de revenir à quatre ans, d’avoir pour gouverneur un Horace… Et là-dessus elle se traçait l’idéal de tout un plan d’éducation sous un homme éclairé, instruit, tel que l’était son ami Horace Walpole. […] Concluez de là que vous m’êtes aussi nécessaire que ma propre existence, puisque, tous les jours, je préfère d’être avec vous à être avec tous les gens que je vois : ce n’est pas une douceur que je prétends vous dire, c’est une démonstration géométrique que je prétends vous donner. […] Je l’ai entendue discuter avec toutes sortes de gens sur toutes sortes de sujets, et je ne l’ai jamais trouvée en faute. […] Elle ne dormait plus : elle avait plus que jamais besoin de passer sa nuit dans le monde : « Quand cela nuira à ma santé, disait-elle, ou que cela ne s’accordera pas avec le régime des gens avec qui j’aime à vivre, je me coucherai à minuit s’il le faut. » Comme le vieux Venceslas, elle ne voulait s’endormir que le plus tard possible : Ce que j’ôte à mes nuits, je l’ajoute à mes jours. […] « Bref, dit-il, son âme est immortelle, et force son corps à lui tenir compagnie. » Il y a deux traditions sur Mme Du Deffand : la tradition purement française, qui nous est arrivée à travers ceux qu’elle avait jugés si sévèrement, à travers les gens de lettres et les encyclopédistes ; il y a autre chose encore, la tradition directe et plus vraie, plus intime, et c’est chez Walpole qu’il faut l’aller puiser comme à sa source.
La grande ville exerce un attrait prodigieux, même sur les petites gens dont la vie est rude, fatigante, excédante ; elle possède un charme spécial, dont l’idée n’est pas nécessairement liée à celle de plaisir, mais qui consiste peut-être dans la perpétuelle activité où l’on se sent plongé, dans l’incessante distraction de l’esprit et des yeux qui n’aperçoivent plus aussi bien la fuite des jours, dans la facilité et l’urbanité des relations, dans leur fragilité même qui les renouvelle, en somme dans les moyens que l’homme y trouve d’échapper à lui-même. […] Les gens du peuple les moins suspects de suivre une mode parlent ici comme un chroniqueur ou comme un feuilletoniste. […] Elle fait la belle fermière dans ses lettres, elle jure qu’elle se plaît au milieu de ses gens et de ses moutons ; mais c’est comme le prisonnier qui s’intéresse au travail d’une araignée et qui le décrit faute de mieux. […] Lorsqu’un jeune écrivain, né en quelque coin de province, arrive à Paris, son premier soin est de décrier son petit pays, pour bien montrer qu’il n’en est plus ; il renie ces humbles braves gens parmi lesquels il a vécu ; il se moque d’eux qui l’ont servi ou supporté ; il croit, par cette ingratitude, augmenter ses chances de naturalisation. […] Certaines gens naissent et grandissent avec une cervelle si pauvre, qu’ils ne peuvent vivre sans tapage et bavardage, sans poussière à respirer, sans un théâtre ou un salon pour passer la soirée.
Encore aujourd’hui, il rebute, et si on le donne à lire à des gens versés dans les sciences expérimentales, amateurs d’idées claires, accoutumés aux faits précis et prouvés, il n’est pas sûr qu’ils lisent un de ses volumes jusqu’au bout. […] Je vois d’ici la scène ; les gens frappaient à la porte de M. […] Suivez ce couloir sombre ; au bout vous trouverez l’escalier. » Beaucoup de gens s’en allaient, croyant sur parole. […] Il y a des gens qui fabriquent une philosophie pour gagner une place ou de la gloire ; mettez de côté ces flatteurs du gouvernement ou du public : M. de Biran n’en était pas. Mais il y a des gens qui fabriquent une philosophie pour traduire au dehors leur genre d’esprit et se faire plaisir ; considérez ces solitaires : M. de Biran en était.
Quand vous voyez un homme attaqué avec acharnement, avec furie, par toutes sortes de gens (et même d’honorables mais intéressés) et par toutes sortes de moyens, soyez bien sûr que cet homme a une valeur et qu’il y a là-dessous quelque bonne et forte qualité en jeu et qu’on ne dit pas. C’est encore un ancien, l’aimable et sage Ménandre, qui disait que dans ce monde, en fait de bonheur et de succès, le premier rang est au flatteur, le second au sycophante ou calomniateur, et que les gens de mœurs corrompues viennent en troisième lieu. […] Nous ne cesserons, nonobstant toute avanie, de croire obstinément à la vie cachée, aux muses secrètes et à cette élite des honnêtes gens et des gens de goût qui se rend trop invisible à de certaines heures, mais qui se retrouve pourtant quand on lui fait appel un peu vivement et qu’on lui donne signal. […] Les politiques, restés plus avisés, le savent bien pour leur compte, et, dans leur politesse, qui ressemble un peu à celle de Platon éconduisant les poëtes, ils renvoient d’ordinaire ces gens d’esprit, qui ne sont que cela, à la littérature.
Mais combien y a-t-il de gens qui savent lire avec attention même un article de journal, un avis de la Mairie, un fait divers, qui peuvent en répéter exactement le contenu, en expliquer le sens sans l’altérer, sans y ajouter, sans en perdre ? […] Trop de gens — même parmi ceux qui font profession d’écrire l’histoire littéraire ou de diriger le public dans le jugement des ouvrages anciens et nouveaux — trop de gens ne sont habitués qu’à lire rapidement comme on lit un-journal ou comme on lit un roman, à parcourir plutôt qu’à lire. […] Nous sommes un public pour ces écrivains immortels au même titre que les gens de 1580 ou de 1670 ; et nous avons le même droit d’essayer sur nos consciences, nos sensibilités et nos intelligences, la vertu de leurs œuvres, de les obliger à révéler par les réactions de nos esprits des propriétés nouvelles, que les générations des siècles disparus n’ont pas ou n’ont qu’à peine soupçonnées4.
Les attaques qu’il dirige contre ses adversaires sont, il est vrai, plus mordantes, mais aussi moins scandaleuses, et à part le seul La Fontaine, qu’il accuse de tirer profit des galanteries de sa femme, il est rare qu’il les poursuive dans le secret de la vie privée. « Je n’ai fait, dit-il, aucun reproche à mes parties qui regardât les mœurs ; je ne les accuse pas d’être faussaires, adultères, ni malhonnêtes gens…5 », quoique (ajoute-t-il) ce ne soit pas faute de matière, ni de preuves. […] Dans ce conflit de deux classes, l’une envahissante, l’autre mise en état de défense par la menace d’une décadence prochaine ; de la bourgeoisie, ou, si l’on veut, de la ville et de la cour, les préférences des gens de lettres étaient pour la noblesse, à laquelle les rattachaient d’abord leur intérêt, leurs pensions, les fonctions de secrétaires, de précepteurs et de bibliothécaires, enfin l’attrait, si puissant pour des esprits délicats, de la bonne compagnie, seule capable de les comprendre et de flatter leur vanité. Qu’était, en effet, le bourgeois pour les gens de lettres d’alors ? […] Furetière, d’ailleurs, ne s’est pas toujours borné, ainsi qu’on a voulu le faire croire, à critiquer les vices et les ridicules particuliers à son temps : le Tarif des partis sortables en mariage, l’Inventaire de Mytophilacte et la Somme dédicatoire, où se trouve formulée l’idée de l’association des gens de lettres telle que nous l’avons aujourd’hui, sont de la satire générale et éternelle.
J’ai déjà parlé de cette Correspondance dont on a dû ne nous donner que la partie insignifiante, je veux le croire au moins pour l’honneur des gens qui l’ont signée. […] Tous ces gens-là, dont quelques-uns sont officiellement des génies dans leurs livres, et quelques autres des esprits de la plus brillante fumée de réputation, n’ont plus qu’une élégance uniforme et une politesse effacée dans leurs lettres. […] , Adrien et Mathieu de Montmorency, Lémontey (qui n’y est pas assez), toute une société, enfin, de gens très comme il faut, mais qui n’ont sur rien une idée nouvelle, et qui ne savent que geindre entre eux parce que Napoléon envoyait Madame de Staël à Coppet, vivre en millionnaire dans le plus pittoresque pays d’Europe, quand elle tenait à épigrammatiser contre l’Empire sur le bord de son ruisseau de la rue du Bac. D’aucun de ces gens-là, comme de Madame Récamier d’ailleurs, il n’y a pas un mot qu’on puisse retenir, un mot vivant, qui dérange leur excellent ton, mais qui intéresse ou amuse, ce qui est le dernier degré de l’intérêt.