/ 2156
32. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre V »

Les mots latins francisés par le peuple n’ont souvent gardé aucun signe de leur naissance ; on n’aperçoit pas, au premier coup d’œil, libella dans niveau, catellus dans cadeau, muscionem dans moineau 51, patella dans poële, aboculus dans aveugle. […] L’e muet, quoiqu’il ne se prononce plus dans la plupart des cas, a gardé une valeur de position ; il est impossible, comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue française.

33. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Introduction » pp. 5-10

Difficile car retrouver les dates de publications à tirage restreint, ces publications elles-mêmes, parmi l’amas de papier imprimé par la génération des « petites revues et des plaquettes », n’est point une tâche aisée ; les auteurs n’ayant pas gardé le plus souvent la mémoire des dates, des formats, ou nous ayant à ce sujet fourni des renseignements erronés qu’il nous a fallu rectifier à grand’peine. […] Mais qu’on ne nous blâme point, en une époque de confusion et d’anarchie, d’avoir réservé nos meilleures louanges à ceux qui gardent fidèlement le sens de la tradition nationale : clarté, sobriété, mesure, méthode ; à ceux qui n’ont pas vêtu la déesse d’ornements étrangers, qui ne l’ont pas éloignée du grand chemin tranquille où passèrent, indifférents aux soucis de la politique éphémère et aux modes qui se fanent, les classiques.

34. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préfaces des « Odes et Ballades » (1822-1853) — Préface de 1824 »

Après la révolution française, Chateaubriand s’élève, et la proportion est gardée. […] Si de pareilles fautes de vérité se présentent fréquemment dans nos meilleurs auteurs, il faut se garder de leur en faire un crime. […] On a rassemblé ci-dessus quelques exemples pareils entre eux de ce faux goût, empruntés à la fois aux écrivains les plus opposés, à ceux que les scholastiques appellent classiques et à ceux qu’ils qualifient de romantiques ; on espère par là faire voir que si Calderon a pu pécher par excès d’ignorance, Boileau a pu faillir aussi par excès de science ; et que si, lorsqu’on étudie les écrits de ce dernier, on doit suivre religieusement les règles imposées au langage par le critique, il faut en même temps se garder scrupuleusement d’adopter les fausses couleurs employées quelquefois par le poëte.

35. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »

Il avait gardé un premier accent alsacien dont ses camarades se moquaient, et qu’il perdit, nous dit-il, par la suite. […] Lui, il gardait son chapeau sur la tête ; on le lui arracha de force. […] Elle avait donc gardé pour Fontanes un culte ; et lui, pour elle, de l’amitié. […] J’en ai gardé encore une forte oppression de poitrine. […] S’il y avait eu, comme dans la Révolution, peine de mort pour des signes de commisération, si les têtes avaient dû tomber, la plupart se seraient gardés de me dire un mot, et j’aurais eu peu de visites.

36. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Le duc de Lauzun. » pp. 287-308

Mais voici le trait essentiel : « Toute l’armée garda le secret de cette charmante étourderie, avec une fidélité que l’on n’eût pas osé espérer de trois ou quatre personnes. » On garda le secret à Mme Chardon parce qu’elle avait été brave, et on la traita comme un camarade qu’on ne veut pas compromettre. […] De toutes les images, celle du bourreau est assurément la plus révoltante, la plus impossible à rapprocher de la figure de l’être aimable qui, jusqu’à la fin, avait gardé quelque chose de ce joli oiseau effarouché auquel la comparait Mme Du Deffand, et de cette timide jeune fille de onze ans qu’un baiser de Jean-Jacques laissait toute confuse et interdite. […] Je garderais le silence sur cette œuvre de ténèbres, si je n’avais des raisons de croire que cette espèce de manuscrit dût être incessamment livré à l’impression. […] Il lui garda rancune, et s’en vengea en faisant le malheur de Mlle de Boufflers.

37. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Saint-Simon »

Louis XV mourut, la Révolution vint, l’empereur brilla et s’éteignit comme l’éclair du canon, et les manuscrits de Saint-Simon, ensevelis dans leurs cartons, et y restant gardés comme des odalisques par des eunuques qui ne pensaient même pas à regarder la beauté de ce qu’ils gardaient par un trou de serrure quelconque, attestèrent l’étrange amour que les gouvernements ont toujours eu pour les lettres en France ! […] Le stock immense, dont Edouard Drumont a compulsé les pièces, resta en dehors des Mémoires, sous la garde jalouse des eunuques sans sultan qui les détenaient, par le fait d’un pouvoir, routinier et indifférent, qui les laissait faire, et non par une volonté de maître qui veut ce qu’il veut, et qui ordonne… Ces muets ineptes, qui ne gardaient leur trésor pour personne, pas même pour eux, n’avaient pas même l’égoïsme de leur ineptie. […] Ils y étaient restés des bâtards, et quelques-uns, qui se sont vengés de leur naissance par de la gloire, en ont gardé le nom. […] On peut donc dire que du temps de Saint-Simon elle était d’hier… Excepté Dunois, le glorieux bâtard d’Orléans, qui fut un héros et qui racheta et effaça sa tache de bâtardise par les services qu’il rendit à la France, mais dont la postérité (la maison de Longueville) a gardé jusqu’à la dernière heure dans l’État, qu’elle n’a pas cessé de troubler, le caractère essentiel et pervers attaché à toute bâtardise, il faut descendre jusqu’à Louis XII pour trouver cette monstruosité de bâtards légitimés que Louis XIV, dans son orgueil de Nabuchodonosor, rendit plus monstrueuse encore.

38. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV, publiés par MM. L. Dussieux et E. Soulié. » pp. 369-384

Sachons donc gré à l’auteur des présents mémoires d’avoir rempli son dessein, même au prix de tant de détails qui sont de pure étiquette, de nous avoir tenus au courant de tous les pas et démarches du roi, de la reine, du principal ministre, de livrer ces faits tout secs et nus à notre critique, à nos réflexions : à voir le soin et le scrupule de ponctualité qu’apporte dans les moindres circonstances de son narré le noble chroniqueur, je suis tenté de l’appeler (toute proportion gardée) le Tillemont de la Cour. […] Cependant il faut qu’il ait varié, car M. de Polastron m’a dit qu’à une des campagnes de M. le duc de Bourgogne, à la table de M. le duc de Bourgogne, on mangeait sans chapeau, et quand quelqu’un, ignorant cet usage, gardait son chapeau, on l’en avertissait ; et M. le maréchal de Boufflers, dans la même campagne, disait à ceux qui dînaient chez lui d’ôter leurs chapeaux parce qu’il faisait chaud, ce qui prouverait que la règle était de l’avoir. […] Colbert pria le Roi de ne se point mettre en peine de l’argent, et lui dit qu’il ne lui demandait qu’une seule grâce, qui était de vouloir bien en garder le secret pendant huit jours. […] Le roi Auguste tira un ducat de sa poche et lui dit ; « Si vous aviez ce ducat, vous le garderiez, et moi, je le donne ; il me revient cinq ou six cents fois dans ma poche. » Mais le véritable intérêt des mémoires du duc de Luynes est moins dans les histoires d’autrefois, qui en relèvent de temps en temps l’apparente monotonie, que dans ces faits mêmes du jour, minutieusement enregistrés, et à travers lesquels il faut savoir lire.

/ 2156