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1665. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22

Jusque-là il était abbé comme on l’était volontiers alors, ayant le titre et quelques bénéfices ; mais il n’était point lié à son état, il n’était prêtre à aucun degré ; et en 1755, à l’âge de quarante ans, on le voit hésiter beaucoup avant de franchir ce pas dont il sent le péril, et d’où sa délicatesse d’honnête homme l’avait tenu éloigné jusque-là : « Je me suis lié à mon état, écrit-il à Pâris-Duverney (le 19 avril 1755), et j’ai mis moi-même dans cette démarche tant de réflexions que j’espère ne m’en repentir jamais1. » Quant aux petits vers galants, ils sont de sa première jeunesse ; il cessa d’en faire à l’âge de trente-cinq ans : J’ai abandonné totalement la poésie depuis onze ans, écrit-il à Voltaire en décembre 1761 ; je savais que mon petit talent me nuisait dans mon état et à la Cour ; je cessai de l’exercer sans peine, parce que je n’en faisais pas un certain cas, et que je n’ai jamais aimé ce qui était médiocre ; je ne fais donc plus de vers et je n’en lis guère, à moins que, comme les vôtres, ils ne soient pleins d’âme, de force et d’harmonie ; j’aime l’histoire… Il y a donc, avant tout, quand on parle de Bernis, à bien marquer les époques, si l’on veut être juste envers un des esprits les plus gracieux et les plus polis du dernier siècle, envers un homme d’une capacité réelle, plus étendue qu’on ne pense, et qui sut corriger ses faiblesses littéraires ou ses complaisances politiques par une maturité décente et utile, et par une fin honorable. […] Dans cette épître Sur la paresse, la seule que La Harpe ait distinguée, on voit Bernis au naturel, assez gracieux, mais sans force, sans élévation de but et sans idéal. […] Bernis, par conscience même et par sentiment de son peu de force, reculait et retardait : ses mœurs étaient celles de son âge et de son temps ; son cœur et son esprit n’avaient rien d’irréligieux : la perspective d’un évêché, qu’on lui laissait entrevoir moyennant des sacrifices extérieurs, était plus faite pour l’effrayer que pour le tenter : Non, tu connais trop ma droiture : Coupable par fragilité, Mais ennemi de l’imposture, Je ne joins pas l’impiété Aux faiblesses de la nature.

1666. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — II » pp. 375-394

Mais, mon cher frère, c’est une entreprise qui surpasse mes forces, une idée théorique qui m’a occupé souvent, et dont l’exécution ne se réalisera probablement que lorsqu’on établira la belle république que Platon avait imaginée. […] Mais, mon cher frère, laisser usurper à l’Autriche une autorité despotique en Allemagne, c’est lui fournir des forces contre nous-mêmes et la rendre beaucoup plus formidable qu’elle ne l’est déjà ; et c’est ce qu’aucun homme qui se trouve dans le poste que j’occupe ne doit tolérer. » C’était pour Frédéric une question d’honneur et une question d’influence. […] Il s’y conduit d’abord avec habileté et talent ; il fait une diversion en Bohême par une marche savante et difficile, à laquelle Frédéric qui est par-delà, en face de la grande armée autrichienne, applaudit comme à une merveille, espérant toujours communiquer à son frère de ce nerf et de cette vigueur dont il est si pourvu lui-même : il force à son égard la dose de louange, il fait tout pour l’électriser ; mais il n’en vient pas à bout, et la conduite du prince Henri est assez sévèrement qualifiée dans les mémoires que le roi a écrits de la guerre de 1778.

1667. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « I » pp. 1-20

À l’entendre, lui l’homme de la publicité harcelante et qui fatigua la renommée, il ne publiait jamais, presque jamais, ses livres que malgré lui, à son corps défendant : il avait un secrétaire qui le volait, un ami indiscret qui colportait ses manuscrits ; le libraire pirate s’emparait de son bien en le gâtant, en le falsifiant, et force lui était alors d’imprimer lui-même ses productions et de les livrer au public dans leur sincérité. […] Ce qui est plus étrange encore que l’étonnement de Voltaire, c’est que cet étonnement ait été partagé par l’illustre marquise, qui passe pour un géomètre d’une certaine force : il fallait que ce jour-là elle eût perdu ses principes, selon le mot piquant et bien connu de Mme de Staal de Launay : « Elle fait actuellement la revue de ses principes : c’est un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance : c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde. » Cela n’a l’air que d’une méchanceté ; mais voici la preuve.

1668. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers. »

Un autre témoin fort digne d’être écouté à son sujet, Dutens, un esprit sérieux et solide, le premier éditeur complet de Leibnitz, Anglais d’adoption et de jugement, qui avait visité les principales Cours d’Europe et qui avait en soi bien des termes de comparaison, a parlé de ce prince dans le même sens que le président Hénault : « M. le prince de Conti était l’un des plus aimables et des plus grands hommes de son siècle : il avait la taille parfaitement belle (il dérogeait par là notablement à la race des Conti, qui avait la bosse héréditaire), l’air noble et majestueux, les traits beaux et réguliers, la physionomie agréable et spirituelle, le regard fier ou doux, suivant l’occasion ; il parlait bien, avec une éloquence mâle et vive, s’exprimait sur tous les sujets avec beaucoup de chaleur et de force ; l’élévation de son âme, la fermeté de son caractère, son courage et sa capacité sont assez connus en Europe pour que je me dispense d’en parler ici. […] Madame, il a raison ; nous le méritons bien. » Le grand Frédéric, lorsque Dutens eut l’honneur de le voir quelques années après, reconnut de même la force de ce raisonnement et lui donna raison. […] Mme de Boufflers pourtant ne suivit pas son conseil ; sans doute elle ne s’en trouva pas la force ; elle resta jusqu’à la fin aussi liée avec le prince, aussi assidue, aussi dévouée : elle souffrit et renferma en elle sa souffrance.

1669. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier (suite et fin.) »

Il s’est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces. […] Je me reproche toujours de ne l’avoir pas forcé à faire un voyage : il se serait distrait par force. […] Je m’occupe un peu à lire Cicéron, Montaigne, des livres qui me donnent un peu de force à l’âme ; mais elle est accablée. » N’entendons-nous pas le cri de l’âme ?

1670. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par. M. le Chevalier Alfred d’Arneth »

Son caractère est vrai, et quoiqu’il est gauche, il a toutes les attentions et complaisances possibles pour moi. (15 décembre 1775.) » Gauche et empêché, c’était, je le répète, le seul défaut de Louis XVI vis-à-vis de cette jeune princesse : il avait d’ailleurs toutes les bonnes intentions et toutes les vertus, excepté cette force qui est l’essence de la vertu même. […] Ce défaut, ma chère fille, dans une princesse, n’est pas léger ; il entraîne après soi, pour faire la cour, tous les courtisans, ordinairement gens désœuvrés et les moins estimables dans l’État, et éloigne les honnêtes gens, ne voulant se laisser mettre en ridicule, ou s’exposer à se devoir fâcher, et à la fin on ne reste qu’avec mauvaise compagnie, qui entraîne peu à peu dans tous les vices… Ne gâtez pas ce fonds de tendresse et de bonté que vous avez. (17 août 1774.) » Et encore, — car cette morale générale n’est nullement en l’air et ne vient qu’à propos de rapports très-particuliers : « Ne prenez pas pour humeur ou gronderie ce que je vous ai marqué ; prenez-le pour la plus grande preuve de ma tendresse et de l’intérêt que je prends à vous, de vous marquer tout ceci avec tant d’énergie ; mais je vous vois dans un grand assujettissement, et vous avez besoin qu’on vous en tire au plus vite et avec force, si l’on peut encore espérer de l’amendement. […] J’ai tant vu d’injustices de ce genre et de faux jugements accrédités, à force d’être répétés, sur des personnes qui ne les méritaient pas, que je laisse toujours dans mon esprit une porte entr’ouverte à la contradiction et au doute.

1671. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre III »

Plus l’impôt est excessif, plus la prime offerte aux violateurs de la loi devient haute, et, sur tous les confins par lesquels la Bretagne touche à la Normandie, au Maine et à l’Anjou, quatre sous pour livre ajoutés à la gabelle multiplient au-delà de toute croyance le nombre déjà énorme des faux sauniers. « Des bandes nombreuses754 d’hommes, armés de frettes ou longs bâtons ferrés et quelquefois de pistolets ou de fusils, tentent par force de s’ouvrir un passage. […] En vertu de cette loi, 50 000 mendiants, dit-on, furent arrêtés tout d’un coup, et, comme les hôpitaux et prisons ordinaires ne suffisaient pas à les contenir, il fallut construire des maisons de force. […] » Aussi bien l’ordre n’est maintenu que par la force et la crainte, grâce aux soldats du guet que la multitude appelle tristes-à-patte.

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