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360. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre troisième »

Molière n’a fait qu’achever l’ébauche qu’a tracée Jean de Meung du faux dévot, aussi vieux que les religions, aussi indestructible qu’elles. […] Ne sont-ce pas les plus honnêtes gens qui font les affaires des faux dévots ? […] L’attrait des âmes simples vers le faux dévot, c’est l’attrait des moutons vers le loup habillé en pasteur. […] Quatre siècles plus tard, le faux dévot de Molière se déguise si bien qu’on le confond avec le vrai dévot. […] Depuis lors, Charles d’Orléans, amant émérite, fit comme le vieillard de Boileau ; il blâma dans les jeunes gens « les douceurs que lui refusait l’âge » ; il se moqua des amoureux et de l’amour, où il ne trouvait plus que Grand foison de faux.

361. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre sixième »

Les Fausses Confidences ne sont que la même situation, avec des circonstances qui la diversifient. […] A ce prix-là, je me résigne volontiers à traverser, dans Marivaux, ses inventions de maîtres déguisés en valets, ses faux confidents, même son marivaudage, qui paraît la langue naturelle de ces invraisemblances, et dont il réserve d’ailleurs les grâces minaudières pour ses valets. […] Que Bret s’y entend bien mieux que Racine, lui dont le Faux Généreux fait dire à Diderot : « Voilà qui plaira à toute la terre et dans tous les temps ! […] L’effet a confirmé mon jugement. » Soyez-en témoins, lecteurs, vous à qui j’apprends sans doute qu’il a existé un auteur au nom de Bret et une pièce appelée le Faux Généreux 64. […] L’Orpheline ou le Faux Généreux, comédie de Bret, fut représentée en cinq actes, en 1758, et imprimée en trois actes.

362. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre septième »

Il n’use d’aucune raison qui ne soit, en son lieu, la raison capitale, dans un raisonnement qui croulerait si elle était fausse. […] Sans insister sur ce que le génie de la langue trouverait à y redire, on se heurte, dans Massillon, à deux défauts communs à tous les rhéteurs dans toutes les langues, l’impropriété spécieuse et la fausse précision. […] La fausse précision, l’impropriété spécieuse, nous font illusion. […] Beaucoup d’esprit sans justesse, la recherche de ces choses qui flottent entre le vrai et le faux, et qu’on appelle complaisamment le neuf, nul besoin de penser pour croire, la fureur de se distinguer des autres par laquelle on arrive si vite à ressembler à tout le monde : tels sont les traits de beaucoup de ceux qui font du bruit dans les lettres au temps de Vauvenargues. […] L’image de la fausse n’est pas dissipée quand il arrive à la vraie, et il continue longtemps à les confondre.

363. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

On n’en finirait vraiment pas s’il fallait relever toutes les images de ce genre qui sont répandues dans ses vers ; son inspiration poétique emprunte plus d’une fois les apparences du cauchemar : Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits, Il arrive souvent que sa voix affaiblie Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts, Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts319  Il finit par se demander lui-même, non sans quelque raison : Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie ? […] Le mot malsain, selon lui, est inexact si l’on entend par là opposer un état naturel et régulier de l’âme, qui serait la santé, à un état corrompu et artificiel, qui serait la maladie. « Il n’y a pas à proprement parler de maladies du corps, disent les médecins ; … pareillement, il n’y a ni maladie ni santé de l’âme, il n’y a que des états psychologiques, … des combinaisons changeantes, mais fatales et pourtant normales. » — Cette théorie nous semble un mélange de vrai et de faux : il est vrai que tout rentre dans des lois, même les monstruosités, et aussi la maladie, et aussi la mort ; mais il est faux qu’il n’y ait point de monstres, de maladies ni de mort pour le médecin, et même pour le physiologiste, et enfin pour le sociologiste. […] Quant à placer, comme Baudelaire, la « langue natale de l’âme » dans les riches plafonds, les miroirs profonds et la splendeur orientale, c’est une de ces nombreuses absurdités qui remplissent ses vers et en font souvent la seule originalité : tout ce luxe faux et imaginaire, tout ce vain orientalisme n’est pas plus la langue natale de la vie que de l’« âme » : c’est un rêve artificiel et tout littéraire de l’imagination romantique. On peut soutenir que, même au point de vue de la pure sociologie, la littérature décadente est aussi fausse qu’elle est malsaine au point de vue physiologique et moral. […] Seulement un objet de faux luxe vaut moins pour sa valeur artistique que pour sa rareté : la rareté en matière de luxe est, pour la plupart, le critérium suprême de la valeur des objets ; or c’est un critérium antiartistique, puisqu’il permet d’estimer au même prix tel bibelot et telle œuvre d’art accomplie.

364. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — III. (Suite et fin.) » pp. 454-472

Mais n’est-ce donc rien que ce bon sens continu de l’expression, cette absence de tout ton faux, et une élégance ferme et précise qui est aussi une des formes excellentes de l’art d’écrire ? […] Et il cite à quelques pages de la lettre du général Bonaparte à Villetard, dans laquelle il est dit des bavards et des fous, à qui il n’en coûte rien de rêver la république universelle : « Je voudrais que ces messieurs vinssent faire une campagne d’hiver. » Traversant avec Bonpland les forêts de l’Amérique centrale et rencontrant dans une mission écartée un curé théologien qui se mit à les entretenir avec enthousiasme du libre arbitre, de la prédestination, et de ces questions abstruses chères à certains philosophes, Alexandre de Humboldt, en sa relation, ajoute : « Lorsqu’on a traversé les forêts dans la saison des pluies, on se sent peu de goût pour ce genre de spéculations. » Faire une campagne d’hiver, ou traverser les forêts vierges dans la saison des pluies, double recette pour se guérir ou de la fausse politique ou de la vaine métaphysique ; c’est la même pensée de bon sens rendue sous une image différente, et je me suis plu souvent à rapprocher les deux mots. […] Daru, et qu’il donne seulement à titre de conjecture, elle pourra être réfutée et démontrée fausse, elle n’en est pas moins dans les termes les plus stricts de la discussion historique et n’a rien du roman.

365. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert. » pp. 346-363

La seule nature distinguée et rêveuse qui s’y trouvera jetée, et qui aspire à un monde d’au-delà, y sera comme dépaysée, étouffée ; à force d’y souffrir, de ne pas trouver qui lui réponde, elle s’altérera, elle se dépravera, et, poursuivant le faux rêve et le charme absent, elle arrivera de degré en degré à la perdition et à la ruine. […] Léon Dupuis, qui à table se prend particulièrement de conversation avec Mme Bovary, et à l’instant, dans un dialogue très bien mené, très naturel, et foncièrement ironique, l’auteur nous les montre allant au-devant l’un de l’autre par leurs côtés faux, leur goût de poésie vague, de romanesque, de romantique, tout cela servant de prétexte à la diablerie cachée ; ce n’est qu’un commencement, mais il y a de quoi déconcerter ceux qui croient à la poésie du cœur et qui ont pratiqué l’élégie sentimentale ; évidemment leurs procédés sont connus et imités et parodiés : c’est à dégoûter des dialogues d’amour pris au sérieux. […] C’est bien un livre à lire en sortant d’entendre le dialogue net et acéré d’une comédie d’Alexandre Dumas fils, ou d’applaudir Les Faux Bonshommes, entre deux articles de Taine.

366. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — Lamennais, Affaires de Rome »

Il explique l’animosité des Jésuites contre lui par un passage du livre des Progrès de la Révolution (1829), et il ajoute après avoir cité ce passage : « On conçoit donc pourquoi leur institut ne nous paraissait pas suffisamment approprié aux besoins d’une époque de lutte entre le pouvoir absolu des princes et la liberté des peuples, dont le triomphe à nos yeux est assuré, » et il oublie que, pour l’accord logique, il faudrait était assuré, ce qui serait inexact en fait, et même entièrement faux, puisqu’en 1829 ce n’était point par ce côté, mais par l’autre bout, qu’il remuait les questions sociales. […] Forcé donc d’opter entre la Papauté, qui s’enchaînait à tout jamais à des principes faux, et l’indépendance absolue, il dut réfléchir beaucoup, dit-il, et aujourd’hui il se déclare émancipé. […] Et alors, si tant est que les leçons servent et qu’on devance l’âge, je croirais avoir beaucoup fait pour ce jeune homme, soit que la foi et la soumission chrétienne dussent résulter pour lui de son étonnement, soit qu’un scepticisme sagement méfiant dût désormais se mêler à ses impressions les plus vives, et hâter la maturité de sa raison d’homme aux dépens des faux enthousiasmes du disciple. — Il est un chapitre bien essentiel à ajouter au livre connu de Huet ; on pourrait  l’intituler : De la faiblesse de l’esprit humain, au moment du plus grand talent, dans les grands hommes. 

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