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422. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre I. Le Bovarysme chez les personnages de Flaubert »

La médiocrité de son énergie empêche toutefois que son personnage imaginaire ne l’engage en des entreprises compromettantes et cette fausse conception de lui-même n’a d’autre conséquence que de faire de lui un fruit sec de l’intelligence aussi bien que de la sensibilité. […] Mis aux prises avec cette nouvelle réalité, son pouvoir de s’imaginer autre qu’elle n’est trahit encore son impuissance à modifier le monde extérieur ; aucune image adverse ne peut empêcher que les effets souscrits ne soient présentés à leur échéance, qu’impayés ils ne soient protestés. […] Ils ont exactement les sentiments et les opinions qu’exigent leur profession, leur fortune et leur monde, et il semble bien que les uns et les autres seraient fort empêchés de penser, d’agir et d’être hommes s’ils n’étaient d’abord notaire, fonctionnaire, prêtre ou gentilhomme.

423. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

Mais cela ne fera pas qu’ils soient libres de rien changer à leur disposition intérieure ; ce vain désir n’empêchera pas les uns d’être condamnés à se satisfaire, quelque conséquence sociale qui puisse d’ailleurs en résulter pour eux ; il n’empêchera non plus les autres d’être condamnés à se contraindre, à s’interdire toute joie, en raison de la suprématie dans leur organisme du sentiment du devoir, qui ne cessera de les tenir en laisse à l’écart des plaisirs où ils aspirent. […] Si au contraire un individu se montre en proie à une manie habituelle, si les causes qui agissent sur la plupart des hommes pour les empêcher de commettre un acte — la présence d’autres hommes, la certitude du châtiment, — n’ont pas de prise sur lui, on constate alors que quelques-uns des poids ou des contrepoids qui constituent une personnalité normale font défaut chez lui, on le déclare automate, il devient irresponsable, le Bovarysme cesse à son égard, on le conçoit tel qu’il est.

424. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre III : Examen de la doctrine de Tocqueville »

Sans doute une majorité toute-puissante, comme en Amérique, peut empêcher l’individu de penser ce qui ne lui convient pas ; mais il restera toujours un champ très-étendu de pensée libre, et de ce retranchement la liberté pourra toujours faire peu à peu des sorties et prendre pied sur le terrain qui lui est interdit. […] Il en parle avec un sens très-juste et très-fin dans cette belle lettre à M. de Corcelles : « Comme vous, mon cher ami, je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour la métaphysique, peut-être parce que je ne m’y suis jamais livré sérieusement, et parce qu’il m’a toujours paru que le bon sens amenait aussi bien qu’elle au but qu’elle se propose ; mais néanmoins je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’elle a eu un attrait singulier pour plusieurs des plus grands et même des plus religieux génies qui aient paru dans le monde, en dépit de ce que dit Voltaire, que la métaphysique est un roman sur l’âme. […] « Il n’y a pas de pouvoir sur la terre, dit-il, qui puisse empêcher que l’égalité croissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche de l’utile, et ne dispose chaque citoyen à se resserrer en lui-même. » Il y a en effet bien des raisons, et trop longues à énumérer, pour qu’il en soit ainsi ; je ne sais cependant s’il faut dire : « La doctrine de l’intérêt bien entendu me semble la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps.

425. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141

En un mot, au style près, qui, soit par la longueur des phrases ou par l’usage de certaines expressions, fait quelquefois perdre à la narration une partie de ses graces, on ne peut s’empêcher d’admirer la fécondité de l’auteur, & son art à faire des tableaux agréables. […] Les murailles d’albâtre qui entourent le Paradis terrestre, les diables qui, de géans qu’ils étoient se transforment en pygmées pour tenir moins de place au conseil, dans une grande salle toute d’or, bâtie en l’air ; les canons qu’on tire dans le ciel, les montagnes qu’on s’y jette à la tête ; des Anges à cheval qu’on coupe en deux, & dont les parties se rejoignent soudain ; tant d’autres extravagances n’ont cependant pas empêché qu’on compare Milton à Homere qui a aussi ses défauts, & qu’on le mette au-dessus du Dante, dont les imaginations sont encore plus extraordinaires. […] Les changemens que le traducteur a fait à beaucoup de piéces, rend la lecture des ouvrages anglois beaucoup moins désagréable ; mais cette réforme empêche qu’on ne se forme une idée juste de la Poésie angloise.

426. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — La solidarité des élites »

Écoutons bien plutôt celle qui est un présent éternel, qui ne varie pas, la Nature. » Dix siècles d’anémie cérébrale, c’est-à-dire de spiritualisme chrétien, ont empêché la plante humaine de pousser des rameaux vigoureux dans l’espace, l’ont contrainte aux maigres efflorescences dénuées de couleurs vives. […] La conception chrétienne du monde et de l’homme, avec son ciel et son âme purement fictifs et irréels, a longtemps empêché la naissance d’un tel sentiment. […] Quelle hostilité d’ancêtres, la plus sanglante et la plus tenace, m’empêcherait de vivre parmi mes prétendus ennemis ?

427. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Mémoires de l’impératrice Catherine II. Écrits par elle-même, (suite.) »

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire de l’extrême folie de la chose ; mais ceci lui déplut très-fort, vu l’importance qu’il y mettait. […] Je viens de dire que je plaisais, par conséquent la moitié du chemin de la tentation était faite, et il est en pareil cas de l’essence de l’humaine nature que l’autre ne saurait manquer ; car tenter et être tenté sont fort proches l’un de l’autre, et malgré les plus belles maximes de morale imprimées dans la tête, quand la sensibilité s’en mêle, dès que celle-ci apparaît, on est déjà infiniment plus loin qu’on ne croit, et j’ignore encore jusqu’ici comment on peut l’empêcher de venir.

428. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Le père Lacordaire. Quatre moments religieux au XIXe siècle. »

« Ce qui est certain, c’est que si je vous avais trouvé dans la forêt de Compiègne sur votre cheval, je vous aurais bien donné une douzaine de coups de cravache, en ma qualité de votre père et de votre ami ; ceci ne m’empêche pas de vous embrasser bien tendrement. » On n’est pas plus aimable et plus cavalier en ne voulant pas l’être. […] qu’ils sont, essentiels, — aussi essentiels même que le commerce des femmes, — pour nous faire hommes tout à fait, pour nous rompre et nous désapprêter l’esprit et nous le déniaiser, pour nous guérir de la gourme originelle, pour nous ramener de temps en temps à la terre quand nous sommes tentés de perdre pied, pour nous avertir avec un léger croc-en-jambe et nous empêcher de faire l’ange quand l’envie par hasard nous en prend.

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