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1423. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le comte du Verger de Saint-Thomas »

L’auteur du Nouveau Code du Duel, ancien officier supérieur de cavalerie dans l’armée piémontaise, le comte du Verger de Saint-Thomas, qui, en matière de question d’honneur et de duel, a tout à la fois l’expérience et l’autorité, a voulu traiter et réglementer à sa manière ce difficile sujet du duel, si profondément ancré dans nos mœurs qu’il a résisté à toutes les législations, et même aux plus terribles… En ces derniers temps, le comte de Saint-Thomas a été précédé par le comte de Château-Villars, qui a écrit aussi un Code du Duel, et je crois bien que, dans l’avenir, il pourra être suivi de quelque autre codificateur encore ; car le duel, en France, a la vie assez dure pour enterrer plus d’une génération d’ambitieux codificateurs. […] Avant de légiférer pour son propre compte et en son privé nom, il nous a donné, en abrégé, l’histoire du duel en France, et cette histoire démontre, à toute page, l’inanité des législations quand il s’agit de changer et de modifier des mœurs toujours victorieuses d’elles… L’esprit moderne, dont la manie est de croire aux constitutions, qui sont les créations de son orgueil et que le vent de cette girouette a bientôt emporté, l’esprit moderne, qui méprise si outrageusement et si sottement le passé, apprend ici, une fois de plus, que tout dans l’histoire ne se fait pas de main d’homme, et que les coutumes ne s’arrachent pas du fond des peuples comme une touffe de gazon du sol… Saint-Thomas, dont le bon sens (heureusement pour lui) ne me fait point l’effet d’être dévoré par l’esprit moderne, semble l’avoir compris. […] Mais l’âme ne se tue pas si vite qu’il n’en demeure encore dans les hommes quand on croit qu’il n’y en a plus ! […] L’homme fut plus implacablement batailleur quand il ne se crut plus le bras vivant et visible de Dieu et quand on n’eut plus affaire qu’à son orgueil. […] Mais la patrie, qu’elle croyait avoir inventée et dont elle parlait toujours avec une si grande bouche, n’absorbait pas si bien les âmes que l’honneur, le vieil honneur à la manière de la vieille France, ne passât quelquefois par-dessus la patrie !

1424. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes d’Amérique » pp. 95-110

Si, comme on devait naturellement le croire d’après son titre, ce livre sur les femmes d’Amérique n’avait été que de l’observation consciencieuse et exacte, nous n’avons jamais assez aimé, dans les lointains où elle nous apparaît, la société américaine, pour nous irriter contre un daguerréotype impassible et cruel, qui nous montre les femmes de New-York ou de Philadelphie dans leur effroyable réalité. […] Encore une fois, il faut citer, pour qu’on nous croie : « La première femme, — dit dogmatiquement Bellegarrigue, page 88 de son volume, — la première femme qui échangea son célibat contre espèces a bien mérité de l’humanité ; car elle a proclamé le grand principe de la paix publique et de la prospérité universelle. » Certes ! […] Dès le début de ce livre inouï, l’auteur, pour honorer les Américaines, se met tranquillement à les comparer à ces misérables prostituées de France, dont la lâcheté de nos mœurs a cru voiler élégamment l’ignominie en les appelant des lorettes : « Ce type, chez nous (la lorette), — dit-il, aux pages 8 et 9, — n’est que le modèle d’une catégorie féminine. […] Il est douteux aussi — du moins, nous le croyons, — qu’ils admettent sans un modeste embarras la conclusion, logiquement très bonne, mais historiquement suspecte, que Bellegarrigue sait tirer de cette absence de la famille aux États-Unis : « L’autorité paternelle — dit-il — ayant abdiqué en Amérique, sinon en totalité, du moins en grande partie, il est arrivé que la famille n’y existe pas… et que l’extrême civilisation autorise les mœurs à ressaisir la simplicité de l’état sauvage. » Mais cet éloge, une fois jeté en passant, des Américains, qui ne sont pas l’objet spécial du livre, l’auteur revient aux femmes d’Amérique ; car sans la femme, nous dit-il avec une galanterie vraiment philosophique, la masculinité ne serait pas ! […] C’est un de ces esprits qui croient que le nombre fait la loi morale : « La vertu, — dit-il à la page 16, — la vertu se compose de tous les vices autorisés. » Un pareil homme est depuis longtemps usé sur toutes ses faces.

1425. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « IV. M. Henri Martin. Histoire de France » pp. 97-110

Raynaud, qui sont pour lui des peaux de lion relatives, et il s’est cru un lion d’historien ! […] Martin est ouvertement du moins un déiste, un providentiel de haute quintessence, qui croit à l’immortalité, sans dire où il la place, et qui hait le catholicisme avec des tendresses et des larmoiements de lamantin respectueux. […] Henri Martin croit-il réellement à ce qu’il écrit ? […] Sa perspective, très réelle, nous le croyons, et très agréable, si on veut, de gagner beaucoup d’argent pour avoir déposé sur le marché une histoire qui était demandée, cette perspective ne nous trouble pas. […] Martin une cocarde, — une branche de chêne, qui sera, je crois, tout son laurier, mais que la gaîté française saluera toujours !

1426. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XI. MM. Mignet et Pichot. Charles Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yuste. — Charles V, chronique de sa vie intérieure dans le cloître de Yuste » pp. 267-281

Ce Charles-Quint-là, —  si nous croyons les documents dont MM.  […] Toute sa vie à Yuste donne de tels démentis au parti qu’il avait embrassé, qu’on crut plus d’une fois qu’il se repentait et que le vieux lion, pour ne pas étouffer, allait sortir de son antre ! […] L’Inquisition, qui ne fut pas en réalité ce que le préjugé public la croit encore, l’Inquisition avait fait l’Espagne. […] Un historien a dit de Charles-Quint : « Les regrets de Worms furent tardifs. » Pour notre compte, nous croyons fort peu à ces regrets ; mais regrets ou remords dans la conscience du prince qui avait compromis également sa puissance et sa foi avec les ennemis de l’une et de l’autre, les faiblesses de Worms, les fausses habiletés du grand Habile qui ne vit pas à l’origine tout ce que le Protestantisme cachait, n’en furent pas moins un crime dans la pure conscience de l’Espagne, et un crime qui avait besoin d’expiation. […] Le croira-t-on ?

1427. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Crétineau-Joly » pp. 247-262

Pour mon compte, je ne crois pas que Crétineau ait cette haute destinée. […] Mais cette gloire qui sort de l’obscurité et de l’obstacle, peu à peu, comme un chêne sort de terre, et sur le gland duquel, les racines et les premières pousses, des troupeaux de bêtes ont passé, cette gloire, qui fut celle de Joseph de Maistre, ce génie de trempe immortelle qui pouvait attendre et qui attendit, je ne crois point que Crétineau-Joly l’ait jamais, et peut-être n’était-il pas fait pour elle. […] Et d’autant que le Pylade est ici non pas seulement un sentimental, mais un abbé de lettres, un ancien professeur de rhétorique (je crois), qui tient à faire la classe sur Crétineau et ses ouvrages. […] Secrétaire du duc de Laval, ambassadeur de France à Rome, qui trouva plaisant, comme un grand seigneur du xviiie  siècle, de faire prêcher son petit secrétaire devant Sa Sainteté le Pape, on croit rêver quand, dans le récit de l’abbé Maynard, on le voit, ce petit tonsuré, prêcher à Saint-Louis-des-Français. […] Mais on croit rêver bien plus encore quand (toujours dans les récits sans laissés de l’abbé Maynard) on le voit jouer avec S. 

1428. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Le roi Stanislas Poniatowski et Madame Geoffrin »

Mais si l’on en croit les Souvenirs de Ségur, l’amitié de Poniatowski pour Madame Geoffrin commença par la reconnaissance. […] se croyait le siècle de l’Amour. […] Je crois, d’honneur, qu’il y avait plus que de l’amitié dans le fond de son cœur, à Madame Geoffrin ! Je crois qu’il y avait un sentiment d’une autre nature, lequel y passe à travers les formes de son langage et en les embrasant, et que ce sentiment ne compromet pas trop aux yeux de la postérité cette femme raisonnable, dont le cœur peut-être n’avait jamais battu avant de rencontrer Poniatowski. […] On n’aime jamais qu’une femme entre toutes les femmes qu’on croit le plus aimer, et Catherine fut cette femme-là pour Poniatowski.

1429. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Nicolas Gogol »

Ils croiront que ce Nicolas Gogol, au nom si harmonieusement sauvage, est quelque Edgar Poe… ukrainien ou zaporogue, et ce sera une erreur dont ils s’apercevront bien vite, pour peu qu’ils ouvrent ces deux volumes, dont la prétention, au contraire, est d’être cruellement réels. […] Nous voulons bien l’en croire. […] Tel est l’honnête commerce de l’honnête Tchitchikoff ; tel est l’odieux fripon auquel le triste génie de Gogol a cru donner une friponnerie amusante ! […] Le tendre Maniloff, à qui « on voudrait voir une passion, une manie, un vice, afin de lui savoir quelque chose », madame Koroboutchine, Nozdref le hâbleur, Pluchkine l’avare, — ces tics plutôt que ces passions, — ne peuvent pas être mis à côté de la magnifique variété d’individualités qui foisonnent dans la Comédie humaine, et qui sont taillées si profond que les gens qui ne voient pas à une certaine profondeur ne les croient plus vrais, les pauvres myopes ! […] Rien n’entre mieux dans le cœur des hommes que leur propre image qu’on leur rapporte ; car jamais ils ne pourront croire que les réfléchir, ce ne soit pas les admirer !

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