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209. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1857 » pp. 163-222

Il faut au public des corps d’ouvrage solides et compacts, où il revoit des gens qu’il a déjà vus, où il entend des choses qu’il sait déjà. […] * * * — Les civilisations ne sont pas seulement une transformation des pensées, des croyances, des habitudes d’esprit des peuples, elles sont aussi une transformation des habitudes du corps. Vous ne trouverez plus sur les corps modernes les attitudes grandies et raidies à Rome par la vie à la dure, en beaux gestes longs et tranquilles, en poses héroïques à larges tombées de plis. […] Eh bien, nos corps à nous, nos corps d’anémiés, avec leur échine voûtée, le dandinement des bras, la mollesse ataxique des jambes, n’ont ni la grande ligne de l’antique, ni le caprice du xviiie  siècle, et se développent d’une manière assez mélancolique sous le drap noir étriqué. […] Si le public savait au prix de combien d’insultes, d’outrages, de calomnies, et de malaises d’esprit et de corps, est acquise une toute petite notoriété, bien sûrement, au lieu de nous envier, il nous plaindrait.

210. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1868 » pp. 185-249

Plus de sommeil, plus d’appétit, l’estomac barré, l’anxiété dans toute la boîte digérante, le corps mal en train, épeuré de la minute qui va venir, et peut le faire absolument malade. […] et serait-ce une première vieillesse de corps et d’âme ? […] Elle ne lui parlait, tout le temps, que de son corps, de son beau corps, chanté par les poètes, et qui ne pouvait et ne devait se donner comme le corps d’une autre. […] Cette cour avait duré trois séances, au bout desquelles elle lui faisait la proposition bizarre de lui appartenir au bout de quinze jours, mais après l’hommage et la sécurité de quinze visites, pendant lequel temps il s’engageait sur l’honneur à ne voir aucune femme, parce que, lui avouait-elle naïvement, elle avait peur d’une maladie, pour son corps, son beau corps. […] Une fatigue de tête qui rêvasse, mêlée délicieusement à un éreintement du corps.

211. (1903) La renaissance classique pp. -

Le catholicisme lui-même n’admet pas la vie bienheureuse de l’âme sans la participation de son corps glorieux. […] Le corps divin du Christ est d’abord pour eux une merveilleuse anatomie. […] Ils nous ont brisés, corps et âmes. […] Si ces mauvais maîtres ont amolli nos corps, ils ont gâté nos cœurs par les sentimentalités les plus basses. […] Si le corps de la patrie est gangrené, quelques membres sont restés sains.

212. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie) » pp. 5-96

Son âme aurait usé des milliers de corps. […] J’étais désireux de l’entendre encore parler sur ce sujet important, je cherchais à ranimer sa parole, et je dis : — Cette fécondité du génie est-elle tout entière dans l’esprit d’un grand homme ou bien dans son corps ? — Le corps a du moins la plus grande influence, dit Goethe. […] Après quelques heures de sommeil calme, Goethe vers minuit se réveilla et sentit de minute en minute un froid qui, de ses mains, étendues nues sur son lit, gagnait tout le corps. […] Le corps, mis à nu, était enseveli dans un drap blanc ; on avait mis alentour de gros morceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps que possible.

213. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre IV. Services généraux que doivent les privilégiés. »

Regardons le plus vivace et le mieux enraciné de ces corps, l’Assemblée du clergé. […] Un corps, comme un individu, pense d’abord et surtout à lui. Si parfois il sacrifie quelque chose de son privilège, c’est pour s’assurer l’alliance des autres corps. […] Ainsi travaillent les corps quand, au lieu d’être associés, ils sont séparés. […] Déjà, et bien avant le jour du danger, sa troupe n’est plus à lui ; si elle marche, c’est par routine ; elle n’est qu’un amas d’individus, elle n’est plus un corps organisé.

214. (1881) La psychologie anglaise contemporaine «  M. Georges Lewes — Chapitre II : La Psychologie »

Une glande séparée du corps continue d’être un petit laboratoire de changements chimiques, sécrétant comme il sécrétait dans l’organisme. Un nerf détaché du corps continue à manifester sa propriété spécifique de névrilité. […] Dans les îles Fidji, quand un homme va mourir, quelques heures avant sa mort, on porte son corps au dehors. […] Manger, boire, parler, ce sont des actes involontaires du corps, de la coquille vide, comme disent ces insulaires ; mais l’âme est partie, suivant eux. […] Les secondes (sensations des muscles, des viscères) sont au contraire extrêmement personnelles, parce qu’elles ne nous mettent en relation consciente qu’avec ce qui se passe dans notre corps.

215. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Romans et nouvelles » pp. 3-80

C’est comme une mort lente et successive des manifestations presque immatérielles qui émanaient de son corps. […] Nos corps, dans nos maladies, dans nos malaises, étaient habitués à ses soins. […] Il faut retourner à l’hôpital, rentrer dans cette salle d’admission, où, sur le fauteuil contre le guichet, il me semble revoir le spectre de la maigre créature que j’y ai assise, il n’y a pas huit jours. « Voulez-vous reconnaître le corps ?  […] J’ai cru voir au Cirque l’esclave qui recevait les corps des gladiateurs, — et lui aussi reçoit les tués de ce grand cirque : la société. […] L’inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d’un spectacle vous déchirant le cœur, la recherche de ce visage au milieu d’autres corps, l’étude et la reconnaissance de ce pauvre corps, sans doute défiguré, tout cela nous a fait lâches comme des enfants.

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