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330. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « L’abbé Brispot »

Si souvent on a répondu sans la faire taire aux objections de la philosophie, si souvent on a vu la pensée se frappant elle-même avec l’arme de ses propres raisonnements, qu’on se trouve amené à reconnaître que l’histoire, la tradition, les faits dans leur simplicité auguste et dans leur sainte authenticité, sont les meilleurs moyens de traduire la vérité chrétienne et de l’introduire ou de l’affermir dans les esprits ; sur ce point les expériences se sont accumulées, mais il importe plus qu’on ne croit de le répéter. […] D’ailleurs, pour un chrétien et pour un prêtre, l’idée de l’éternité rabougrit singulièrement la gloire, et s’il écrit son nom sur son œuvre, c’est plus pour le signaler aux fraternités de la prière que pour le livrer à ces bouffées de vent léger qui lèvent de terre un nom et l’emportent dans la renommée. […] Les annotations qu’il a choisies indiquent suffisamment cette tendance fixe de sa pensée : « Ce livre — est-il dit dans le prospectus très simple et très intelligent qui serait la préface naturelle de son ouvrage — n’est pas seulement le travail d’un auteur isolé, mais l’œuvre de tous les grands hommes qui ont brillé dans la société chrétienne depuis les temps apostoliques jusqu’à nos jours, qui semblent s’être levés de toutes les parties du monde et, malgré la distance des temps et des lieux, s’être réunis, comme dans un concile auguste, pour nous montrer comment nous devons concevoir Jésus-Christ et interpréter son Évangile.

331. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Lamartine »

Lamartine est le Virgile de la civilisation chrétienne par la profondeur des sentiments, et c’est un Virgile d’une bien autre force poétique par les facultés. […] Il a chanté Dieu et un Dieu inconnu à Virgile, et, depuis Virgile, nul poète chrétien dans les nations chrétiennes ne l’a chanté avec de tels accents· Voilà le mérite absolu de Lamartine parmi les poètes.

332. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Milton »

Lemon, trouva, tout en faisant sa charge, parmi les dépêches que Milton avait rédigées dans le temps qu’il était secrétaire d’État au département des affaires étrangères, un large manuscrit latin, qui fut immédiatement publié, par ordre du gouvernement anglais, sous le titre : « Traité de la doctrine chrétienne d’après les seules Écritures (Treatise on Christian doctrine compiled from the Holy scriptures alone) ». […] Mais un livre sur Milton seul, et tiré de Milton seul, comme il tira lui-même son traité de la doctrine chrétienne de l’écriture seule (alone), on pouvait très bien ne pas le faire. […] Sans le Paradis perdu, je vous le demande, que serait maintenant le secrétaire de Cromwell, le polémiste contre Saumaise, le républicain, le saint d’Israël de la République d’Angleterre, l’auteur de la Doctrine chrétienne retrouvée en 1823 et qui ne nous intéresse un peu que parce qu’elle est de l’auteur du Paradis perdu ; car que nous fait, à nous, hommes du xixe  siècle, que Milton fût, aux regards de l’Église protestante, orthodoxe ou hétérodoxe, trinitaire ou unitairien ?

333. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. — » pp. 397-422

Mais cet Arthur, qu’un hasard heureux, une saison plus recueillie, a laissé écrire avec plus de soin et de suite à un homme du monde redevenu chrétien ; ce roman, bien fait pour plaire à beaucoup, nous permet de parler, selon notre cœur et notre goût, d’un poëte aimable, d’un des naturels les plus charmants de ce temps-ci, et auquel il n’a manqué que le travail et l’haleine. […] Depuis le bon évêque de Belley, Camus, qui a fait tant et de si pauvres romans chrétiens, jusqu’à ceux qu’on renouvelle de nos jours, je sais que les auteurs ont cherché à éluder, à se déguiser l’inconvénient ; mais il est dans le fond et la nature des choses, et on peut au plus le dissimuler et le diminuer en s’avertissant. […] Il y a toutes sortes de grâces dignes du dix-septième siècle, d’un Bussy-Rabutin, moins bel esprit et plus poëte, et racontant à ses fils ses erreurs, son retour, avec repentance, avec goût ; il y a beaucoup du vicomte de Valmont, qui serait sincèrement devenu chrétien. […] et, quand vos grains recueillis seront devenus le pain des familles, ce pain que nous autres, insensés des villes, mangeons avec tant d’indifférence et d’oubli, le pauvre, toujours chrétien, lui, n’entamera pas sa nourriture unique, la vie de ses enfants, sans faire, avec la pointe de son couteau, cette croix dont il salue le jour et la nuit, et tous les actes de on existence laborieuse ; il remerciera Dieu du bienfait accordé à ses peines ; il lui demandera de bénir encore les travaux auxquels il s’apprête et pour lesquels il se fortifie. […] Ses dernières années se sont passées dans les mêmes sentiments, dans les mêmes regrets et les mêmes fluctuations morales qu’il avait éprouvés de tout temps : seulement les craintes et les regrets, ou même les remords chrétiens surnageaient de plus en plus.

334. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Anatole France »

J’ai dit ailleurs26 pourquoi certains esprits regardaient cet avènement comme une immense calamité, et qu’ils me semblaient bien sûrs de leur fait, et qu’une âme riche et complètement humaine devait être païenne et chrétienne à la fois. […] Le bon Hermas, vigneron de Corinthe, est resté païen, sa femme Kallista et sa fille Daphné sont chrétiennes, et c’est bien, en effet, par les femmes que la foi nouvelle devait le plus souvent pénétrer dans les foyers. Daphné est fiancée à Hippias, qui n’est point chrétien. […] Daphné, chrétienne par docilité, mais l’imagination et le cœur encore pleins des divinités anciennes, mêlant avec candeur le culte du Christ, dieu des morts, au ressouvenir des dieux de la vie, est une figure d’une vérité délicate et charmante. Après le vœu cruel de sa mère, c’est à la fontaine des Nymphes qu’elle va jeter l’anneau des fiançailles : Ô fontaine où l’on dit que dans les anciens jours Les nymphes ont goûté d’ineffables amours, Fontaine à mon enfance auguste et familière, Reçois de la chrétienne une offrande dernière.

335. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. Anecdotes. » pp. 123-144

… Mais, je vous en conjure, seulement un doigt de liqueur (vous en avez des Îles)… Je prie Dieu de leur donner tous les jours la même patience qu’à moi : elle est devenue bien rare pour supporter tant de tribulations… De la crème des Barbades, si vous voulez bien… J’en connais de bien respectables… — Au reste, la vie du chrétien n’est que tribulation, et je ne dois pas murmurer contre la volonté du ciel : je vous suis. » La scène est bonne ; elle est chargée : mais qu’importe ? […] Le littérateur en lui survivait à tout et ne se laissait pas sacrifier même par le chrétien. […] » — « Point du tout, je vous l’ai dit : vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. » Le tour de La Harpe, l’un des convives, arrive cependant ; il s’était tenu un peu à l’écart : « Voilà bien des miracles, dit-il enfin, et vous ne m’y mettez pour rien. » — « Vous y serez (lui réplique Cazotte) pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire : vous serez alors chrétien. » Sur ce mot de chrétien, on peut se figurer l’exclamation et le rire ; les figures s’étaient rembrunies, elles se dérident : Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.

336. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Rollin. » pp. 261-282

Dès les premières années du règne de Louis XIV, Messieurs de Port-Royal avaient essayé de fonder un système d’éducation très chrétien encore et à la fois non gothique, s’accordant sur bien des points avec la raison et le bon sens délivrés des entraves de la routine : si ces écoles de Port-Royal, compromises par le jansénisme, avaient péri, les livres et les méthodes des maîtres subsistaient à défaut de leurs exemples. […] Il est essentiel de remarquer que cette nature sobre, frugale, simple, austère et ingénue de Rollin s’était de bonne heure rangée aux doctrines morales du parti qu’on appelait janséniste ; il y penchait par goût, il s’y engagea par ses relations, et plus peut-être qu’il n’eût convenu à un chrétien aussi soumis et aussi modeste. Ce n’est pas à nous qui avons la conscience si large, et sur bien des points si indifférente, de venir aujourd’hui porter notre mesure et notre balance commode dans ces scrupules que connurent ces vies irréprochables et ces âmes rigoureuses : Rollin était naturellement de cette morale chrétienne que préféraient et pratiquaient les Despréaux, les Racine, les Du Guet ; mais cela le conduisit à prendre parti pour le père Quesnel, et bien au-delà ; à se prononcer même pour le diacre Pâris et pour les prétendus miracles du cimetière de Saint-Médard. […] Rollin, dans sa modestie qui descend à l’humilité, ne se donne jamais que pour un traducteur, un divulgateur, un colporteur de belles choses tirées des anciens, et qu’il tâche d’assortir avec choix, en les appropriant à la jeunesse chrétienne. […] La modestie pourtant, quand elle est innée et invétérée dans le tempérament même, quand elle augmente (loin de s’aguerrir) et qu’elle s’attendrit d’autant plus avec l’expérience et avec l’âge, n’est plus seulement une vertu morale et chrétienne, c’est le signe ou l’indice naturel d’une limite sentie.

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