Cette position de ministre en expectative se prolongea assez longtemps pour M. d’Argenson, qui s’en accommodait fort bien ; on sentait autour de lui qu’il le deviendrait tôt ou tard : « Mes bonnes intentions, dit-il, et des méditations fort sérieuses que j’ai faites sur les affaires d’État, commencent à percer beaucoup dans le monde ; à quoi joignant de la retraite qui me donne de la rareté, cela me fait passer pour un homme singulier dans le bien, et bien des gens qui ne me connaissent que d’imagination me prônent et m’élèvent. » Il lui venait des offres de services ; on lui proposait de le pousser auprès du roi par les domesticités ; des financiers habiles et administrateurs émérites (un M. de Bercy, gendre de l’ancien contrôleur général Desmarets), lui proposaient de servir sous lui en second, de travailler sous ses ordres, ce qu’ils ne feraient avec personne autre, et qu’il se laissât porter au ministère des finances : « Voilà de l’intrigue, car il en faut, ajoute en toute bonhomie M. d’Argenson, et heureusement j’y suis passivement. […] D’ailleurs, la différence de naissance peut être aussi écoutée ; il est fils d’un médecin, et j’ai l’honneur d’être d’ancienne noblesse. […] du seul archevêque de Bordeaux, mon oncle, lequel était un petit esprit, taquin et triste, grand économe, homme à vues bourgeoises, aimant sa maison avec orgueil, mais sans générosité, plein de lui et vide des autres, dur et sec, haïssable, et échappant seulement à la haine publique par son économie ; mais mon père et mes aïeux ont toujours passé dans leur temps pour gens francs, nobles, courageux et dignes de l’ancienne Rome, surtout de nulle intrigue à la Cour ; aimant la vie de province, ce qui est la vraie vie de la province ; riches ou pauvres, et cependant s’y faisant d’abord distinguer par les lumières de leur esprit et la bonté de leur cœur. […] [NdA] Dans les derniers temps de sa vie, M. d’Argenson était devenu plus sévère pour M. de Chauvelin, et je trouve dans ses cahiers la note suivante, sous le titre de Véritables causes de la guerre de 1733 : Je n’ai jamais été si surpris que causant avec M. de Chauvelin, ancien garde des sceaux de France, et lui ayant dit que la guerre de 1733 avait pu être causée pour réhabiliter la France, dont le cardinal de Fleury avait flétri la réputation en se montrant pacifique jusqu’à l’excès, cet ancien ministre me répondit que ce n’était point cela, mais que le roi ayant épousé la fille du roi Stanislas qui n’avait été reconnu roi par aucune puissance de l’Europe, Sa Majesté se trouvait ainsi n’avoir épousé qu’une simple demoiselle ; qu’il était donc devenu nécessaire que la reine fût fille d’un roi, quoquo modo, et que c’élait à cela qu’il avait travaillé heureusement.
Poirson, l’un de nos anciens maîtres, l’un des premiers et des plus utiles fondateurs de l'enseignement de l’histoire dans nos collèges, qui a dirigé pendant nombre d’années le lycée Charlemagne et l’a maintenu avec éclat à la tête des concours universitaires, M. […] Son Henri IV est très original, très instructif, et cependant il ressemble fidèlement à l’ancien, tel que se le figuraient nos pères, tel que Voltaire l’a célébré ; il sort du même fonds. […] Toutefois, en pourvoyant ainsi au plus pressé, il demeurait dans une position fausse et féconde en périls : il ne pouvait abjurer immédiatement sans s’avilir aux yeux de ses nouveaux sujets, sans se perdre aux yeux de son ancien parti ; et retarder cette conversion comme il le devait faire, c’était tenir incertaine et pendante la chance des événements et laisser la carrière ouverte à toutes les ambitions. […] Plus d’un homme des champs qui savait ses anciens put se dire alors, en parodiant légèrement Ménandre : « La paix nourrit bien le laboureur, même en Sologne ; et la guerre le nourrit mal, même en Beauce. » L’heureux mot de Sully, et qui est resté, « que le labourage et le pâturage étaient deux mamelles dont était alimentée la France », exprime ce même sentiment. […] Loin de moi de dire un mot désobligeant pour cette ancienne noblesse dont Henri IV est la personnification la plus attrayante !
Marot, dès la renaissance de François Ier, se rattachait à Villon, se refaisait son éditeur sur l’invitation du prince, et avait l’air de dater de lui comme d’un ancêtre et du plus ancien poète français qu’on pût atteindre. Plus d’un siècle après, Boileau lui faisait l’honneur de commencer par lui l’histoire, nécessairement très écourtée, qu’il donnait de notre ancienne poésie. […] Une idylle, composée, il y avait quatre-vingts ans environ, par un ancien évêque de Meaux, Philippe de Vitry, sur le bonheur de la vie champêtre, continuait de faire fureur, et le bûcheron Franc-Gontier et dame Hélène sa femme (un Philémon et une Baucis plus jeunes) recrutaient, parmi les badauds de la cité, bien des admirateurs à froid de la vie des forêts, louant la médiocrité non dorée, l’eau pure du ruisseau et le gland du chêne. […] Un homme de mérite qui s’est occupé des anciens poètes chrétiens, au point de vue de la musique et de la littérature, M. […] Tant qu’on ne produira pas un exemple ancien de cette façon de réplique qui donne ici tout l’agrément, et qui a surtout son à-propos quand il s’agit de femmes et de beautés célèbres, Villon reste en possession de son titre ; il garde en propre son plus beau fleuron.
Les Anciens aimaient à se figurer, en les unissant et les accouplant dos à dos, les types et figures représentant les genres les plus contraires : ainsi ils assemblaient dans un même marbre, en les opposant nuque à nuque comme les deux faces de Janus, la figure d’un Aristophane et celle d’un Sophocle : si ce n’était une profanation, à cause du sang qui tache le front de Danton, je me figurerais ainsi, ne fut-ce qu’un instant, Danton et Royer Collard enchaînés, et leurs deux faces tournées vers des fins toutes contraires, — deux antagonistes éternels ! […] il y avait de l’ineffaçable. » Cet ineffaçable dont il parlait se rapportait surtout à cette première et ancienne époque parlementaire, à cette première et glorieuse campagne où ils avaient combattu côte à côte comme deux frères d’armes. […] Quoiqu’ayant été préfet de police sous l’Empire, il avait, par ses tout premiers antécédents de conseiller dans l’ancien Parlement de Paris sous Louis XVI, par la mort de son père immolé sur l’échafaud et par tous ses liens de famille ou de jeunesse, une teinte royaliste très-suffisante pour figurer sur un très-bon pied dans la Chambre nouvelle. […] Il eut, à son début, sa journée d’éclat (28 octobre 1815), lorsque répondant à M. de Kergorlay qui s’attaquait à l’inviolabilité des biens nationaux et qui prétendait l’infirmer au nom de mille exemples historiques, anciens et modernes, allégués en preuve de l’éternelle vicissitude des choses et de l’instabilité des institutions humaines, il éleva et opposa, en face de ce spectacle philosophique trop décourageant, le point de vue du vrai politique et de l’homme d’État, qui doit se placer, au contraire, et raisonner constamment dans la supposition de la stabilité et, s’il se pouvait, de l’éternité des lois sur lesquelles la société repose, et qui doit d’autant plus paraître s’y fier et les proclamer durables, que l’on vient d’échapper à de plus grands orages : « Voilà, s’écriait-il, voilà ce qu’il faut espérer, ce qu’il faut vouloir, voilà ce qu’il faut, s’efforcer de voir et de démontrer comme le résultat possible et même assuré d’une conduite où la sagesse se trouvera heureusement combinée avec la fermeté. […] Celui-ci le prit alors de très-haut, et me montrant un fauteuil près de la fenêtre dans son cabinet, il me dit un jour : « Il était assis là, Monsieur, et je l’ai fait pleurer. » A ces termes de « mépris » qu’il employait contre Jouffroy, je me permis, malgré mon peu de familiarité avec le haut personnage, de lui dire qu’il me semblait plus que sévère pour une faute de jeunesse, déjà si ancienne.
Deschanel, un esprit sincère, autrefois professeur distingué de rhétorique, qui, dans un livre ingénieux, plein de faits et de remarques, vient réclamer cette transformation de l’ancienne rhétorique en histoire et en observation naturelle. […] Dubois, de l’ancien Globe, et M. […] L’ancien professeur de littérature grecque a trouvé, à tout moment, l’occasion d’utiliser et de monnayer la connaissance exacte qu’il a de l’Antiquité. […] Deschanel est en grande partie la mienne : prétendre qu’un lecteur ne doit être, à l’égard des livres anciens ou nouveaux, que comme le convive pour le fruit qu’on lui offre et qu’il trouve bon ou mauvais, qu’il savoure ou qu’il rejette sans en connaître la nature ni la provenance, c’est trop nous traiter en gens paresseux et délicats. […] Et pourtant je sens la force ou plutôt l’agrément des raisons qu’on m’oppose ; je le sens si bien, que je suis tenté parfois de m’y associer et de pousser aussi mon léger soupir ; tout en marchant vers l’avenir, je suis tout prêt cependant, pour peu que j’y songe, à faire, moi aussi, ma dernière complainte au passé en m’écriant : Où est-il le temps où, quand on lisait un livre, eût-on été soi-même un auteur et un homme du métier, on n’y mettait pas tant de raisonnements et de façons ; où l’impression de la lecture venait doucement vous prendre et vous saisir, comme au spectacle la pièce qu’on joue prend et intéresse l’amateur commodément assis dans sa stalle ; où on lisait Anciens et Modernes couché sur son lit de repos comme Horace pendant la canicule, ou étendu sur son sofa comme Gray, en se disant qu’on avait mieux que les joies du Paradis ou de l’Olympe ; le temps où l’on se promenait à l’ombre en lisant, comme ce respectable Hollandais qui ne concevait pas, disait-il, de plus grand bonheur ici-bas à l’âge de cinquante ans que de marcher lentement dans une belle campagne, un livre à la main, et en le fermant quelquefois, sans passion, sans désir, tout à la réflexion de la pensée ; le temps où, comme le Liseur de Meissonier, dans sa chambre solitaire, une après-midi de dimanche, près de la fenêtre ouverte qu’encadre le chèvrefeuille, on lisait un livre unique et chéri ?
L’ancienne France et la France nouvelle, le vieux maréchal disciple de Boufflers et le jeune colonel d’après Marengo se rencontrent dans un sentiment d’esprit patriotique et de moralité militaire élevée, Austerlitz semblait présager à Franceschi le plus beau sort. […] Le voilà donc général de brigade au lendemain d’Austerlitz ; tout lui a souri jusqu’ici : il a forcé l’entrée de la grande carrière ; il est au premier rang des émules dans cette arme d’avant-garde qui cite avec orgueil les noms des Conflans, des Ziethen, parmi les maîtres du genre et les héros du passé, et qui, après le brave Stengel, légué par l’ancien régime à l’armée d’Italie77, a déjà sa pléiade nouvelle, les Murât, les Kellermann, les Lasalle, les Colbert… Pourquoi, comme eux, n’arriverait-il pas à la gloire ? […] Lorsque je me trouvai sur ce fleuve, ses bords escarpés et menaçants, l’ombre qui en descendait et se projetait sur ses vastes contours, sa marche lente et silencieuse, sa profondeur qui rembrunissait ses ondes, me rappelèrent l’Achéron des anciens ; la rame de notre nocher, debout à l’angle du bac, sa barbe épaisse, ses rides, son front sourcilleux, prêtaient plus de vraisemblance à cette illusion. […] Le général de Saint-Joseph, avant de mourir, eut à cœur de consacrer la mémoire de son ancien chef, et cette pieuse pensée lui a porté bonheur : l’humble Notice honore aujourd’hui, à son tour, et protège la mémoire de M. de Saint-Joseph ; elle donne de lui et de sa manière de sentir la plus respectable idée. […] Sur Stengel, « le parfait modèle du général d’avant-poste », qui fait la transition de l’ancienne armée à la nouvelle, il faut voir la belle page que lui a consacrée Napoléon dans le récit de la première campagne d’Italie.
Un ancien prêtre marié, bon homme, M. de La Rivière, lui avait débrouillé, à lui et à ses frères, les premiers éléments, et la méthode libre du maître s’était laissée aller à l’esprit rapide des élèves. […] Quelques dissidences domestiques, élevées précédemment entre leur mère et le général, et qu’il ne nous appartient pas de pénétrer, avaient réveillé au foyer des Feuillantines les sentiments déjà anciens d’opposition à l’Empire, et la mère vendéenne, l’enfant élève de Lahorie, se trouvèrent tout naturellement royalistes quand l’heure de la première Restauration sonna. […] C’était après la conspiration de Saumur : Delon, son ancien camarade d’enfance, venait d’être condamné à mort, et la police cherchait à l’atteindre. […] Autour de Hugo, et dans l’abandon d’une intimité charmante, il s’en était formé un très-petit nombre de nouveaux ; deux ou trois des anciens s’étaient rapprochés ; on devisait les soirs ensemble, on se laissait aller à l’illusion flatteuse qui n’était, après tout, qu’un vœu ; on comptait sur un âge meilleur qu’on se figurait facile et prochain. […] L’hiver, on eut quelques réunions plus arrangées, qui rappelèrent peut-être par moments certains travers de l’ancienne Muse, et l’auteur de cet article doit lui-même se reprocher d’avoir trop poussé à l’idée du Cénacle, en le célébrant.