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830. (1890) L’avenir de la science « XV » pp. 296-320

L’homme spontané voit la nature et l’histoire avec les yeux de l’enfance : l’enfant projette sur toutes choses le merveilleux qu’il trouve en son âme. […] Tout était dit quand on s’était demandé s’il pense toujours, si les sens le trompent, si les corps existent, si les bêtes ont une âme. […] Malheur à qui passe indifférent auprès de ces masures vénérables, à l’ombre desquelles l’humanité s’est si longtemps abritée, et où tant de belles âmes trouvent encore des consolations et des terreurs ! […] Chaque nation y dépense de son âme, les crée de sa substance. […] Que de fois, en réfléchissant sur la mythologie de l’Inde par exemple, j’ai été frappé de l’impossibilité absolue où nous sommes d’en comprendre l’âme et la vie !

831. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

Victor Hugo nous a conservé de lui une lettre. « … On a dans l’âme quelque chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. […] Quant à placer, comme Baudelaire, la « langue natale de l’âme » dans les riches plafonds, les miroirs profonds et la splendeur orientale, c’est une de ces nombreuses absurdités qui remplissent ses vers et en font souvent la seule originalité : tout ce luxe faux et imaginaire, tout ce vain orientalisme n’est pas plus la langue natale de la vie que de l’« âme » : c’est un rêve artificiel et tout littéraire de l’imagination romantique. […] Mais les idées les plus élevées de l’esprit, qui sont, selon nous, le thème de la grande poésie et du grand art, nous nous les représentons comme intérieures à la poésie même, bien plus, comme constitutives de l’âme du poète ou de l’artiste. […] Dans le domaine physique, la maladie est plus contagieuse que la santé ; de même, dans le domaine moral, la colère, par exemple, ou l’amour des sens sont plus contagieux que la tranquillité d’âme du juste. […] De même, pour les autres, le ridicule est parfois une cause de rire sans malveillance, de gaieté, de légèreté d’âme.

832. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — II » pp. 414-431

La guerre de Sept Ans, en venant rompre le cours des prospérités de Frédéric et de ses loisirs si bien occupés, mit à l’épreuve l’âme de sa sœur, cette âme supérieure et sensible, et nous permet de l’apprécier par ses plus hauts côtés, dans son attitude vraiment historique. […] Le signe des belles et tout à fait grandes âmes est de n’en jamais perdre la conscience ni l’habitude aux heures de la force et de la prospérité. La margrave n’avait pas besoin de longs raisonnements pour croire au bon droit de son frère, pour se confier en ce qu’elle appelait sa grande âme, et que nous appellerons seulement son grand caractère. […] Ce ne sont pas des phrases, cela est vrai… Mon cœur et mon âme sont à Baireuth, chez vous, et mon corps chétif végète ici, sur les grands chemins et dans les camps. […] Contentons-nous de reconnaître et de saluer dans la margrave une des femmes originales du xviiie  siècle, un esprit piquant, une rare fierté d’âme, un caractère et un profil qui a sa place, marquée non seulement dans l’anecdote, mais dans l’histoire de son temps, et qui, à meilleur droit encore que le prince Henri et à un degré plus rapproché, se distinguera toujours au fond du tableau à côté du roi son frère.

833. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres publiées par M. de Falloux. »

Amenée, moins encore par mon âge que par la reconnaissance qu’il laisse croître, à étudier la vieillesse, je me retrouve peu sur le chemin des autres, et je voudrais ici l’étudier dans ses rapports avec Dieu et l’autre vie ; montrer que la vieillesse est pleine de grandeur et de consolation ; que son activité, concentrée en un foyer, en est plus intense ; que la dignité, la beauté d’une situation dont l’âme fait toute la vie, élèvent au-dessus de tout cette situation même ; et qu’enfin, comme on l’a dit du prêtre, si le vieillard est le plus malheureux des hommes, il est le plus heureux des chrétiens, le plus averti, et, s’il le veut, le plus consolé. […] « Une âme n’est-elle pas une âme, à quelque corps qu’elle soit liée ?  […] Elle voudrait même, moyennant un certain raisonnement, faire de la vieillesse « le point du milieu. » — Mais voici qui est décidément trop fort : « Connaissant la valeur du temps (dans la vieillesse), on aspire à le sauver, à le mettre en œuvre ; par l’ardeur du désir qu’on a de l’exploiter, l’âme va plus vite que les organes ; on est comme cette Ariane de Dannecker (dans la galerie Bethmann, à Francfort), qui va évidemment plus vite que la panthère qui la porte. […] « La nuit de notre exil, dit-elle, peut avoir des ombres, mais elle n’a point de ténèbres. » Elle excelle à ces nuances incroyables, à cet art d’opposer entre eux les mots les plus voisins parle sens, de manière à multiplier la pensée en la divisant, et à faire croire peut-être à plus de choses possibles qu’il n’y en a ; c’est ainsi qu’ailleurs elle dira, en jouant sur ces mots unisson, union, unité : « Il n’y a rien de si attractif pour les belles âmes qu’une belle âme ; et quand cette harmonie qui se devine existe, il faut peu de chose pour que, partant de l’unisson, on arrive à prétendre à l’unité. […] Mais la correspondance, désormais complète, avec Mlle Roxanne Stourdza me paraît devoir satisfaire à la plus exigeante curiosité psychologique : elle permet d’étudier à nu l’âme et l’esprit de Mme Swetchine, dans les années décisives de la seconde jeunesse.

834. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre V. De la littérature latine, pendant que la république romaine durait encore » pp. 135-163

Il y a dans leur langue une autorité d’expression, une gravité de son, une régularité de périodes, qui se prête à peine aux accents brisés d’une âme troublée, aux saillies rapides de la gaieté. […] Leur éloquence elle-même n’est point animée par des passions irrésistibles ; c’est la chaleur de la raison qui n’exclut point le calme de l’âme. […] Comparez à cette situation Périclès défendant, devant l’aréopage, Aspasie accusée ; l’éclat de la puissance, le charme de la beauté, l’amour même tel que la séduction peut l’exciter, vous trouverez tous ces moyens d’effet réunis dans le récit de ce plaidoyer ; mais ils ne pénétreront point jusqu’au fond de votre âme. […] La folie causée par le malheur, ce cruel tableau de la nature physique, troublée par les souffrances de l’âme, ce puissant moyen d’émotion, dont Shakespeare a tiré le premier des scènes si déchirantes, les Romains n’y auraient vu que la dégradation de l’homme. […] L’histoire de Salluste, les lettres de Brutus28, les ouvrages de Cicéron, rappellent des souvenirs tout-puissants sur la pensée ; vous sentez la force de l’âme à travers la beauté du style ; vous voyez l’homme dans l’écrivain, la nation dans cet homme, et l’univers aux pieds de cette nation.

835. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre VI. Science, histoire, mémoires »

Boissier s’est enfermé dans son rôle d’historien : historien non des faits, mais des âmes, des idées, des croyances, dont il a recherché de préférence l’expression dans les monuments écrits, dans l’épigraphie et la littérature. […] Des textes et de la sèche érudition, il extrait la vie, vie de Cicéron, ou d’Horace, ou de Virgile, vie de la société romaine aussi en ses divers états, à ses diverses étapes : son style translucide atteint avec une égale aisance les formes sensibles et les invisibles forces, l’être individuel et l’âme collective. […] Une conception de l’univers et de la vie s’affirme dans ces œuvres maîtresses qui ont rempli l’existence de Renan : la même qui nous est renvoyée par ces essais de toute sorte, où sa pensée se reposait, où se jouait sa fantaisie, études d’histoire, de critique ou de morale, dialogues ou drames philosophiques, et toutes ces allocutions, confidences, propos, où d’un mot le maître donnait le contact et le secret de son âme. […] Il a reçu l’éducation ecclésiastique, et il a gardé l’âme ecclésiastique : une âme de douceur, de finesse, de nuances, et puis — ce qui est le grand point — dans la perte de la foi, le sens de la foi, le respect de la foi. […] Mais il a agi sur quelques intelligences, quelques âmes d’élite, et par elles passe, par elles surtout passera dans le domaine commun de la pensée le meilleur de l’œuvre du maître.

836. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « La génération symboliste » pp. 34-56

Les âmes communes et grossières ne se laissent point facilement entamer. […] Mais les âmes fines et scrupuleuses s’y blessent et s’y meurtrissent pour la vie. […] Camille Flammarion en arrivera tout à l’heure à conclure : « L’âme n’est pas un vain mot. […] Ils savent ce qu’ils valent, mais ils savent aussi que les âmes médiocres seules sont capables de cabotinage, d’intrigues et de « bluff ». […] Vous êtes de ceux qu’une « pointue vivacité d’âme », comme dit Montaigne, paralyse et rend impropres à l’artifice des petits négoces.

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