Entre tant d’écrivains qui, depuis Herder, Ottfried Muller et Gœthe, ont continué et rectifié incessamment ce grand effort, que le lecteur considère seulement deux historiens et deux œuvres, l’une le commentaire sur Cromwell de Carlyle, l’autre le Port-Royal de Sainte-Beuve ; il verra avec quelle justesse, quelle sûreté, quelle profondeur, on peut découvrir une âme sous ses actions et sous ses œuvres ; comment, sous le vieux général, au lieu d’un ambitieux vulgairement hypocrite, on retrouve un homme travaillé par les rêveries troubles d’une imagination mélancolique, mais positif d’instinct et de facultés, anglais jusqu’au fond, étrange et incompréhensible pour quiconque n’a pas étudié le climat et la race ; comment avec une centaine de lettres éparses et une vingtaine de discours mutilés, on peut le suivre depuis sa ferme et ses attelages jusqu’à sa tente de général et à son trône de protecteur, dans sa transformation et dans son développement, dans les inquiétudes de sa conscience et dans ses résolutions d’homme d’État, tellement que le mécanisme de sa pensée et de ses actions devient visible, et que la tragédie intime, perpétuellement renouvelée et changeante, qui a labouré cette grande âme ténébreuse, passe, comme celles de Shakspeare, dans l’âme des assistants. […] Prenons maintenant les deux principales œuvres de l’association humaine, la famille et l’État. Qu’est-ce qui fait l’État sinon le sentiment d’obéissance par lequel une multitude d’hommes se rassemble sous l’autorité d’un chef ? […] La famille est un État naturel, primitif et restreint, comme l’État est une famille artificielle, ultérieure et étendue ; et sous les différences qu’introduisent le nombre, l’origine et la condition des membres, on démêle, dans la petite société comme dans la grande, une même disposition d’esprit fondamentale qui les rapproche et les unit. […] Il en est ainsi pour chaque espèce de production humaine, pour la littérature, la musique, les arts du dessin, la philosophie, les sciences, l’État, l’industrie, et le reste.
Il remplissait de son importance l’État tout entier ; il effaçait le roi, la cour, la noblesse, le peuple. […] XXV Tous les hommes d’État, tous les écrivains, tous les orateurs sortis de la proscription, de l’ombre ou du silence après la terreur, se pressaient dans ses salons comme sous l’égide de la liberté retrouvée dans les ruines ; elle contenait l’impatience des uns, elle modérait la réaction des autres, elle relevait le découragement, elle fortifiait la constance, elle réconciliait dans un patriotisme commun ceux que les factions avaient séparés pour le malheur de tous. […] XXVI Le dix-huit brumaire, le coup d’État du général Bonaparte retournant l’armée contre la révolution, dissipa cruellement dans madame de Staël une partie de ses illusions. […] Ce fut surtout le coup d’État contre la philosophie. […] Négliger madame de Staël était un coup d’État contre Paris plus dangereux peut-être que celui de Saint-Cloud, un coup d’État contre l’opinion, contre la popularité, contre la littérature, contre la conversation, contre les salons.
Les décrets de l’Empereur par lesquels il lui conférait ces hautes missions sont conçus en des termes qui sont de beaux titres de noblesse : « Prenant entière confiance dans le zèle et la fidélité à notre service du sieur Daru, membre de notre Conseil d’État…, lui donnons plein et absolu pouvoir… ; promettant d’approuver tous les actes qu’il aura passés…, de regarder comme valides et irrévocables toutes les opérations qu’il aura terminées, etc. » (Décret d’Erfurt du 11 octobre 1808, et aussi celui de Dresde du 22 juillet 1807.) […] Daru fut nommé ministre secrétaire d’État, ce qui fit trêve quelque temps dans son intendance générale des armées ; mais il en reprit de fait les fonctions pendant la dernière partie de la campagne de 1812 ; et au mois de novembre 1813, devant l’imminence du danger, il quitta la secrétairerie d’État et devint ministre directeur de l’administration de la Guerre, position moindre ; mais était-ce descendre, et l’idée en venait-elle seulement à M. […] Daru, et où il passa de la simple condition d’un administrateur cultivant les lettres à celle d’un personnage considérable dans l’État.
Il avait pour mère une Française, Marie de Nemours, qui devint régente de l’État à la mort de son époux Charles-Emmanuel, enlevé dans la force de l’âge (12 juin 1675). […] Sa première et sa plus chère idée, dès qu’elle le vit en âge, fut de penser à l’éloigner de ses États héréditaires et à le reléguer au loin sur un trône, elle devant continuer de régner et de gouverner par elle-même ou par ses ministres favoris. […] Ce qu’apprenant Victor-Amédée, il fit venir le jeune comte dans sa chambre, lui ôta son épée, en lui demandant s’il ne savait pas que le duel était un crime d’État ; puis, ne se contenant plus, il se jeta sur lui, le frappa avec rage, lui répétant à chaque coup « d’aller porter cela en France, qu’il n’était qu’un palefrenier, qu’il allât servir le roi de France, etc. » On arracha de ses mains le jeune homme tout meurtri et qui n’osait se défendre ; les parents non plus n’osèrent se plaindre. […] A l’entendre, si sa mère le poussait trop loin et prétendait lui imposer plus que des conseils, lesquels il serait toujours ravi de recevoir ; si l’on oubliait pourtant qu’il était majeur enfin et voulait être maître, il ne demandait pour juge et arbitre en ce conflit que le roi lui-même, ajoutant : « Qu’il ne pouvait, croire que le roi voulût empêcher un prince légitime de gouverner ses États ; qu’il lui enverrait quelqu’un de confiance pour lui marquer son zèle et son respect ; qu’il n’entrerait jamais dans d’autres intérêts que les siens ; qu’il ne se marierait que de sa main, et que, se tenant dans ces termes et que faisant encore plus pour son service que n’avait fait Madame Royale, il était persuadé de n’être point désapprouvé de lui dans les démarches qui pouvaient lui donner à lui-même un peu de considération. » Il allait plus loin à certains moments, et comme s’il avait obéi à un élan de son cœur : « Eh bien !
Calonne, en assemblant les Notables et en se flattant de tirer d’eux l’abolition des privilèges, la proscription des abus et la règle dans les finances de l’État, procédait comme s’il ne s’était agi, en vérité, que de passer le rouleau sur un gazon ; il y fallait la sape et la charrue. […] Le choix de Brienne pour ministre fut la première grande erreur politique de la reine, et, dès ce jour, malgré un reste de répugnance, elle dut s’occuper de manœuvres et d’affaires d’État avec suite ; elle avait marqué son influence, elle se vit dans l’obligation de la maintenir. […] La raison d’État (et il est peu de femmes qui en soient capables, je suis loin de les en blâmer), ne connaît pas de ces tendresses. […] Gay, son libraire-éditeur, furent mis en cause comme prévenus d’avoir commis le délit de contrefaçon, en éditant, sans autorisation du Gouvernement, un manuscrit (c’est-à-dire le catalogue même) appartenant à une bibliothèque publique et conséquemment à l’État.
Nous touchons ici à l’une des raisons essentielles qui font que l’historien, même le grand historien, n’est pas nécessairement un grand politique ni un homme d’État. […] L’homme d’État se charge de traiter le malade encore vivant. […] Il a, chemin faisant, mainte maxime d’État, mais aucune de ces réflexions morales qui éclairent et réjouissent, qui détendent, qui remettent à sa place l’humanité même, et comme il en échappe sans cesse à Voltaire. […] Quant aux autres, aux hommes d’État véritables, aux ambitieux de haute volée, vous croyez qu’ils ne succombent jamais que pour des motifs dignes d’eux, dignes du sacrifice pénible qu’ils s’imposent en nous gouvernant.
Pendant les négociations de la paix des Pyrénées, Mazarin, s’entretenant avec le Premier ministre d’Espagne, don Louis de Haro, lui parlait des femmes politiques de la Fronde, de la duchesse de Longueville, de la duchesse de Chevreuse, de la princesse Palatine, comme étant capables chacune de renverser dix États : — Vous êtes bien heureux en Espagne, ajouta-t-il ; vous avez, comme partout ailleurs, deux sortes de femmes, des coquettes en abondance, et fort peu de femmes de bien : celles-là ne songent qu’à plaire à leurs galants, et celles-ci à leurs maris ; les unes ni les autres n’ont d’ambition que pour le luxe et la vanité ; elles ne savent écrire, les unes que pour des poulets, les autres que pour leur confession : les unes ni les autres ne savent comment vient le blé, et la tête leur tourne quand elles entendent parler d’affaires. […] Une femme de bien (je laisse au cardinal son langage) ne coucherait pas avec son mari, ni une coquette avec son galant, s’ils ne leur avaient parlé ce jour-là d’affaires d’État ; elles veulent tout voir, tout connaître, tout savoir, et, qui pis est, tout faire et tout brouiller. […] — Grâce à Dieu, répondit peu galamment don Louis (je ne me fais pas garant de ce qu’il dit, et j’en demande au contraire bien pardon aux dames espagnoles d’à présent), les nôtres sont de l’humeur dont vous les connaissez : pourvu qu’elles manient de l’argent, soit de leurs maris, soit de leurs galants, elles sont satisfaites, et je suis bien heureux de ce qu’elles ne se mêlent pas d’affaires d’État, car elles gâteraient assurément tout en Espagne comme elles font en France. […] Il lui fallait passer par ces soins domestiques pour arriver aux affaires d’État et pour y conduire peu à peu ce jeune couple.