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818. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564

« J’avais rugi, dit-il après sa chute de 1824, en me retirant des affaires. » Il aurait pu dire de même : « J’avais rugi en y entrant. » Quelle était donc cette nature impétueuse et passionnée qui a pris et quitté si vivement les choses de ce monde, tout en s’en proclamant si désabusé ? […] Il a exprimé en maint endroit ce sentiment impatient et si naturel aux fortes natures, qui leur fait désirer un vaste champ d’activité. […] Pour avoir la clef de ces contradictions et s’expliquer tout l’homme, on n’a d’ailleurs qu’à recourir à cette nature poétique et littéraire, qui est essentielle et fondamentale en M. de Chateaubriand : c’est de ce dernier côté seulement qu’on trouvera l’explication. […] Mais telle est la nature littéraire quand on ne lui impose aucun frein, et c’est cette nature littéraire, toujours renaissante et si vite excitée, qui compromet à tout moment chez M. de Chateaubriand l’homme politique. […] « Il prétend verser de l’huile sur nos plaies, remarquait-on, mais c’est de l’huile bouillante. » Pythagore disait qu’on ne doit jamais attiser le feu avec l’épée : Chateaubriand, grâce à sa nature de talent et à sa plume flamboyante, n’a guère jamais fait autre chose.

819. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

On peut donc dire de Puss qu’il s’était complètement apprivoisé, que la timidité, la sauvagerie de sa nature, avait tout à fait disparu, et, en un mot, il était visible, à mille signes qu’il serait superflu d’énumérer, qu’il était plus heureux dans la société de l’homme que lorsqu’il était enfermé avec ses compagnons naturels. […] Puss avait été apprivoisé par de bons traitements ; Tiney n’était point de nature à être apprivoisé du tout ; et Bess avait une hardiesse et une confiance qui le rendirent familier dès le commencement. […] Bien des figures en sortirent, qui avaient au moins le mérite de n’avoir point leurs pareilles ni dans l’art ni dans la nature. […] De ceci les sectaires querelleurs peuvent apprendre à démêler leur véritable intérêt : que le frère ne devrait point guerroyer contre le frère, qu’il ne faut se déchirer ni se dévorer entre soi, mais plutôt chanter et briller par un doux accord, jusqu’à ce que cette pauvre nuit passagère de la vie soit écoulée ; respectant ainsi l’un chez l’autre les dons de la nature et de la grâce. […] On se surprend à dire : Quelle nature vive, folâtre, pleine de gentillesse, curieuse et ouverte à toute impression, quand elle n’est pas sombre !

820. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — III » pp. 178-197

Dans son premier chant, après cette promenade avec Mme Unwin que j’ai citée, et cette description si parfaite du paysage, il ne s’en tient pas là : comme poète, son morceau est fait ; comme amant de la nature, que de choses il a à dire encore ! […] Les poètes orageux et hardis comme Byron, les natures mondaines et vives comme Thomas Moore ou Hazlitt devaient assez peu l’aimer. […] La maladie morale de Cowper, dont j’ai parlé sans la définir, était d’une nature à part et d’une singularité extrême : il se croyait à jamais rejeté et réprouvé, et il le croyait avec une suite, une persistance et une opiniâtreté qui constituaient la manie. […] Rousseau est certainement l’écrivain qui, en France, au xviiie  siècle, a le premier senti et propagé avec passion cet amour de la campagne et de la nature que Cowper, de son côté, a si tendrement partagé : à cet égard, nous aurions peu à envier à nos voisins. Aussi, lorsque j’ai exprimé le regret que la France n’eût point, dès ce temps-là, une poésie pareille et comparable à celle des Anglais, je pensais moins encore à la peinture directe de la nature considérée en elle-même, peinture dont notre prose élevée présente de si belles et si magnifiques images, qu’à l’union de la poésie de la famille et du foyer avec celle de la nature.

821. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN DERNIER MOT sur BENJAMIN CONSTANT. » pp. 275-299

Les personnes qui l’ont particulièrement connu ont retrouvé dans ces premiers essais de sa nature et dans ces premiers jeux de sa destinée les indices déjà prononcés de ce qu’elles avaient tant de fois observé en lui ; la ressemblance du personnage avec lui-même a paru fidèle, bien qu’à certains égards peu flatteuse. […] Il nous a semblé que, sans faire violence à la lettre et à l’esprit de ces documents, il n’était pas difficile d’y surprendre, d’y noter déjà dans leurs origines et leurs principes la plupart des misères, des contradictions et des défaillances qui n’avaient que trop éclaté plus tard, au su et vu de tous, dans cette fine nature. […] Jean-Jacques, au même âge et avec tous ses défauts, avait le sentiment passionné de la nature ; il faisait, on s’en souvient, cette charmante promenade, qu’il nous a si bien décrite, avec mesdemoiselles Galley et de Graffenried. […] Puis, durant ces quelques semaines qu’il passe auprès de madame de Charrière, n’ai-je pas fait valoir aussitôt l’influence heureuse de cette première tendresse que rencontre le jeune homme, influence balancée, il est vrai, par l’excès d’analyse et par la nature aride de certaines doctrines ? […] Ces misères ne sont autres que celles de la nature humaine jusque dans ses échantillons les plus distingués.

822. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre I : La loi d’évolution »

Il faut, pour bien comprendre ce qu’est le progrès, rechercher, indépendamment de notre intérêt propre, quelle est la nature des changements qui le produisent. […] Si elles ne diffèrent pas en nature, quel rapport y a-t-il donc entre elles ? […] Il ne faut donc jamais perdre de vue que la science et la connaissance ordinaire sont de même nature et que l’une n’est que l’extension et la perfection de l’autre133. […] S’il va de la succession des phénomènes externes ou internes à leur nature essentielle, il se trouve également en défaut. […] Il découvre ainsi que les choses internes et externes sont également insondables dans leur genèse et leur nature dernière.

823. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. Tome IXe. » pp. 138-158

Cette méthode est telle, par le détail des preuves, par la nature et l’abondance des documents, qu’elle permet au lecteur de se former une opinion propre, qui peut, sur certains points, différer de celle même de l’historien et la contredire, ou du moins la contrôler. […] Cet élément du gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l’élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l’altérer. […] Il y a un moment où la nature des choses se révolte et fait payer cher au génie lui-même ses abus de puissance et de bonheur. […] Le génie est grand, mais l’univers l’est aussi ; et il y a un moment, je ne puis que le redire, où la nature des choses (y compris la conscience des peuples), trop méconnue, se soulève et se revanche, où l’univers, qu’on voulait étreindre, reprend le dessus. […] Napoléon lui-même ne s’était guère donné le loisir de bien comprendre cette nature universelle de Goethe ; il voyait toujours en lui l’auteur de Werther, c’est-à-dire ce que Goethe avait été à un instant de sa jeunesse et ce qu’il n’était plus.

824. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292

Demandez ce secret et cet art de déshabiller les gens et de les retourner du dedans au-dehors, bien moins encore aux historiens proprement dits qu’aux moralistes et aux peintres de la nature humaine, sous quelque forme qu’ils en aient donné le tableau, et s’appelassent-ils Molière, Cervantes ou Shakespeare, tout aussi bien que Tacite. […] » Mais il répond hardiment et comme il sied à une nature généreuse. […] Sa seule prétention, en ce qu’il écrit, c’est que, somme toute, la vérité surnagera même à la passion, et que, sauf tel ou tel endroit où la nature en lui est en défaut, le tissu même de ses Mémoires rendra témoignage de sincérité et de franchise dans son ensemble. […] Tout est ainsi, tout parle et se voit, et chacun se trouve traduit au vif dans sa nature. […] Mais, dans la première de ces scènes, la passion qu’il y porte ne sort pas de certaines bornes ; il y reste encore moraliste et peintre avant tout, et il ne s’y montre pas, comme dans la seconde, avec les excès, les vices, et, si je puis dire, les férocités de sa nature vindicative.

825. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre I. »

Il faut le convaincre peu à peu, feindre soi-même de croire aux êtres mystérieux de la nuit et surtout lui prouver, par des citations d’histoires de même nature, que déjà l’on a mis d’autres conteurs en confiance. […] J’ai classé dans cette catégorie les contes qui n’ont d’autre but que de provoquer l’intérêt par l’exposé d’événements de deux sortes : les uns, comportant des personnages de nature fabuleuse et les autres ne produisant en scène que des personnages de nature humaine qui évoluent au milieu d’une action purement anecdotique ou romanesque. […] C’est encore le cas pour La guiloguina et quelques autres contes correspondant à des impressions réelles de gens affolés par un sentiment de la nature que l’on vient d’indiquer. […] Ces derniers contes ont un grand rapport avec les fables et ne s’en différencient que par la nature humaine de leurs personnages. […] Il n’a pas, comme nous, cet atavisme de morale religieuse dont l’influence persiste même chez les « libres-penseurs » les plus dégagés, en apparence, de l’étreinte du passé et qui nous fait nous effaroucher devant le récit d’actes ou d’événements somme toute conformes à la loi de Nature.

826. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

L’élargissement des contacts de toute nature au sein de l’humanité est peut-être ce qui différencie le plus profondément la « cité moderne » de la « cité antique ».‌ […] Paul de Lilienfeld, dont la formule nous paraît des plus satisfaisantes, « la société humaine est, comme les organismes naturels, un être réel… elle est un prolongement de la nature… elle est simplement une expression plus haute des forces qui servent de base aux phénomènes naturels46 ». […] Les liens que nous envisageons sont d’une toute autre nature et d’une toute autre importance. […] Il faut être dépourvu de toute faculté de vision synthétique et se cloîtrer dans sa demeure, pour ne pas reconnaître que des millions de liens de toute nature rapprochent les groupes d’humanité en un tout, qui, pour un regard extra-terrestre, dominant une étendue plus vaste que celle de notre minuscule planète, apparaîtrait étroitement uni. […] Alors que partout dans la nature, nous constatons de jour en jour plus de cohésion, plus de liens et d’inter-dépendance, plus d’harmonies et de correspondances, comment pourrait-on nous faire croire que dans cette partie de la nature qu’est l’humanité, il existe de place en place des « cloisons étanches », à l’abri de toute infiltration, et que chacun des groupes qui composent cette humanité se développe au moyen de ses seules forces, sans le concours plus ou moins conscient, plus ou moins actif, des éléments du dehors ?

827. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre III. “ Fantômes de vivants ” et “ recherche psychique ” »

Or, les phénomènes dont vous vous occupez sont incontestablement du même genre que ceux qui font l’objet de la science naturelle, tandis que la méthode que vous suivez, et que vous êtes obligés de suivre, n’a souvent aucun rapport avec celle des sciences de la nature. […] Voilà donc un phénomène qui semblerait, en raison de sa nature, devoir être étudié à la manière du fait physique, chimique, ou biologique. […] On s’empara donc du cerveau, on s’attacha au fait cérébral — dont on ne connaît certes pas la nature, mais dont on sait qu’il doit pouvoir se résoudre finalement en mouvements de molécules et d’atonies, c’est-à-dire en faits d’ordre mécanique — et l’on convint de procéder comme si le cérébral était l’équivalent du mental. […] J’ajoute que la nature n’a pas dû se donner le luxe de répéter en langage de conscience ce que l’écorce cérébrale a déjà exprimé en termes de mouvement atomique ou moléculaire. […] Si cette inter-communication existe, la nature aura pris ses précautions pour la rendre inoffensive, et il est vraisemblable que certaine mécanismes sont spécialement chargés de rejeter dans l’inconscient les images ainsi introduites, car elles seraient fort gênantes dans la vie de tous les jours.

828. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

Il s’y forma de lui-même : Je n’avais à peu près aucune leçon, nous dit-il, j’étais l’heureux enfant de la nature, livré à mon bonheur et à ma pensée personnelle. J’avais seulement une vingtaine de bons livres que je relisais sans cesse, comme Le Spectacle de la nature (de Pluche), Batteux, quelques poètes allemands, latins et français, surtout les œuvres philosophiques de Cicéron. […] Il fut froissé ; son âme se révolta ; il s’ensuivit une mélancolie aussi profonde que le comportait cette nature beaucoup trop vive pour ne pas être un peu légère. […] Il est optimiste, sans doute, en parlant ainsi ; il juge des autres d’après lui-même ; mais cela reste vrai des belles âmes, des belles natures morales comme des beaux corps, et le divin aveugle l’a dit : Qu’aimable est la vertu que la grâce environne ! […] Nature communicative, il avait besoin de mouvement autour de lui et de réponse.

829. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VIII. De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres » pp. 188-214

La nature morale de l’homme du Midi se perdait tout entière dans les jouissances de la volupté, celle de l’homme du Nord dans l’exercice de la force. […] La religion, sans altérer la nature de leur courage, parvint à lui donner un autre objet. […] La confiance d’un lien intime en a plus appris sur la nature morale, que tous les traités et tous les systèmes qui peignaient l’homme tel qu’il se montre à l’homme, et non tel qu’il est réellement. […] Il fallait rendre au meurtre ses épouvantables couleurs ; il fallait faire horreur du sang et de la mort ; et la nature ne permet pas que la sympathie s’exerce tout entière au dehors de nous. […] Des commentaires sur les ouvrages des anciens avaient pris la place des observations philosophiques : il semblait qu’entre la nature et l’homme, il dût toujours exister des livres.

830. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre III. La personne humaine et l’individu physiologique » pp. 337-356

. — Idée de la nature. […] La destruction de ce fantôme métaphysique abat l’un des chefs survivants de cette armée d’entités verbales qui jadis avaient envahi toutes les provinces de la nature, et que, depuis trois cents ans, le progrès des sciences renverse une à une. […] III Cette entité ruinée au sommet de la nature, il reste, à la base de la nature, une autre entité, la matière, qui tombe du même coup. […] C’est pourquoi, si nous embrassons d’un regard la nature et si nous chassons de notre esprit tous les fantômes que nous avons mis entre elle et notre pensée, nous n’apercevons dans le monde que des séries simultanées d’événements successifs, chaque événement étant la condition d’un autre et en ayant un autre pour condition. […] Car il ne s’agit plus de savoir comment une substance inétendue, appelée âme, peut résider dans une substance étendue, appelée corps, ni comment deux êtres de nature aussi différente peuvent avoir commerce entre eux ; ces questions scolastiques tombent avec les entités scolastiques qui les suggèrent.

831. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre I. La lutte philosophique »

Optimiste malgré les déboires de sa vie, il croit à la bonté de la nature ; il estime qu’au total l’effort de l’humanité tend au bien. […] Il ne se contente pas d’aimer la nature dans ses instincts, qui sont les guides de l’action : il l’aime dans ses passions, où il voit les agents, les ressorts de l’action. […] C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie  siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon. Cependant il faut bien entendre que je n’établis pas là une transmission d’influences, mais seulement des affinités de nature. […] Le baron d’Holbach (1723-1789) : le Christianisme dévoilé, 1756, in-8 ; Théologie portative (1768) ; surtout le Système de la nature, 1770, 2 vol. in-12.

832. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre IV. L’heure présente (1874) — Chapitre unique. La littérature qui se fait »

Il y avait parmi eux d’assez puissants naturalistes pour nous affermir dans le goût du principe essentiel et excellent de la doctrine, dans le goût de l’objectivité, de l’expression intense de la nature. […] Il a toujours défendu l’objectivité de l’œuvre d’art, le respect de la nature fidèlement rendue, et il a toujours affirmé que les œuvres d’art valent par les idées qu’elles traduisent, par la force morale qu’elles contiennent. […] Cela est philosophie, ou poésie, nature prise sur le vif ou idée originale ; mais ce n’est pas du théâtre : bon à siffler. […] Là, plus d’école, ce qui n’est pas un mal ; chacun va à son idéal, selon sa nature, par ses procédés. […] Rod970, néo-chrétien, et critique, moral comme un protestant, cosmopolite comme un Genevois, fait de vigoureux romans, un peu lourds, un peu ternes, nets du moins, solides, intéressants, où il sait faire apparaître en des effets pathétiques le fond des âmes contemporaines et la nature des problèmes les plus troublants.

833. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Gustave Droz » pp. 189-211

Un tel fouillis, dans lequel la nature humaine disparaît sous l’artifice et les chinoiseries et les dépravations d’une civilisation dégoûtée, qui ne sait que faire pour se ragoûter, est un défaut qui peut devenir grave, même dans un écrivain léger. […] … Profanateur de nature et d’éducation, flétrissant, pourrissant, un peu pourri lui-même, tel est Mistigris ; et je souffrirais d’avoir à dire qu’il reste quelque chose de cet affreux enfant terrible dans le talent élégant, désinvolte et presque aristocratique de Gustave Droz, si, en tournant les pages de son livre, je ne trouvais, à ma grande joie, le La Bruyère mauvais sujet corrigé, marié et père, — comme ces bons cœurs de mauvais sujets le deviennent, — le Bébé arrivé et Mistigris parti, par respect pour cette innocence, qui a fait tout à coup sûr l’auteur un peu immodeste de Monsieur et de Madame l’assainissant effet d’une contagion de pureté. […] Il faut que la Critique se tienne ferme ici… Parce que l’auteur, à la plume leste, de Monsieur et de Madame, devient père et qu’il se purifie au seul souffle de son enfant, il ne change pas de nature pour cela, et, je l’ai dit plus haut, sa nature est épicurienne. […] Rien ne change la nature des hommes que ce qui est surnaturel à eux. […] Mais, justement, Gustave Droz passe tout le temps que dure son livre à se moquer de ce qui pourrait changer sa nature et élever à sa plus haute puissance son sentiment paternel.

834. (1900) Le lecteur de romans pp. 141-164

Pour mieux poser la question, je crois que le roman, par sa nature, est destiné à ceux-là seuls qui ne sont pas au début de la vie. […] Car la nature est intimement associée à nos actes. […] Sa façon de juger la nature ne nous est pas indifférente, mais elle ne nous importe que secondairement. Et nous ne le comprenons plus, nous sommes en désaccord avec lui, si, tout à coup, s’arrêtant dans la clairière que nous avons imaginée, il s’abstrait de ses préoccupations, de ses amours, de ses rancunes, de ses rêves, pour contempler la nature avec la minutie, avec la longue patience d’un peintre et d’un homme de métier. […] Il ne verra que les détails qui peuvent fournir un aliment à ses pensées de l’heure présente ; il ne verra que son âme souffrante ou heureuse dans la nature où il la répand ; il n’aura pas remarqué l’exacte courbe d’un chemin qui tourne sous bois ou d’un arbre plié par le vent, mais d’immédiates comparaisons se seront levées en lui, et ce qu’il aura retenu, soit comme une ironie, soit comme une harmonie, ce sera la paix, l’ordre, ou la sauvagerie, ou la fraîcheur, ou la tristesse morne de ce coin de la nature.

835. (1874) Premiers lundis. Tome II « Mémoires de Casanova de Seingalt. Écrits par lui-même. »

Ceux donc qui ont reçu en naissant la fermeté, la vénération, l’estime d’eux-mêmes, ces nobles et gouvernantes facultés que la nature, à ce que pensent les phrénologistes, aurait placées au sommet du front comme un diadème moral, ceux-là agissent avec suite, se maintiennent purs dans les vicissitudes, et opposent aux déchaînements les plus contraires une auguste permanence. […] Vers ce même temps, Casanova fut présenté chez une courtisane et actrice à la mode, J…, qu’il trouva singulière, et aux impertinences de laquelle il résista : « Chaque fois qu’elle me regardait, elle se servait d’un lorgnon, ou bien elle rétrécissait ses paupières comme si elle eût voulu me priver de l’honneur de voir entièrement ses yeux, dont la beauté était incontestable : ils étaient bleus, merveilleusement bien fendus, à fleur de tête et enluminés d’un iris inconcevable que la nature ne donne quelquefois qu’à la jeunesse, et qui disparaît d’ordinaire vers les quarante ans, après avoir fait des miracles. […] Aussi le bon Casanova, quand il rencontre sur le chemin de son récit toutes ces tendres aventures, s’y repose comme au premier jour, les développe avec un nouveau bonheur, et sur un ton de Boccace ou d’Arioste, en style de Pétrone et d’Apulée, sans ironie ni amertume de vieillard ; et, bien qu’il prétende en un endroit, épicurien qu’il est, que l’homme vieux a pour ennemi la nature entière, il n’a pas l’air de trop maudire sa vie ni d’en rien rejeter depuis le jour où son père, comme il dit, l’engendra dans une Vénitienne. […] c’est tout ce que la nature a de plus occulte. […] De toutes les beautés dont Casanova nous entretient dans ces premiers volumes, celle qui est reine évidemment, celle qui lui a laissé la plus profonde empreinte, et pour laquelle il démentirait le plus volontiers sa définition un peu outrageuse de l’amour que, ce n’est qu’une curiosité plus ou moins vive, jointe au penchant que la nature a mis en nous de veiller à la conservation de l’espèce ; cette femme mystérieuse, appelée Henriette, qu’il rencontre la première fois en habit d’officier, et qui se trouve être une noble personne française, ne diffère pas notablement, par le caractère, de dona Lucrezia, ni de tous ces cœurs d’amantes voluptueux, passionnés, non jaloux et capables de séparation.

836. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre II. Signes de la prochaine transformation »

Dès la fin du règne de Louis XIV, quelques fines natures l’ont entrevu. […] son implacable esprit réduisait à la connaissance abstraite toutes les occupations de la vie, tous les produits de l’industrie ou de la nature, tous les êtres de la création. […] Il a mis toutes ces notions en vers réfléchis, exacts, ingénieux, froids, il a su par ses épithètes et ses périphrases prévenir en nous toute velléité de sensation, et nous retenir aux idées sans jamais atteindre la nature. […] Delille ne le satisfaisait pas : il ne lui rendait pas « le charme de la nature qui est à elle, et que tout l’esprit du monde ne peut saisir ». […] Ophélie est une princesse de tragédie, fille de Claudius, afin que l’amour et la nature déchirent le cœur du sensible Hamlet.

837. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre III. Retour à l’art antique »

Les thèmes, les idées, les images de ses poètes favoris ont été employés artistement par lui à exprimer sa propre nature, ses propres émotions. […] L’expérience de Chénier se fond dans son érudition ; et dans ses « vers antiques », ce qu’il met, ce sont, non pas toujours « des pensers nouveaux », du moins des sensations personnelles et de la nature observée. […] La Grèce qu’il, aime, où il vit, c’est la Grèce aimable, légère, joyeuse de vivre, absorbant avidement de ses sens subtils tout ce que la nature a répandu de beautés et de plaisirs dans l’air, dans la lumière, dans les lignes des monts et la mobilité des îlots ; la Grèce des joies physiques et des passions naturelles, primitivement sensuelle ou voluptueuse avec raffinement, la Grèce homérique, alexandrine ou gréco-romaine, épique, idyllique, élégiaque. Homère, Aristophane, Théocrite, Bion et Moschus, Callimaque, Anacréon, l’Anthologie, ceux des Latins ou des Italiens qui ont exprimé ces parties exquises et peu profondes de l’hellénisme, c’était ce qui convenait à Chénier pour représenter sa propre nature. L’homme, en effet, ne change pas quand on passe des Elégies aux Églogues : mais ici l’épicurien mondain du xviiie  siècle enveloppe sa conception matérialiste de la vie des sensations fines d’un artiste grec : il traduit en païen son amour de la nature, de la jeunesse, de la vie riante et facile, des beaux corps gracieux et fermes.

838. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »

Ces vérités ont été le lieu où, en concevant la nature des choses autre qu’elle n’est, l’esprit humain est parvenu à se former quelque image de la réalité phénoménale. […] Que nos idées se modifient et se transforment touchant la nature et le siège de la substance vivante, que des perspectives diverses apparaissent, que des états divers du savoir humain se succèdent sur ce point extrême, ces métamorphoses du spectacle qu’il nous est ainsi donné de contempler ne sont point de nature à mettre en péril l’intégrité de notre faculté de connaissance elle-même. […] Dans cette hypothèse, la haute antiquité de ces notions primordiales, leur durée considérable, le nombre infini de connaissances secondaires qu’elles soutiennent, seraient les seules causes qui les garantiraient contre la possibilité d’une dissociation ; elles ne tiendraient plus leur autorité d’une loi inhérente à la nature des choses, mais elles la recevraient d’une considération d’utilité intellectuelle. […] Dans une étude précédente sur la Nature des Vérités3, ces exemples ont été d’ailleurs mis à contribution pour illustrer des développements parallèles à Ceux que l’on vient d’exposer ici.

839. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre dixième. »

Les vers suivans sont l’exposé de la doctrine de Descartes, et l’obscurité qu’on peut leur reprocher, tient à la nature même de ces idées, car La Fontaine emploie presque les termes de Descartes lui-même. […] A la vérité, il n’est pas de la dernière importance, puisqu’il se réduit à faire voir la dureté de l’empire que l’homme exerce sur les animaux et sur toute la nature ; mais c’est quelque chose de l’arrêter un moment sur cette idée ; et La Fontaine a d’ailleurs su répandre tant de beautés de détail sur le fond de cet Apologue, qu’il est presque au niveau des meilleurs et des plus célèbres. […] Dès qu’il nuit, il est, pour ainsi dire, hors de sa nature. […] cela paraît plus extraordinaire et plus contre la nature, que le loup rempli d’humanité, dont il nous a parlé quatre ou cinq fables plus haut. […] J’ai déjà observé qu’il n’était point le poète de l’héroïsme, mais celui de la nature et de la raison ; et la raison peut-elle être plus blessée qu’elle ne l’est, par l’entreprise de cet aventurier ?

840. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Police générale d’une Université et police, particulière d’un collège. » pp. 521-532

La vie sédentaire de l’homme d’étude ; la méditation, exercice le plus contraire à la nature, sont en même temps des sources de maladies particulières ; la stagnation des humeurs en amène l’altération, et le corps se corrompt tandis que l’âme s’épure ; cela est triste. […] Il ne faut pas perdre du temps et des soins à cultiver l’esprit bouché d’un enfant à qui la nature n’a donné que des bras qu’on enlèverait à des travaux utiles. […] Des programmes imprimés en exposeront la nature et inviteront tous les citoyens à y assister ; et ce qu’il importe bien davantage d’ordonner, c’est que tous les élèves de la classe, ignorants ou instruits, soient indistinctement exposés à répondre aux questions des assistants : moyen excellent d’honorer la diligence, de punir la paresse des élèves et de soutenir l’émulation des maîtres. […] Si l’enseignement n’a pendant toute sa durée qu’un seul et unique objet, l’étudiant à qui la nature n’aura donné que peu ou point d’aptitude à cette étude, sera constamment humilié et découragé ; mais si l’enseignement embrasse plusieurs objets à la fois, après son moment de honte viendra son moment de triomphe et de gloire, et ses parents s’en retourneront de l’exercice public avec quelque consolation. […] Tirons de l’intérêt et de l’amour-propre ce que nous aimerions mieux tenir d’une bonne nature.

841. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 15, le pouvoir de l’air sur le corps humain prouvé par le caractere des nations » pp. 252-276

La difference devient encore plus sensible en examinant la nature dans des païs fort éloignez l’un de l’autre. […] voiez, dit l’auteur de la pluralité des mondes, combien la face de la nature est changée d’ici à la Chine… etc. . […] C’est l’usage seul et non pas la nature qui en ont décidé. Mais la nature a fait revivre dans les catalans d’aujourd’hui, les moeurs et les inclinations des catalans du temps des Scipions. […] Véritablement la proposition étoit de nature à n’être faite qu’avec précaution à d’anciens alliez.

842. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre IV : Règles relatives à la constitution des types sociaux »

Il n’y a de réel que l’humanité et c’est des attributs généraux de la nature humaine que découle toute l’évolution sociale. […] Il reste vrai que les institutions morales, juridiques, économiques, etc., sont infiniment variables, mais ces variations ne sont pas de telle nature qu’elles n’offrent aucune prise à la pensée scientifique. […] Puisque la nature de toute résultante dépend nécessairement de la nature, du nombre des éléments composants et de leur mode de combinaison, ces caractères sont évidemment ceux que nous devons prendre pour base, et on verra, en effet, dans la suite, que c’est d’eux que dépendent les faits généraux de la vie sociale. […] On comprend en effet que les phénomènes sociaux doivent varier, non pas seulement suivant la nature des éléments composants, mais suivant leur mode de composition ; ils doivent surtout être très différents suivant que chacun des groupes partiels garde sa vie locale ou qu’ils sont tous entraînés dans la vie générale, c’est-à-dire suivant qu’ils sont plus ou moins étroitement concentrés.

843. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Léon Gozlan » pp. 213-230

De Balzac comme de Shakespeare, comme de tous les artistes plus grands qu’eux, s’il y en avait, rien un jour pourrait ne rester, si ce n’est l’observation qui transperce tout, les cris de nature bravement rugis et qui trouvent toujours le même écho dans les cœurs semblables, et enfin les vues inattendues de l’esprit, incarnées en des mots qui les rendent plus spirituelles encore. […] Ni Les Nuits du Père-Lachaise, où la nature humaine devient, comme les événements, par trop fantastique, — mais qui n’en sont pas moins ce que Léon Gozlan a produit de plus puissant dans l’outrance, comme Le Rêve d’un millionnaire est ce qu’il a fait de plus doux et de plus charmant (rappelez-vous cette tête suave de Reine Linon !) […] On a souvent reproché à Balzac de peindre un monde qui n’est pas le vrai et sur lequel le vrai a pris modèle, par ainsi de ne pas réfléchir les mœurs et la nature humaine réelles, mais de créer, par un coup de baguette de sa magie, une nature humaine et des mœurs qui n’ont existé que depuis qu’il les a montrées. […] Dans la plupart de ses livres, longs ou courts d’haleine, la nature humaine et les événements finissent, littéralement, par se casser, à force d’invraisemblances, de complications et d’intensité.

844. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Marie Desylles » pp. 323-339

Je n’opère plus sur le cœur d’une personne qui aima, et le mien reste en paix, puisqu’il ne s’agit plus que d’un livre, et d’un de ces livres qui sont, chez les femmes, toujours plus ou moins inspirés par une vanité à contresens de leur nature. […] Toute la nature de la femme de ces lettres-ci est plus ardemment passionnée. […] L’amour de Réa est l’amour d’une âme déjà éprouvée, mais en possession de toutes ses puissances ; c’est l’amour d’un cœur riche qui se dilate encore plus qu’il ne se concentre, et qui répand son sentiment dans toutes les choses de ce monde, dans toutes les sensations de la vie, dans toutes les poésies de la nature et de l’art, et jusque dans les idées de son esprit ; car chez elle l’amour remonte du cœur au cerveau ; car au sein de cette passion à laquelle elle s’est abandonnée trop librement et sans combat, elle reste invariablement spirituelle, et si spirituelle qu’un moment elle m’a fait trembler ! […] revenue à sa nature et à la Nature !

845. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’architecture nouvelle »

Nous avons pris au pied de la lettre, le joyeux paradoxe de Théophile Gautier : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. » Et nous avons conformé notre jugement à ce précepte, d’après lequel il serait impossible à un meuble, à une habitation, à une étoffe, de satisfaire aux exigences de la beauté. […] Horta conçoit très différemment, par exemple, une maison destinée à un célibataire et une autre destinée à une famille ; bien plus, sa conception sera également différente, suivant la profession ou la nature des individus auxquels elle s’applique : à un médecin ou à un avocat ne s’adapteront pas le même édifice qu’à un homme de lettres ou un commerçant. […] Contrairement aux décorateurs qui empruntent leurs motifs à la nature, surtout au règne végétal, il tire son inspiration uniquement de lui-même. Les motifs de ses vitraux, de ses étoffes, de ses objets d’art, de ses meubles, de tel lustre électrique, de tel départ de lampe, de telle décoration murale, sont entièrement conçus par lui, sortent exclusivement de sa pensée, en dehors de toute interprétation de la nature. […] La nouvelle Maison du Peuple de Bruxelles, qu’achève en ce moment Horta, sera de nature à montrer ce que l’art moderne peut attendre de lui ; car si son œuvre n’est pas encore considérable par le nombre, combien grande est sa signification pour ceux qui savent voir !

846. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — Oberman, édition nouvelle, 1833 »

Sorti de Paris à dix-neuf ans, dès les premiers jours de la Révolution ; retenu par les circonstances et la maladie en Suisse, au lieu des longs voyages qu’il méditait ; marié là et proscrit en France à titre d’émigré, M. de Sénancour n’était rentré que furtivement, à diverses reprises, pour visiter sa mère, et s’il s’était hasardé à séjourner à Paris, sans papiers, de 1799 à 1802, ç’avait été dans un isolement absolu : il avait profité toutefois de ce  séjour pour publier, dès 1799, ses Rêveries sur la nature primitive de l’Homme. Élève de Jean-Jacques pour l’impulsion première et le style, comme madame de Staël et M. de Chateaubriand, mais, comme eux, élève original et transformé, quoique demeuré plus fidèle, l’auteur des Rêveries, alors qu’il composait Oberman, ignorait que des collatéraux si brillants, et si marqués par la gloire, lui fussent déjà suscités ; il n’avait lu ni l’Influence des Passions sur le Bonheur, ni René ; il suivait sa ligne intérieure ; il s’absorbait dans ses pensées d’amertume, de désappointement aride, de destinée manquée et brisée, de petitesse et de stupeur en présence de la nature infinie.  […] Vers ce même temps, et non plus dans l’ordre de l’action, mais dans celui du sentiment, de la méditation et du rêve, il y avait deux génies, alors naissants, et longuement depuis combattus et refoulés, admirateurs à la fois et adversaires de ce développement gigantesque qu’ils avaient sous les yeux ; sentant aussi en eux l’infini, mais par des aspects tout différents du premier, le sentant dans la poésie, dans l’histoire, dans les beautés des arts ou de la nature, dans le culte ressuscité du passé, dans les aspirations sympathiques vers l’avenir ; nobles et vagues puissances, lumineux précurseurs, représentants des idées, des enthousiasmes, des réminiscences illusoires ou des espérances prophétiques qui devaient triompher de l’Empire et régner durant les quinze années qui succédèrent ; il y avait Corinne et René, Mais, vers ce temps, il y eut aussi, sans qu’on le sût, ni durant tout l’Empire, ni durant les quinze années suivantes, il y eut un autre type, non moins profond, non moins admirable et sacré, de la sensation de l’infini en nous, de l’infinienvisagé et senti hors de l’action, hors de l’histoire, hors des religions du passé ou des vues progressives, de l’infini en lui-même face à face avec nous-même. Il y eut un type grave, obscur, appesanti, de l’infirmité humaine en présence des choses plus grandes et plus fortes, en présence de l’accablante nature ou de la société qui écrase.

847. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. LOUIS DE CARNÉ. Vues sur l’histoire contemporaine. » pp. 262-272

Il croit d’ailleurs que, provisoire et transitoire de sa nature, cette Charte qui a subsisté seize ans, et qui, mieux ménagée, aurait pu durer un peu plus, était pourtant destinée tôt ou tard à une lacération violente ; qu’en un mot la Restauration en France était une expérience finalement impossible et ruineuse. […] L’auteur, n’étant pas astreint par la nature de son sujet à un cadre rigoureux, intervient en quelques digressions avec chaleur et d’un ton ému, presque lyrique, qui va à l’éloquence. […] Je citerai encore, comme beauté du même genre et naïve expansion d’une nature croyante qui confesse ses plus chères illusions, tout le passage de l’utopie rêvée durant l’année Martignac. […] Wilson, qui, sous son nom anglais, n’était autre qu’un fils de Mme d’Aumale, né pendant l’émigration. — M. de Montalembert n’appartenait point à ce groupe ; plus jeune de quelques années, il était aussi plus tranchant, plus acerbe, et une goutte du fiel de La Mennais pénétra de bonne heure sa nature éloquente et hautaine, qui en est restée imprégnée jusqu’à la moelle.

848. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre V. Des trois ordres de causes qui peuvent agir sur un auteur » pp. 69-75

Pour dire la même chose en d’autres termes, un être humain se développe dans trois milieux : l’un, le milieu psycho-physiologique, est l’ensemble des éléments qui composent sa constitution corporelle et mentale ; le second, le milieu terrestre et cosmique, est l’ensemble de la nature environnante ; le troisième, le milieu social, est l’ensemble de la civilisation humaine, qui, de toutes les parties de la terre et du passé, peut faire sentir et pénétrer son action . […] Sainte-Beuve a écrit22 : « On serait étonné si l’on voyait à nu combien ont d’influence sur la moralité et les premières déterminations des natures les mieux douées quelques circonstances à peine avouables, le pois chiche ou le pied-bot, une taille croquée, une ligne inégale, un pli de l’épiderme  ; on devient bon ou fat, mystique ou libertin à cause de cela. » Il arrive mainte et mainte fois, témoin les dernières années de la vie de Rousseau, que le biographe est obligé de faire appel, pour comprendre certains actes et certains écrits, au secours de la science médicale. […] A-t-il été, au contraire, élevé dans le brouillard, sous un ciel gris et terne, sur les bords d’un Océan toujours sombre et agité, au milieu de sapins qui bruissent et se plaignent incessamment comme les vagues ; il est probable qu’un reflet de cette nature mélancolique passera dans son humeur et dans ses œuvres. […] Température, aspect général du monde extérieur, nature du sol, flore et faune, état ordinaire du ciel, régime des eaux et des saisons : tout cela doit être considéré et tout cela varie parfois d’année en année et dans l’espace de quelques lieues.

849. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Swift »

Avec une vocation manifeste pour l’observation de la nature humaine, profonde et sincère, en dehors de toute mode et de tout costume, il s’est détourné de l’œuvre éternelle pour s’occuper des questions éphémères de son temps. Fait, s’il l’eût voulu, pour devenir un moraliste énorme, il s’est ratatiné jusqu’à n’être qu’un pamphlétaire souvent immoral ; il a écrit enfin sur cette poussière que font les passions, politiques d’une époque, mais la plume dont on écrit là-dessus n’en change pas la nature, fût-elle une plume d’aigle ! […] Même dans son pays et dans sa langue, l’astre de Swift a déjà pâli et ira chaque jour en décroissant, et par la souveraine raison que nous avons déjà donnée, mais que la Critique, cette vigie qui parle, doit incessamment répéter : c’est qu’en littérature tout ce qui ne s’appuie pas sur la grande nature humaine, doit, de nécessité périr ! […] Comme Johnson, une nature profondément anglaise aussi, Swift était affecté d’humeurs froides, et on les retrouvait dans leur esprit, à tous les deux.

850. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Conclusion »

* ** Toutefois, sur la nature et le vrai sens de ce rapport, ne peut-il subsister une dernière équivoque ? […] Par exemple, si l’on voulait expliquer pourquoi la différenciation a crû dans les sociétés modernes, pourquoi les groupements partiels s’y sont multipliés et entrecroisés, il faudrait tenir compte non pas seulement de l’augmentation du nombre des hommes agglomérés, mais des fins diverses qu’ils se sont fixées, et des moyens que la nature ou l’industrie a mis à leur disposition pour réaliser ces fins. […] En un mot, si l’on voulait expliquer pourquoi nos sociétés occidentales sont devenues à la fois très unifiées et très compliquées, très hétérogènes et très homogènes, très denses et très étendues, c’est toutes les espèces de transformations qu’y ont subies les âmes et les corps, les choses et les personnes, la nature et l’humanité qu’il faudrait énumérer ; et il ne suffirait nullement de dire que les hommes y ont voulu vivre en égaux. […] C’est ce qui ressort des études de Fustel de Coulanges, sur la nature de l’invasion germaine.

851. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Une petite revue ésotérique » pp. 111-116

Les blêmes faces de rêve, les apôtres, les poètes échevelés, les prêtres de la nature, les contemplateurs pâles, tous les altérés d’infini sont des mages qui ont découvert « le sens caché de la nature ». […] Cette “asseze” magique dégagera, en le développant, le don de notre nature, comme l’alchimiste sépare l’or de la matière libre.

852. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre III. Des moyens de trouver la formule générale d’une époque » pp. 121-124

L’homme, en effet, s’affranchit de la nature et la soumet de plus en plus, à mesure que la civilisation progresse. […] Nous n’avons point pour le moment à rechercher si cette dépendance est exactement de même nature dans les deux cas, ni en quoi une société diffère d’un organisme végétal ou animal. […] Les faits de toute nature, qu’il rencontre chemin faisant, n’ont pas pour lui d’intérêt en eux-mêmes, ils ne méritent de l’arrêter que par leurs rapports avec les idées, les sentiments ou les formes qui se manifestent dans les œuvres littéraires de l’époque.

853. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Jean-Baptiste Guarini, et Jason de Nores. » pp. 130-138

Si l’instinct & la loi, par des effets contraires,         Ont également attaché         L’un tant de douceur au péché,         L’autre des peines si sévères ; Sans doute, ou la nature est imparfaite en soi, Qui nous donne un penchant que condamne la loi ; Ou la loi doit passer pour une loi trop dure, Qui condamne un penchant que donne la nature. […] Quel langage hors de nature que celui de cette bergère, occupée à se parer de fleurs, & qui les approche de sa joue, afin de faire comparaison avec elles pour la couleur, & de les couvrir de honte, en l’emportant sur leur éclat* !

854. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XI. Suite des machines poétiques. — Songe d’Énée. Songe d’Athalie. »

De ce contraste plein de tristesse résulte cette vérité, que la nature accomplit ses lois, sans être troublée par les faibles révolutions des hommes. […] Ce songe offre d’ailleurs une beauté prise dans la nature même de la chose. […] Enfin, cette ombre d’une mère qui se baisse vers le lit de sa fille, comme pour s’y cacher, et qui se transforme tout à coup en os et en chairs meurtris, est une de ces beautés vagues, de ces circonstances effrayantes de la vraie nature du fantôme.

855. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre VI. Des éloges des athlètes, et de quelques autres genres d’éloges chez les Grecs. »

Ainsi on est parvenu à vaincre et à s’assujettir la nature par les forces de la nature même. […] On sent que presque rien de tout cela n’était chez les anciens, l’homme n’avait pas encore eu le temps de rassembler autour de lui tant de machines ; il n’avait que lui-même à opposer à la nature, aux travaux, aux dangers.

856. (1904) Propos littéraires. Deuxième série

Est-ce pas la marque d’une bonne nature ? […] On crie sur tous les tons : « La nature !  […] C’est la nature pourtant, et c’est le naturel. […] Il est difficile d’assigner à un peintre de natures mortes un autre but que celui de poindre avec vérité des natures mortes. […] La nature est continuité.

857. (1896) Les époques du théâtre français (1636-1850) (2e éd.)

Une comparaison prise au hasard dans la nature achèvera de rendre mon idée sensible à tout le monde. […] L’exception est dans la nature, mais elle n’est pas « la nature », et déjà dans Rodogune, en nous peignant sa Cléopâtre, peut-être Corneille l’a-t-il oublié. […] qui jetteraient du jour, sans doute, sur la nature, et, comme on dirait aujourd’hui, sur la physiologie des passions ? […] De par sa nature même, la comédie de caractères est étroitement liée à la liberté de la satire sociale. […] Mais quelle est la nature de ces difficultés ?

858. (1730) Discours sur la tragédie pp. 1-458

Ce qu’il croit naturel a sur lui les droits de la nature, et fera les mêmes impressions. […] Où trouveroit-on dans la nature des hommes raisonnables qui pensassent ainsi tout haut ! […] Les autres peuvent aussi blesser la nature de plusieurs manieres. […] Consultez la nature et le théatre même : tout vous contredit également. […] Vous vous êtes rapprochés de la nature ; encore un pas, et vous l’atteindrez.

859. (1914) Une année de critique

En outre, la nature même des sujets où M.  […] Pour Molière, suivre la nature consiste à marier les jeunes gens. […] Ce Pierre est d’ailleurs une nature généreuse. […] En un mot, il forcera sa nature, et imitera des modèles. […] Impossible de mieux distinguer qu’à cette occasion les contrariétés d’un homme dont la volonté modifia la nature, mais chez qui la nature prend de brusques revanches.

860. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. de Rémusat (passé et présent, mélanges) »

Ce fut comme le premier but de son sarcasme et de son dédain, dès que sa propre nature se déclara ; ce fut le jeu de ses premières armes. […] Plus tard, dans un article sur Béranger, il nous en a donné la théorie d’après nature. […] L’auteur nous peint là un Cléon qu’il a l’air de copier d’après nature. […] Nous avons affaire à un esprit de nature très-complexe, et dans laquelle est entré déjà plus d’un élément. […] En présence d’une nature si complexe, mais si loyale et si franche, qu’avons-nous après tout à craindre de pousser jusqu’au bout l’étude ?

861. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre IV. Addison. »

Il aimait les grandes et graves émotions qui nous révèlent la noblesse de notre nature et l’infirmité de notre condition. […] Il était noble par nature, et il l’était aussi par raison. […] L’enfant, l’artiste, le barbare, l’inspiré leur échappent ; à plus forte raison tous les personnages qui sont au-delà de l’homme : leur monde se réduit à la terre, et la terre au cabinet d’étude et au salon ; ils n’atteignent ni Dieu ni la nature, ou, s’ils y touchent, c’est pour transformer la nature en un jardin compassé et Dieu en un surveillant moral. […] Il a beau goûter l’art, il aime encore la nature. […] If all this will not furnish out any agreeable scene, he can make several new species of flowers, with richer scents and higher colours, than any that grow in the gardens of nature.

862. (1925) La fin de l’art

On donnait des vues de la nature, des grandes industries, des mœurs lointaines. […] C’est ce qu’on peut appeler un beau travail de la nature. » Évidemment, un pont est dans la nature, un pont est fait au-dessus d’un accident de la nature, fleuve ou précipice, mais un pont n’est pas un travail ou une œuvre de la nature. […] Il avait deux bréviaires, le bréviaire romain et le Poème de la Nature de Lucrèce. […] Elles les soutiennent, elles les font valoir, leur servent de transition avec la nature. […] Peut-être que pour comprendre la nature, il faut d’abord en respecter les formes.

863. (1926) La poésie de Stéphane Mallarmé. Étude littéraire

Si l’art est l’homme ajouté à la nature, on est, quand on prétend faire à la nature un enfant, mal venu à se reconnaître impuissant. […] De même certaines pages d’une intéressante Psychologie de la nature morte, de M.  […] , nul mieux que Mallarmé, par la nature de son génie et par le sens de son art, ne fut authentiquement un symboliste. […] Voyez toutes ses images de la nature, du Livre, du ballet. […] Le mouvement donné par la nature de son imagination, il l’a fait précepte.

864. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon » pp. 423-461

Il y a entre les façons infinies d’écrire l’histoire, deux divisions principales qui tiennent à la nature des sources auxquelles on puise. […] Cette opinion, dans laquelle Mme de Maintenon resta invariable, atteste l’antipathie des natures et n’était pas propre à donner au roi une autre idée que celle qu’il avait déjà sur ce courtisan médiocrement docile. […] Cette manière un peu machinale et brusque de considérer le remède religieux, sans en introduire la vertu et l’efficace dans la suite même de sa conduite et de sa vie, annonce une nature qui avait reçu par une foi robuste la tradition des croyances plutôt qu’elle ne s’en était pénétrée et imbue par des réflexions lumineuses. […] Sachons enfin comprendre que la nature est pleine de variétés et de moules divers ; il y a une infinité de formes et de talentsak. […] Et ici, dans ce cas particulier des Saint-Simon, comme nous avons affaire de plus et très essentiellement à un peintre, il faut aussi bien comprendre (et c’est sur quoi j’ai dû insister en commençant) quel est le genre de vérité qu’on est en droit surtout de lui demander et d’attendre de lui, sa nature et son tempérament d’observateur et d’écrivain étant connus.

865. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

La caricature ici n’est plus perpétuelle comme dans les histoires fantastiques de tout à l’heure, elle entre et se joue avec proportion à travers les scènes de la nature et de la vie. […] de dire que c’est un trait honorable de notre nature et précieux pour l’âme ? […] L’auteur de Jules pratique à la Jean-Jacques et à moins de frais la nature et la foule ; il y recueille, chemin faisant, une quantité de petits tableaux, qu’il nous rend au vif et qui ont la transparence d’un Teniers ou d’un Ostade. […] Éloquent et miséricordieux sermon durant lequel Louise, avant la fin, est obligée de sortir, qui fait fondre en pleurs tout l’auditoire, et amollit le chantre lui-même et sa dure nature ! […] On se demande ce qui y manquerait en effet, à portée de l’amitié discrète, au sein de l’étude suivie, en face de la nature variée et permanente.

866. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

Et comme cette marche paraît être dans la nature des choses, il serait bien inutile de s’en fâcher. […] Enfin n’y a-t-il pas dans la nature de Germinie certaines parties délicates qui semblaient devoir la préserver quand même de l’ignominie complète ? […] Anatole trouvait dans la misère les coudées franches de sa nature, la libre expansion, l’occasion de développement de goûts inavoués qui portaient ses familiarités vers les inférieurs etc. […] Le goût de la nature a fait faire à la description un premier progrès, et très considérable. […] J’ai peine, parfois, à aller au-delà de ce sentiment, et j’ai peur que l’œuvre de MM. de Goncourt, dans ses parties excessives, ne soit une brillante erreur littéraire, une méprise fort distinguée sur les limites nécessaires où doit s’arrêter l’effort des mots, sur la nature et la portée de leur puissance expressive.

867. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre II. Dryden. »

Il est mieux dans sa nature et plus à son aise quand il fait le polichinelle que quand il singe l’homme d’État. […] Cependant, pour l’amour de vous, je lutterai contre la franchise de ma nature. […] His style is luxurious without majesty or decency, and his adventures without the compass of nature and possibility. […] Yet, for your sake, I will struggle with the plain openness of my nature. […] Such was I ; such by nature still I am ; Be thine the glory, and be mine the shame !

868. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 4, du pouvoir que les imitations ont sur nous, et de la facilité avec laquelle le coeur humain est ému » pp. 34-42

La nature a voulu mettre en lui cette sensibilité si prompte et si soudaine comme le premier fondement de la societé. […] La nature a donc pris le parti de nous construire de maniere que l’agitation de tout ce qui nous approche eut un puissant empire sur nous, afin que ceux qui ont besoin de notre indulgence ou de notre secours pussent nous ébranler avec facilité. […] La nature dont ils font entendre la voix supplée à leur insuffisance.

869. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 6, des artisans sans génie » pp. 58-66

La nature les met au monde pour suppléer à la disette des hommes de génie, destinez à faire des prodiges dans une sphere hors de laquelle ils n’auront point d’activité. […] Comme les personnes dont je parle, destinées pour être la pepiniere des artisans médiocres, n’ont pas les yeux ouverts par le génie, notre imitateur ne sçauroit appercevoir dans la nature même ce qu’il y faut choisir pour l’imiter. Il ne peut les discerner que dans les copies de la nature, faites par des hommes de génie.

870. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Méry »

Nous ne connaissons pas de meilleure réponse que Méry à cette affirmation des jugeurs qui mettait en furie Chateaubriand, le vieux enfant colère, quand ils lui disaient qu’un poète n’est jamais capable de rien que de poésie ; car, en dehors de ses poésies écrites et de la poésie de sa nature, il n’y eut jamais, du moins dans notre époque, d’homme capable intellectuellement de plus de choses que Méry. […] Il vient d’ajouter un vaste carreau de plus à sa mosaïque intellectuelle, et pour ceux qui aiment à étudier les diversités d’expansion des natures privilégiées, le dernier carreau ne sera ni le moins soigneusement incrusté ni le moins curieux. […] Mais ce que nous avons vu avec bonheur, et ce que la Critique marquera comme un affermissement de l’intelligence de Méry dans une voie où cette intelligence devait s’avancer hardiment en raison même de l’élévation de sa nature, c’est la mâle et saine manière de penser sur les choses religieuses qui sont le fond de cette grande histoire, que Gibbon, malgré un talent qui approchait du génie, n’a pas su juger parce qu’il n’était pas chrétien.

871. (1881) La psychologie anglaise contemporaine «  M. Georges Lewes — Chapitre II : La Psychologie »

Nous nous bornerons à grouper, sous les titres suivants, les études psychologiques éparses dans ses livres : nature de la vie, la conscience et ses formes, les actions réflexes, l’instinct, les sensations, le sommeil, l’hérédité. […] Mais cette crainte naît d’une vue étroite de la nature. C’est parce que notre respect pour la nature n’a pas été bien cultivé ; parce que notre familiarité avec les phénomènes inorganiques a émoussé en nous le sentiment de leur ineffable mystère. […] De plus, c’est une tendance inévitable de notre nature, de lier toute sensation à une cause externe, de la projeter hors de nous, pour ainsi dire. […] (Macmillan’s Magazine, février 1873, et Nature, mars, avril, mai 1873

872. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Villemain » pp. 1-41

Illusion de nature médiocre ! […] Cet homme, qui chantait les lauréats olympiques, était lui-même une nature de lauréat. […] La statuaire, cet art suprême des Anciens, avec sa nudité impassible et ses impudiques perfections, réprouvées par toute société spirituelle, est moins morte que la poésie de Pindare ; car la statuaire c’est de la nature humaine prise, il est vrai, et divinisée par son côté inférieur, mais c’est de la nature humaine, tandis qu’il n’y a plus que du convenu et de l’officiel dans les vers mythologiques de Pindare en l’honneur, qu’on me passe le mot, de boxeurs ou de basques grecs. […] c’est précisément à Bossuet, au biblique et à l’homérique Bossuet, c’est-à-dire à un grand écrivain de nature humaine, qu’il ose comparer ce Pindare qui, hors de son rythme et de son haillon de couleur locale, disparaît et n’existe plus. […] non, il n’y en a pas, car on ne change pas de nature avec le sujet de ses livres.

873. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre IV. Shakspeare. » pp. 164-280

La contagion du crime qu’il dénonce a souillé la nature entière. […] Jamais la nature n’a été si laide ; et cette laideur est la vérité. […] Il a la sensualité crue, le gros rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine dégradée. […] Il ment encore plus par imagination et par nature que par intérêt et nécessité. […] La solitude lui a donné le repos, l’a délivré de la flatterie, l’a ramené à la nature.

874. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

Jamais le fusil meurtrier n’y a effrayé ces paisibles enfants de la nature. […] Il a compris la nature à la façon antique. […] On accumule les contrastes de même nature ; on n’en voit pas la banalité, et l’on va au hasard de la verve. […] A celui qui disoit à Socrates : Les trente tyrans t’ont condamné à la mort : « Et nature, eulx », respondit il. […] La nature est pour vous un mystère, et vous voudriez une religion qui n’en eût point !

875. (1922) Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome I

Voilà le secret de son appel angoissé à la nature. […] Ses livres abondent en portraits dessinés d’après nature. […] Ils n’aperçoivent pas qu’ils jugent ainsi la nature de ce mouvement. […] Une immense charité faisait le fond de sa nature. […] Même les médiocres ont cette vertu d’avoir été rédigés d’après nature.

876. (1895) Nos maîtres : études et portraits littéraires pp. -360

Mais il comprend mieux, et perçoit plus finement, la nature de l’âme. […] Mais la nature de Poe était trop différente de sa nature pour rendre possible une imitation réelle. […] Renan admet aussi la production indéfinie des êtres dans la nature. […] Et sur cette Nature bonne et méchante, sur ce que M.  […] Renan, une duperie de la Nature (toujours cette Nature qui agit et qui n’existe pas !).

877. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Pensées »

La nature est admirable, on ne peut l’éluder. […] Ma prévoyance, il y a quinze ans, n’y a point songé, ou j’ai résisté à la Nature qui tout bas me l’insinuait, et la Nature aujourd’hui me le rappelle. […] XIII (Après avoir lu les Époques de la Nature de Buffon :) Tout est changement et mobilité : la danseuse Cerrito détrône Taglioni, Verdi fait taire Donizetti ; chacun a le cri à son tour, il grido , comme disait Dante ; c’est ainsi que l’antique Ninive n’est plus que ruine et bas-reliefs indéchiffrables ; c’est ainsi que quand l’amiral Wrangel visite la haute Sibérie, il trouve le silence de la mort dans ces contrées qui furent, selon Buffon, les premières florissantes du globe et le berceau touffu des antiques colosses.

878. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section II. Des sentiments qui sont l’intermédiaire entre les passions, et les ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre IV. De la religion. »

Mais la religion, dans l’acception générale, suppose une inébranlable foi, et lorsqu’on a reçu du ciel cette profonde conviction, elle suffit à la vie et la remplit toute entière ; c’est sous ce rapport que l’influence de la religion est véritablement puissante, et c’est sous ce même rapport qu’on doit la considérer comme un don aussi indépendant de soi, que la beauté, le génie, ou tout autre avantage qu’on tient de la nature, et qu’aucun effort ne peut obtenir. […] aucune action sur soi-même n’est possible en matière de foi, la pensée est indivisible, l’on ne peut en détacher une partie pour travailler sur l’autre, on espère ou l’on craint, on doute ou l’on croit, selon la nature de l’esprit et des combinaisons qu’il fait naître. […] Une dévotion ardente suffit à l’imagination exaltée des criminels repentants, et dans ces solitudes profondes où les Chartreux et les Trappistes adoptaient une vie si contraire à la raison, ces coupables convertis trouvaient la seule existence qui convint à l’agitation de leur âme ; peut-être même, des hommes dont la nature véhémente les eut appelés dans le monde à commettre de grands crimes, livrés, dès leur enfance, au fanatisme religieux, ont enseveli dans les cloîtres l’imagination qui bouleverse les Empires. […] Les qualités naturelles, développées par les principes, par les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus de la dévotion ; celui qui n’a jamais besoin de consulter ses devoirs, parce qu’il peut se fier à tous ses mouvements, celui qu’on pourrait trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît agir involontairement et comme forcé par sa nature ; celui qui exerce toutes les vertus véritables, sans se les être nommées à l’avance, et se prise d’autant moins, que ne faisant jamais d’effort, il n’a pas l’idée d’un triomphe, celui-là est l’homme vraiment vertueux.

879. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Deux diplomates »

… Il connaissait bien la nature humaine et son lâche penchant à tout oublier ! […] D’ailleurs, elle est, de sa nature, quelque chose d’inférieur, et les choses inférieures ne méritent pas d’histoire… Certainement, si le diplomate est un observateur ou un écrivain de génie, il verra les choses et les dira comme le génie ; mais, alors, sa spécialité de diplomate sera débordée… La diplomatie ne sera pour rien dans sa supériorité d’aperçu et de style. […] C’étaient assurément, l’un et l’autre, des hommes de religion et de monarchie, comme il en faudrait beaucoup aux princes, et jamais, il faut le reconnaître, l’amitié qui les unit ne prit sa source dans des natures plus profondément nobles et qui réfléchissent mieux en elles toutes les qualités accumulées de leur race. […] Seulement, ce genre de livres, — qui n’ont pour se recommander que la fonction diplomatique de ceux-là qui les écrivirent, et qui n’ajoutent à ce qu’on sait aucune grande vue nouvelle ou aucun fait important de nature à modifier ou à éclairer puissamment l’histoire, — heureusement !

880. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul »

… Telle est la question que nous ne craignons pas de poser devant sa jeune gloire… Comme les diverses manifestations de l’esprit n’en changent jamais la nature, la place d’Augier dans la poésie lyrique et élégiaque nous semble devoir être identiquement la même que dans la poésie dramatique, — moins les retentissements d’un succès, toujours plus sonores à la scène qu’ailleurs ! […] Il est d’une nature plus virile, plus à tous crins, que celle de l’auteur des Poésies complètes. […] Mais il ne changera pas de nature, et cette nature, comme l’intérêt que le poème inspire, est radicalement inférieure.

881. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — II. (Fin.) » pp. 257-278

Il attribue le sang-froid et la sérénité dont il jouit alors, et qui ne lui venait point de sa nature physique, à ses bonnes lectures spirituelles et à de vives prières qu’il avait faites pendant toute la nuit du 10. […] Saint-Martin, dans ce débat, forcé à regret de se produire et de parler devant la galerie, le prend d’emblée avec Garat sur le pied non plus d’un élève, mais d’un maître : on reconnaît l’homme qui a longtemps médité sur les plus grands et les plus intimes problèmes de notre nature, et qui souffre d’avoir à en démontrer les premiers éléments. […] Après avoir parlé, puisqu’il le faut, de Condillac, de ce fameux Traité des sensations, de cette statue « où tous nos sens naissent l’un après l’autre, et qui semble être la dérision de la nature, laquelle les produit et les forme tous à la fois », il en vient à la lecture qu’il a faite également de Bacon : Quelle impression différente j’en ai reçue ! […] Selon lui, l’âme humaine, toute déchue et altérée qu’elle est, est le plus grand et le plus invincible témoin de Dieu ; elle est un témoin bien autrement parlant que la nature physique, tellement que le vrai athée (s’il y en a) est celui qui, portant ses regards sur l’âme humaine, en méconnaît la grandeur et en conteste l’immortelle spiritualité. […] Il est toujours persuadé de la perfection de la nature, et il travaille à en peindre les Harmonies.

882. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

L’état général de la littérature au moment où un nouvel auteur y débute, l’éducation particulière qu’a reçue cet auteur, et le génie propre que lui a départi la nature, voilà trois influences qu’il importe de démêler dans son premier chef-d’œuvre pour faire à chacune sa part, et déterminer nettement ce qui revient de droit au pur génie. […] Je ne sais si je m’abuse, mais je crois déjà voir en cette nature sensible, résignée et sobre, une naïveté attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l’aime dans le vicaire de Wakefield ; et je me plais d’autant plus à y voir ou, si l’on veut, à y rêver tout cela, que j’aperçois le génie là-dessous, et qu’il s’agit du grand Corneille15. […] La querelle du Cid, en l’arrêtant dès son premier pas, en le forçant de revenir sur lui-même et de confronter son œuvre avec les règles, lui dérangea pour l’avenir cette croissance prolongée et pleine de hasards, cette sorte de végétation sourde et puissante à laquelle la nature semblait l’avoir destiné. […] Il y avait en lui, mêlée à l’inflexible nature du vieil Horace, quelque partie de la nature débonnaire de Pertharite et de Prusias ; lui aussi, il se fût écrié en certains moments, et sans songer à la plaisanterie : Ah ! […] Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d’automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées.

883. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) » pp. 129-176

La nature cependant fondit un instant cet orgueil. […] Il en eut la nature, le génie, l’extérieur, la destinée, la mort ; il n’en eut pas la conscience. […] Nature inculte, il avait eu des accès d’humanité comme il en avait eu de fureur. […] C’était la pensée égalitaire devenue homme, l’incarnation d’une impossibilité à laquelle tend l’idéal, mais à laquelle la nature résiste, et qui n’est pas par conséquent le plan divin des sociétés. […] C’était habituellement un philosophe, tel que Rousseau, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, ou des poètes de sentiment, tels que Gessner et Young : contraste étrange entre la douceur des images, la sérénité de la nature et l’âpreté de l’âme.

884. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

Il écrivait au jour le jour, par besoin, par nécessité, s’aidant de tous les moyens à sa portée : « Il semble que ma fatale destinée soit d’être toujours obligé de tout faire en vingt-quatre heures. » Pourtant, à travers les inégalités et les obstacles, sa puissante nature intérieure suivait sa pente et poussait sa voie. […] La nature l’avait-elle donc fait pour perdre des jours inutiles dans un gouffre tel que celui-ci ? […] On sent partout sous sa plume les jets d’une nature forte et bouillante, et comme les éclats d’une voix qui ne demande qu’à gronder et à tonner. […] Mirabeau, dans sa première jeunesse, s’était cru d’abord destiné à la guerre et à la gloire des armes : Élevé, dit-il, dans le préjugé du service, bouillant d’ambition, avide de gloire, robuste, audacieux, ardent, et cependant très flegmatique, comme je l’ai éprouvé dans tous les dangers où je me suis trouvé ; ayant reçu, de la nature, un coup d’œil excellent et rapide, je devais me croire fait pour le service. […] Il s’était mis à étudier le métier de la guerre et tout ce qui en dépendait, génie, artillerie, même le détail des vivres, comme il étudiait toutes choses, avec acharnement, avec l’ardeur propre à sa nature laborieuse et absorbante, à cette nature rapace et vorace, et jamais assouvie.

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