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702. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Contes de Noël »

Qui sait, après tout, ce que peut sentir, devant ce mystère de l’amour divin, celle qui a tant et si cruellement joué avec l’amour ? […] Mais les yeux, d’un bleu pâle, étaient très doux, d’une douceur innocente de ruminant ; la bouche était saine, et l’on devinait, sous, la robe mal taillée, un corps robuste de belle campagnarde… Elle sentait encore le village, et avait dû débarquer tout récemment sur le trottoir. » Il l’aborde, lui offre un bock. […] Et il sent si vivement la misère et la vanité de ce monde qu’il s’écrie au milieu de ses larmes : —    Puisque c’est comme ça, je me ferai trappiste !

703. (1912) L’art de lire « Chapitre X. Relire »

Or, c’est précisément se comparer à soi-même ; c’est éprouver si l’on a toujours autant de facultés de sentir et si l’on a les mêmes. […] Ajoutez que, quel que soit l’auteur qu’on, relise, si l’on sent plus, si l’on sent moins, si l’on comprend plus, si l’on comprend mieux, même si l’on comprend moins ; ce sont en partie les événements mêmes de votre vie qui en sont la cause, et que par conséquent, relire, c’est revivre.

704. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Jules Vallès » pp. 259-268

Seulement, ce n’est pas tout que d’être sensible, il faut être élevé ; il faut que, chez l’artiste qui sent et qui fait sentir, la pensée ennoblisse l’émotion, et s’il se peut la sublimise. […] où souffle le vent d’un principe, une ligne où l’on sente que l’auteur a en lui ce point fixe des notions premières qui sont comme les gonds de la vie et sur lesquels elle tourne, mais sans jamais s’en détacher… Eh bien, à part cette nécessité d’être moraliste pour être vraiment supérieur dans un livre comme Les Réfractaires, y a-t-il même dans le coup de pinceau de Vallès, qui est énergique, autre chose que de la force qui fait montre de ses biceps, comme messieurs ces Hercules qu’il aime ?

705. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Topffer »

Il a ce don charmant, cette faculté ailée, aérienne, l’alouette de l’esprit, qui tournoie, babille, rit et s’envole, dans toute époque, à la portée de toutes les âmes, mais qui, dans la nôtre, vieille et ennuyée, est le besoin le plus vivement senti de tous les esprits. […] Après Rousseau, après Saussure, après Sénancour, Chateaubriand, Lord Byron, tous paysagistes à leurs heures, après ce glorieux Cooper, qui a contribué, pour sa part, à l’impulsion générale donnée à la pensée contemporaine dans le sens de la description, Topffer est venu comme bien d’autres, et, soit manière originelle de regarder et de sentir, soit calcul d’une pensée qui cherche à dire un mot qui n’a pas été dit encore, il a essayé d’introduire la manière flamande dans le paysage alpestre et grandiose, et il a réussi. […] Mais l’intérieur de ces vieilles poitrines de grimpeurs de montagnes ou du cœur de rose de cette fillette, mais la manière de concevoir et de sentir la vie de ce mâle et pauvre curé qui, son bréviaire récité, sa messe dite, se rappelant qu’il est un robuste fils des Alpes, s’en va faire la guerre aux oiseaux du ciel pour nourrir les pauvres de la terre, voilà ce que l’on voudrait voir, voilà ce que Topffer ne nous montre pas avec assez de détails et ce qui n’aurait pas échappé à Sterne, par exemple, ce grand moraliste qui sait aussi fixer en trois hachures un paysage d’un ineffaçable fusain, grand comme l’ongle, mais infini d’expression, et qui reste à jamais, dès qu’on l’a vu, dans la mémoire, comme une pattefiche dans un mur !

706. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

Par un autre hasard encore, ces deux poètes se recommandent par des qualités si différentes, ils forment entre eux une telle antithèse de talent et de manière, que les opposer dans un étroit vis-à-vis c’est, comme on dit en peinture, les repousser l’un par l’autre ; c’est donner plus de précision à leur examen ; et faire mieux sentir le prix de ce que tous les deux possèdent et de ce qui manque à chacun d’eux. […] cette chimère du passé, des réalités la plus terriblement réelle, cette inévitable fatalité du souvenir que Manfred maudit, dans Byron, et qu’il appelle l’impossibilité d’oublier, voilà, malgré les tours de force du linguiste et les travaux de joaillier que Gramont exécute sur le rhythme, ce qui distingue ses poésies et communique un charme profond à ce recueil, qui est, on le sent à travers les ciselures passionnées du poète et de l’idolâtre matériel, un fragment rompu de la vie et non un livre de vers écrit seulement pour montrer qu’on sait faire des vers ! […] Chère toujours à la race sans idées et sans cœur des païens de la fantaisie, cette école, qui a trouvé sa colonne d’Hercule dans le dernier livre (Émaux et Camées) de Gautier, — le seul de ses enfants posthumes dont le vieux Ronsard se sentirait de l’orgueil, — cette école pourrait réclamer Gramont comme un des poètes de sa pléiade, mais, tout esclave qu’il en est par le plus large côté de ses œuvres, il lui échappe cependant, et, en résumé, il vaut mieux qu’elle.

707. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II

Ne le sentiras-tu pas une heure, une minute ? […] Mais le cœur, lui, cet affamé de vie individuelle, le cœur pour qui ne plus se sentir sentir est une destruction totale, tandis, que pour l’esprit ne plus se sentir penser est un épanouissement, que répond-il ? […] Elle arrive à sentir son œuvre par le dedans, comme elle a été produite. […] Elle a soif tout ensemble et horreur de trop sentir. […] Pour Amiel, penser et se regarder penser, sentir et se regarder sentir, ne furent jamais qu’une seule et même chose.

708. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire (suite et fin). »

L’artiste qui aime, qui chérit, qui croit, qui hait, qui repousse et qui abhorre, qui s’engage de tout son être dans ce qu’il sent et ce qu’il exprime, porte en lui des sources plus abondantes et dont la saveur pénètre. […] Le philosophe, le moraliste, le sage, le chrétien y peuvent profiter : le poète qui, par ses conceptions puissantes, fait rivalité au monde et dont le secret est de le réfléchir dans un miroir magique immense, se sent déconcerté, découragé ; il s’arrête de désespoir à mi-chemin, s’il y a trouvé son calvaire. […] On la sent, on ne la définit pas, cette paix qui vous gagne.. […] Je trouve commode de ne pas quitter ma chambre, d’où je vois mes bois mélancoliques et où je travaille avec vous et pour vous… Songez que c’est à Talma à travailler avec son poète, et que tout est solidaire entre nous…76 Il y a dans ma manière de sentir et dans votre talent des choses que nous ferons bien de nous communiquer. […] Adieu, Melpomène, adieu, ma muse, si mon filleul, si notre Talma n’est plus. » On sent dans cette âme aimante et admirative les bouillons de verve qui montent et débordent.

709. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Elle lui en sut un gré infini, et elle l’en remerciait en des termes qui montrent une fois de plus son humilité et sa façon, à elle, de dire et de sentir toute chose comme personne autre : cette originalité, même avec ses fautes, ne vaut-elle pas de plus correctes beautés ? […] Je vois tout cela, et j’en deviens pauvre… » En 1834, ç’avait été bien pis, à l’époque de la grande insurrection ouvrière et républicaine dont elle avait été témoin, et dont elle s’était sentie comme victime. […] Mme Valmore ne peut s’empêcher d’y applaudir ; elle ne se raisonne pas, elle suit son élan, elle sent à la manière du peuple ; elle a, je l’ai dit, l’âme populaire. […] La religion et ses ministres divins se penchent sur les blessés pour les bénir, — sur les morts pour envier leur martyre… « Ôte ton chapeau à mon intention en passant devant l’église Notre-Dame, et mets sur ses pieds les premières fleurs de carême que tu trouveras. » Cependant les conséquences ne tardent pas à se faire sentir. […] Comme on sent que cette jeune âme ne demandait pas mieux que de reprendre au soleil et à la vie !

710. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Diderot »

Ce dégoût de la chicane le brouilla avec son père, qui sentait le besoin de brider, de mater par l’étude un naturel aussi passionné, et qui le pressait de faire choix d’un état quelconque ou de rentrer sous le toit paternel. Mais le jeune Diderot sentait déjà ses forces, et une vocation irrésistible l’entraînait hors des voies communes. […] A la manière dont Diderot sentait la nature extérieure, la nature pour ainsi dire naturelle, celle que les expériences des savants n’ont pas encore torturée et falsifiée, les bois, les eaux, la douceur des champs, l’harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au cœur, il devait être profondément religieux par organisation, car nul n’était plus sympathique et plus ouvert à la vie universelle. […] Les moindres récits courent alors sous sa plume, rapides, entraînants, simples, loin d’aucun système, empreints, sans affectation, des circonstances les plus familières, et comme venant d’un homme qui a de bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l’âme et la poésie dessous. […] Diderot, bon qu’il était par nature, prodigue parce qu’il se sentait opulent, tout à tous, se laissait aller à cette façon de vivre ; content de produire des idées, et se souciant peu de leur usage, il se livrait à son penchant intellectuel et ne tarissait pas.

711. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « François Ier, poëte. Poésies et correspondance recueillies et publiées par M. Aimé Champollion-Figeac, 1 vol. in-4°, Paris, 1847. »

La gloire de François Ier est d’avoir, à peine sur le trône, senti avant tous ce grand souffle d’un printemps nouveau qui voulait éclore, et d’en avoir inauguré la venue. […] Quand, au lieu de copier, on en vint à traduire, on se sentit encore plus autorisé, et l’on prit de toutes mains, en disant les noms des auteurs ou en les taisant, indifféremment. […] Le talent de l’illustre sœur est incomparablement d’un autre ordre que celui du roi, et, chaque fois que c’est elle qui prend la plume, le lecteur le sent à la fermeté du ton et à une certaine élévation de pensée. […] On sent une favorite dont l’astre baisse ; et celui de Diane montait au contraire. […] L’hôtel Rambouillet n’a pas inventé, comme on va le voir, le style des précieuses : « Un chascun se sçait esjouir, ma mignonne, de son ayse ; mais celuy qui l’a, a tant forte querelle, qu’elle a anticippé et occuppé toute demonstration, si qu’il se peult dire le sentir parfaictement.

712. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (4e partie) » pp. 81-143

XIX « Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d’une façon indistincte, qu’elle avait une arme. […] « Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean : « — Quel délicieux jardin que le Luxembourg ! […] Du reste, il n’avait pas le moindre désir de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. […] « Il sentit le papier qui y était, il balbutia : « — Vous m’aimez donc ? […] « Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l’herbe mouillée ; ils se regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées.

713. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre septième. »

Ouvriers habiles, gens de cœur, ces écrivains n’expriment rien mollement ; tous savent donner à leurs pensées un tour vif et hardi, ceux qui ont éprouvé les passions de leur époque, comme ceux qui n’en ont senti que la curiosité ardente pour tous les objets de la connaissance humaine. […] Elle aurait pu être prononcée par d’Aubray, lequel était « ainsi copieux et abondant en raison, dit la préface de l’imprimeur, et ne trouvoit jamais fin de son savoir ni de ses discours165. » C’est encore l’esprit français, non plus sous les traits de Panurge, mais parlant la belle langue de Gargantua, dans son plan d’études on y sent les fruits de la culture antique. […] On sent, du reste, les fâcheux effets de cette curiosité et de ce doute : le manque d’autorité, l’importance excessive donnée à l’individu, la pensée dégénérant en un jeu d’esprit. […] On demandait une méthode ; on sentait la nécessité d’une langue disciplinée, d’un choix dans les mots qui répondît à un choix dans les idées. […] Il sentit que le temps était venu où l’image de la France, arrachée aux partis intérieurs et victorieuse de l’étranger, devait se réfléchir dans les lettres ; et il fournit aux quatre meilleurs esprits du temps, Charron, Malherbe, Régnier, saint François de Sales, un premier idéal.

714. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur de Latouche. » pp. 474-502

Honneur donc à M. de Latouche de les avoir senties tout d’abord, de les avoir reconnues en poète et en frère, et de nous les avoir rendues (sauf quelques points de détail) telles qu’il les avait reçues ! […] Soyez satirique si le cœur vous en dit, si vous vous en sentez la verve, si l’indignation vous transporte, mais soyez-le franchement. […] Pourquoi fuir si vite ces choses simples que vous sentiez pourtant par éclairs, et vous aller embarrasser à plaisir dans les tortuosités de vos propres voies ? […] On entrait dans ce jeu, et de près on l’applaudissait sous cette forme avec faveur ; mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir que ce n’étaient là que des complaisances mêlées d’estime, et que tous ces éloges mis ensemble ne composaient pas une renommée. […] À dater de cette défaite, il sentit que sa partie d’artiste était perdue et qu’il n’aurait jamais son jour.

715. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Chamfort. » pp. 539-566

Arrivé à peu près à ce terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et mon goût m’y portait naturellement. […] Et cependant il sent bien qu’il prend sa part de leur bienveillance, qu’il en profite, et il en souffre. Aussi le jour où il perdra toutes ses pensions dans la ruine de l’Ancien Régime, sa passion l’emportant sur son intérêt, il bondira de joie, il se sentira soulagé et délivré. […] Il s’était retiré à la campagne avec une amie plus âgée que lui, mais avec laquelle il se sentait en parfait rapport de sentiment et de pensée. […] » C’était dans une société plus intime, plus choisie, et où il se sentait apprécié comme il voulait l’être, qu’il était le plus à son avantage.

716. (1897) Un peintre écrivain : Fromentin pp. 1-37

La chaleur du sommeil avait fané les colliers d’oranger dont elle aime à rester parée nuit et jour ; l’odeur même en était devenue si faible, qu’on ne la sentait presque plus. […] Mais les purs artistes savent où s’arrête le mouvement d’amour d’une âme qui voit ; ils savent où commence le métier d’auteur et où finit la poésie sentie et vécue, et ils ne franchissent pas la limite. […] Le peintre pensait et sentait en peintre. […] Il se sent maître du sujet qui est son art, maître de l’histoire, voisin d’atelier de tous ceux dont il parle, en possession de tous les secrets de métier ignorés des profanes, et il ose ! […] Aujourd’hui, le monde plus large ouvert des esprits cultivés le sent et vous remercie.

717. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « APPENDICE. — LEOPARDI, page 363. » pp. 472-473

Je disais que j’aurais aimé à mettre en regard des poésies si senties mais si funèbres de Leopardi, et qui serrent le cœur, quelques poésies naturelles et également vraies qui le dilatent et le consolent. […] Alors, ami blessé, ton cœur serait guéri ; Chaque vivant objet, que la trame déploie, Te rendrait un écho d’harmonie et de joie ; Et soumis, adorant, tu sentirais partout Dieu présent et visible, et tout entier dans tout !

718. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 465-468

Pour avoir un succès durable, il eût fallu que Gueret eût su mieux modérer ses saillies, & qu’il eût attaqué ce travers de son Siecle avec des armes plus propres à en faire sentir le ridicule & les dangereux effets. […] On sent combien cette tâche demande de recherches, de travail, & de sagacité.

719. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 308-311

La philosophie elle-même est d’autant plus intéressée à l’observation de cette loi, que les délires de nos Philosophes actuels sont plus propres à tourner à la honte de l’ancienne Philosophie, comme les égaremens des Philosophes anciens peuvent contribuer à faire sentir les abus de la Philosophie dans tous les temps. […] Avec un grand appareil de pensées, rien n’y paroît senti.

720. (1890) La vie littéraire. Deuxième série pp. -366

Voilà donc ce qu’il voit, voilà donc ce qu’il sent ! […] Et qui ne sent que la grâce est meilleure que la justice ? […] Bourdeau sent lui-même qu’il est cruel. […] J’aime mieux sentir que comprendre. […] Il ne comprend rien ; mais il sent, car il souffre.

721. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

Le pape, ébloui lui-même du plan de ce sépulcre monumental et animé de statues vivantes dont Michel-Ange lui présenta le modèle, sentit s’élargir en lui son orgueil posthume aux proportions du génie de son statuaire. […] Il rentra dans son atelier et peignit les prophètes et les sibylles où l’on sent, si l’on ose ainsi parler, l’accent biblique, viril, héroïque de Michel-Ange. […] Ne pas voir, ne pas sentir, m’est un grand bonheur ! […] On ne sait quel accent de liberté classique, souvenir de l’antiquité, ranimé par les maux présents, se fait sentir depuis ce jour dans ses vers, dans ses lettres comme dans ses marbres. […] On sent le premier jet, mais le premier jet d’une pensée forte.

722. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre V : Règles relatives à l’explication des faits sociaux »

Car, à moins de postuler une harmonie préétablie vraiment providentielle, on ne saurait admettre que, dès l’origine, l’homme portât en lui à l’état virtuel, mais toutes prêtes à s’éveiller à l’appel des circonstances, toutes les tendances dont l’opportunité devait se faire sentir dans la suite de l’évolution. […] Même il fallait que la division du travail eût déjà commencé d’exister pour que l’utilité en fût aperçue et que le besoin s’en fit sentir ; et le seul développement des divergences individuelles, en impliquant une plus grande diversité de goûts et d’aptitudes, devait nécessairement produire ce premier résultat. […] Si donc il était vrai que le développement historique se fit en vue de fins clairement ou obscurément senties, les faits sociaux devraient présenter la plus infinie diversité et toute comparaison presque devrait se trouver impossible. […] Puisque l’autorité devant laquelle s’incline l’individu, quand il agit, sent ou pense socialement, le domine à ce point, c’est qu’elle est un produit de forces qui le dépassent et dont il ne saurait, par conséquent, rendre compte. […] Le groupe pense, sent, agit tout autrement que ne feraient ses membres, s’ils étaient isolés.

723. (1927) Des romantiques à nous

Ceux-ci ne regardent pas trop à la substance des dogmes, ni à la preuve par les miracles qu’ils sentent, au moins d’instinct, dangereuse. […] Et, si fort qu’il les sente se heurter et frémir, il n’en résulte rien. […] Le soir même des noces, Gillet sentit les premiers signes d’une fièvre typhoïde qui, peu de jours après, l’emportait. […] C’est tout ce qu’ils sentent et savent d’original. […] Ce sont les inspirations du maître des maîtres auxquelles Lekeu sait et sent les siennes apparentées.

724. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — II. (Fin.) » pp. 330-342

On ne se plaint pas de d’Aubigné s’il en agit ainsi assez souvent ; le caractère et le mérite de son Histoire est précisément de sentir sa source et d’avoir sa saveur originale. […] Il apostrophe ceux qui ne rougissent point des vertus et grandeurs paternelles, et qui se sentent de force à en soutenir l’héritage ; il les supplie de lui tendre la main et de lui prêter secours. […] À la mort du second prince de Condé (1588), il exprime en ces termes les regrets du parti : Longtemps après, le parti des réformés sentit cette perte comme d’un prince pieux, de bon naturel, libéral, d’un courage élevé, imployable partisan (inflexible chef de parti), et qui eût été excellent capitaine pour les armées réglées et florissantes ; car ce qui lui manquait aux guerres civiles était qu’estimant les probités de ses gens à la sienne, il pensait les choses faites quand elles étaient commandées, et n’avait pas cette rare partie, principale au roi de Navarre, d’être présent à tout. Cette qualité qu’avait Henri IV, ce roi conquérant du sien, de tout faire, de tout voir par soi-même, et d’être infatigable comme César et comme tous les grands hommes, cette nature de diable à quatre est bien sentie et rendue par d’Aubigné.

725. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — I » pp. 93-106

C’est ici surtout qu’on sent l’infériorité de manière, si l’on se reporte à Montesquieu. […] Un certain manque de littérature libre et générale se fait sentir dans cette suite de chapitres coupés, où il se pose plus de questions encore qu’il n’en résout. […] Dans ses lettres à M. de Kergorlay on le voit de bonne heure tracer le plan de sa vie, s’assigner un but élevé et se confirmer dans la voie dont il n’a jamais dévié : « À mesure que j’avance dans la vie, écrivait-il (6 juillet 1835) âgé de trente ans, je l’aperçois de plus en plus sous le point de vue que je croyais tenir à l’enthousiasme de la première jeunesse : une chose de médiocre valeur, qui ne vaut qu’autant qu’on l’emploie à faire son devoir, à servir les hommes et prendre rang parmi eux. » Il est déjà en plein dans l’œuvre politique, au moins comme observateur et comme écrivain, et malgré tout, en présence du monde réel, il maintient son monde idéal ; il se réserve quelque part un monde à la Platon, « où le désintéressement, le courage, la vertu, en un mot, puissent respirer à l’aise. » Il faut pour cela un effort, et on le sent dans cette suite de lettres un peu tendues, un peu solennelles. […] Je suis tout à la fois l’homme le plus impressionnable dans mes actions de tous les jours, le plus entraînable à droite et a gauche du chemin dans lequel je marche, et à la fois le plus obstiné dans mes visées. » Sa noble vie sera tout d’une teneur, mais on y sentira la ténacité, et ce mot non plus ne lui déplaît pas (tome i, page 433).

726. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « HOMÈRE. (L’Iliade, traduite par M. Eugène Bareste, et illustrée par M.e Lemud.) —  premier article .  » pp. 326-341

Et ici sa merveilleuse rapidité de goût trompa plus d’une fois Voltaire lui-même ; les Latins et Horace, il les sentait vivement, les entendait à demi-voix, leur répondait en égal ; d’Auguste à Louis XV on se donnait la main. […] Marmontel, La Harpe pourtant eurent des éclairs heureux ; ce dernier particulièrement, au début de son Cours de Littérature, institua avec noblesse, avec éloquence, la majestueuse figure d’Homère ; il disserta de l’Iliade surtout et de son ordonnance, de son effet d’ensemble, en des termes judicieux et sentis qu’il est bon de rappeler aujourd’hui qu’on est si aisément ingrat pour ce critique plus qu’à demi détrôné. […] Il finit par demander presque pardon au lecteur de dire encore Homère : « Je me sers, dit-il, d’une expression convenue pour éviter une périphrase. » Nous ne saurions, après l’avoir lu, nous sentir aussi édifié que lui. […] Il me semble qu’à un certain moment, et par réaction contre les quatre siècles classiques de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV, dont on se sentait rebattu, on est devenu soudainement crédule aux poésies dites populaires ; on y a été crédule comme certains athées le sont aux molécules organiques et aux générations spontanées.

727. (1892) Boileau « Chapitre III. La critique de Boileau. La polémique des « Satires » » pp. 73-88

Les éloges éclairant les attaques, le public sentit que cette fois les personnalités n’étaient pas la fin et le terme de la satire, que ce n’était pas tel ou tel auteur, mais toute une littérature, toute une doctrine et toute une forme du goût qui étaient en jeu, et qu’enfin ce satirique était un critique, tandis que les critiques jusque-là n’étaient que des satiriques. […] Ils ont senti que ce n’était pas là un poète de ruelles, et que le « fin du fin », le galant, le tendre, l’héroïque, tout ce qu’étalaient les auteurs à la mode, et tout ce dont raffolait le « grand monde purifié » d’avant 1660, que tout cela était condamné, jeté au rebut, livré à la dérision. […] Sans trop en vouloir au bonhomme, puisqu’enfin les meilleurs en ce temps-là ne sentaient point ce qu’il y a de misérable à provoquer une intervention de l’autorité en pareille matière, remarquons seulement qu’il n’était point si « bonhomme ». […] Cependant, quand on l’a lu, ne sent-on pas bien la raison générale et commune de tous ces jugements particuliers ?

728. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre II. Signes de la prochaine transformation »

Regardez les costumes des méchants drames qu’on joue dans les dernières années de l’ancien régime : une curiosité réaliste s’y fait sentir : voyez notamment Préville en menuisier travaillant à son établi605. […] Partout l’éveil des sens se fait sentir dans notre littérature jusque-là tout intellectuelle. […] Elle a senti d’abord le besoin d’être aimée ; puis elle a aimé, d’un amour absurde, ridicule, tourmenté ; toutes les sécheresses de son cœur se sont fondues : jamais elle n’a plus vécu, et plus délicieusement, que depuis qu’elle est hors de la raison, hors de toutes les convenances, depuis qu’elle a ouvert en elle d’intimes sources de tendresse et de douleur. […] Quand elle eut perdu M. de Mora, quand elle eut mesuré M. de Guibert, l’univers, l’art, pas même la musique n’offrirent rien à son âme qui la contentât ; elle ne sentit plus de raison de vivre, et elle aima la mort.

729. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre III. Retour à l’art antique »

Il avait dans le sang, il reçut parmi ses premières impressions d’enfance, quelque chose qui lui permit de comprendre la beauté antique : il la sentait toute voisine de lui et dans une parfaite harmonie avec son intime organisation ; où les autres ne voyaient que des souvenirs de collège ou des décors d’opéra, il saisissait sans effort les réalités concrètes. […] Ainsi s’explique qu’il ait pu faire ses églogues, qui sentent si peu le pastiche. […] Parce que Chénier n’a pas vu les œuvres grecques par l’extérieur ; il a senti l’âme qui s’y réalisait. Et il a senti que son âme s’y trouvait réalisée aussi.

730. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « II  L’esprit scientifique et la méthode de l’histoire littéraire »

Distinguer « savoir » de « sentir », ce qu’on peut savoir de ce qu’on doit sentir, ne pas sentir où l’on peut savoir, et ne pas croire qu’on sait quand on sent : je crois bien qu’à cela se réduit la méthode scientifique de l’histoire littéraire.

731. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre IV. La littérature et le milieu psycho-physiologique » pp. 126-137

Quelques années plus tard, la sensibilité a si bien absorbé tout l’homme qu’on le définirait volontiers un être qui sent, et Bernardin de Saint-Pierre propose, en termes formels, de remplacer le fameux argument de Descartes : « Je pense, donc je suis », par celui-ci, qui lui paraît plus simple et plus général : « Je sens, donc j’existe !  […] Il fait dire au Vicaire savoyard, interprète fidèle de ses propres opinions : « Quand tous les philosophes du monde prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage. » Sa démonstration de l’immortalité de l’âme ne repose pas sur une autre base. […] Rousseau dit en parlant de certaines lettres de Saint-Preux : « Quiconque ne sent pas amollir et fondre son cœur dans l’attendrissement doit fermer le livre. » Les apostrophes, les élans passionnés, les effusions lyriques, les explosions d’éloquence, d’indignation, d’enthousiasme animent mille pages fiévreuses ; et si l’emphase, les tirades creuses et sonores les phrases ampoulées abondent également, si la sentimentalité fade et la sensiblerie fausse donnent une saveur écœurante à des ouvrages médiocres et gâtent çà et là ceux des meilleurs écrivains, c’est que, à toute époque, défauts et qualités sont intimement unis, c’est que toute forme d’esprit a, comme toute médaille, un revers et que ce revers est d’ordinaire la caricature de l’autre face. […] Préoccupation de l’au-delà et jouissance affolée du présent peur de la Mort et fougueux élan vers l’Amour, son frère ennemi voilà ce qu’inspire d’ordinaire une de ces calamités où l’homme se sent à la merci d’un mal mystérieux et implacable.

732. (1899) L’esthétique considérée comme science sacrée (La Revue naturiste) pp. 1-15

Soucieux d’accroître la beauté de la race dont nous nous sentons les gardiens, convaincus de l’importance de l’esthétique considérée comme science vivante, ayant pris conscience de nos droits qui sont ceux de tous les hommes, nous nous sommes imposé une grande et haute mission. […] Trop heureux serai-je, si, une seule fois, dans une pauvre maison, mes vers portaient quelque douceur à un cœur simple », est-il possible de ne point sentir quelle passion anime ces phrases ? […] Nous sentons qu’il y a, pour nous, quelque chose de bien plus sérieux à accomplir. […] Les poètes ne sont-ils pas ceux qui nous font sentir la beauté des choses ?

733. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « M. de Montalembert orateur. » pp. 79-91

Mais ici l’éloquence est bien réelle et sentie ; elle est brûlante. […] Ici l’approche des grands événements dont il sent à l’avance le courant électrique, enflamme l’orateur : ce n’est plus de la Suisse, ni de la souveraineté cantonale, ni des jésuites d’au-delà du Jura, qu’il parle ; il s’agit bien de tout cela ! […] Fils d’une mère anglaise, on croirait sentir dans sa voix, à travers la douceur apparente, une certaine accentuation montante qui ne messied pas, qui fait tomber certaines paroles de plus haut et les fait porter plus loin. […] Tout orateur qui l’est véritablement sent toujours combien il lui reste de progrès à faire pour atteindre à cet idéal que les plus grands eux-mêmes ont désespéré de réaliser.

734. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Gaston Boissier » pp. 33-50

… « Ôtons-nous, car il sent… » Il sent, cela est sûr, le livre de M.  […] Je veux même, si vous le permettez, vous faire sentir ce qu’il sent… C’est le fagot !

735. (1895) Impressions de théâtre. Huitième série

Mais on y sent une émotion, un respect sincère. […] Il sentirait qu’il est terrible de s’arroger le rôle de Dieu. […] Il sent ce qu’il y a de dédain dans leur déférence. […] Vous sentez l’affectation et la monotonie. […] J’ai senti un charme en M. 

736. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

On peut mal lire et sentir profondément les beautés d’une œuvre. […] Est-ce à dire qu’ils ne sentent pas ce qu’ils ne peuvent exprimer ? […] Les femmes lisent pour sentir. […] Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient. […] On sent qu’elle doit être cela.

737. (1888) Poètes et romanciers

C’est vers elle qu’il se sent attiré d’un invisible amour. […] Il sent une vie, une âme, dans les grands arbres. […] Il ne se sentait pas né pour ces grands rôles de la vie publique. […] — Cela sent furieusement son Philistin. […] Nul n’est digne du nom de savant s’il ne sent ce qu’il y a d’inachevé dans son œuvre.

738. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon » pp. 423-461

Ce récit a de la netteté, de la fermeté ; le caractère en est simple ; on y sent l’amour du vrai. […] Il est périlleux, même pour un honnête homme, s’il est passionné, de sentir qu’il écrit sans contrôle, et qu’il peint son monde sans confrontation. […] Saint-Simon, dans son apologie, admet ou suppose toujours deux choses : c’est, d’une part, qu’il ne dit que la vérité, et, de l’autre, qu’il n’est pas impartial, qu’il ne se pique pas de l’être, et, qu’en laissant la louange ou le blâme aller de source à l’égard de ceux pour qui il est diversement affecté, il obéit à ses inclinations et à sa façon impétueuse de sentir : et, avec cela, il se flatte de tenir en main la balance. […] Il sent la plaie et la faiblesse morale de la France au sortir des mains de Louis XIV ; tout a été abaissé, nivelé, réduit à l’état d’individu, il n’y a que le roi de grand. […] Il dit quelque part, à l’occasion des joies secrètes et des mille ambitions flatteuses mises en mouvement par une mort de prince : « Tout cela, et tout à la fois, se sentait comme au nez. » 94.

739. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « PARNY. » pp. 423-470

En lisant ces vers, nous sentons s’éveiller et murmurer au dedans de nous cet écho du Vallon : J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie… On peut dire qu’en général l’élégie de Lamartine commence là où celle de Parny se termine, à la douleur, à la séparation, au désespoir ; mais le poëte moderne a su rajeunir, revivifier tout cela par les espérances d’immortalité et par l’essor aux sphères supérieures : ainsi les plus beaux sonnets de Pétrarque sont ceux qui naissent après la mort de Laure. […] Tout le monde lui parlait d’Éléonore, et il sentait que pour lui le souvenir même s’enfuyait, s’effaçait déjà dans le passé. […] A ces sorties trop rares, on sentait que le poëte en-lui aimait à se retirer au dedans, mais qu’il n’avait pas péri. […] Aux champs, derrière la haie épaisse, je te sentais là, tu m’accompagnais : parfois la brise m’apportait d’étranges bouffées ou des soupirs. […] Tissot, au sujet de la traduction en vers des Bucoliques, dont ce dernier préparait, vers 1812, une seconde édition ; on y sent bien la netteté et la précision qui étaient familières à Parny : « Lundi, 21.

740. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Préface » pp. 1-3

À peine rentré à Paris, je me sentais un grand besoin d’activité, comme après une forte année d’étude et de solitude ; mais je ne savais à quoi m’appliquer. […] Véron toutes mes objections : il prit la peine de les combattre ; il me parla en homme de goût qui sent la littérature, et en homme d’esprit qui connaît son public.

741. (1898) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Troisième série

» car il s’agissait pour lui de dire, de penser et de sentir le contraire. […] Ils pensent et sentent à l’unisson. […] C’est précisément parce qu’il est plébéien et qu’elle le sent forcené. […] C’est ce nom prononcé qui fait sentir la douleur en la précisant. […] Il aimait à la voir vivre, penser, sentir, exprimer son rêve.

742. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

C’est l’immortel caractère de ce monument musical : on y sent à la fois bouillonner le vice, prier l’innocence, défier le ciel, foudroyer le crime, éclater la justice divine, rayonner l’immortalité rémunératrice à travers les fausses joies et les faux triomphes d’un scélérat de plaisir. […] Quant à moi, je peux surtout le sentir par ce que j’éprouvai moi-même. […] Dans la scène de donn’Anna, je me sentis soulevé par une voluptueuse atmosphère qui me balançait légèrement, mes yeux se fermaient malgré moi, et j’éprouvais comme la sensation d’un baiser sur mes lèvres ; mais ce baiser avait toute l’impalpabilité du son le plus harmonieux. « Le chœur avait consommé l’œuvre ; je m’enfuis dans la disposition la plus exaltée où je me fusse jamais senti dans ma chambre. Je me sentais à l’étroit dans cette triste chambre d’auberge.

743. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque » pp. 2-79

II Jamais l’œuvre et l’écrivain ne sont plus indissolublement unis que dans les vers de Pétrarque, en sorte qu’il est impossible d’admirer la poésie sans raconter le poète : cela est naturel, car le sujet de Pétrarque c’est lui-même ; ce qu’il chante c’est ce qu’il sent. […] que je passerais volontiers ma vie ici, si je ne me sentais pas encore trop près d’Avignon et trop loin de l’Italie ; car, pourquoi dissimuler ces deux faibles de mon âme ? […] Il faut l’entendre lui-même faire la description des lieux, et de ce qu’il y sentit, dans une lettre en vers latins à Barbate de Sulmone. […] « Les bergers et les laboureurs respectent ce lieu sacré : sa beauté me frappa ; je sentis tout à coup comme une inspiration des Muses, qui m’invitaient à travailler à mon Afrique. […] On le sent partout dans les sonnets de Pétrarque qui suivirent la mort de Laure ; on trouve le poète et l’amant dans les premiers, on trouve l’adoration et la piété dans les derniers : ils sont, pour les cœurs tendres, le manuel de la douleur et de l’espérance.

744. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Les dures convictions qu’il se sentait obligé de suivre, lui paraissaient plus désolantes qu’à nous ; de plus son esprit le retenait sans cesse sur la pente des actes qu’il eût voulu accomplir : il vécut à l’étranger hors des conditions natives. […] Comme le penseur ne s’admire que pour avoir, lui existant, imaginé le terme de tout ce qu’il perçoit, il sent sourdre en lui l’envie de durer sans lin au-dessus des êtres matériels passagers ; et veut du moins que l’expression de sa pensée subsiste dans une humanité perpétuellement respectueuse et admiratrice. […] S’il est doublé d’un psychologue, à plus forte raison, les romanciers de l’âme et les poètes sensitifs, les hommes à la Stendhal et à la Baudelaire se regardent vivre, vouloir, aimer, haïr, sentent sans cesse, à côté des portions d’homme normal et instinctif qui subsistent en eux, un impassible et perspicace témoin, qui mine leur activité spontanée en la contrôlant : Il semble avoir deux âmes, dit M. de Maupassant dans un article récent, l’une qui recueille et commente chaque sensation de sa voisine, l’âme naturelle commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné, à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot….. […] Il est écrasé par le nombre, assommé par l’universelle stupidité, raillé par de niais plaisantins, et sent vaguement que plus il exaltera son génie, moins ses œuvres auront d’utilité actuelle, recueilleront de larges admirations l’autoriseront à satisfaire les prétentions de son orgueil. […] Et, chose significative, les côtés par lesquels certains littérateurs français ressemblent à Heine, sont précisément ces façons étrangères de sentir.

745. (1767) Salon de 1767 « Peintures — La Grenée » pp. 90-121

Non, on ne scait ce qu’il sent. Il ne sent rien. […] Ajustez sur sa tête un bout de cornette, et vous sentirez fortement la différence du décent et de l’indécent. […] Il y a certainement des beautés dans ce morceau, mais de technique, et par conséquent peu faites pour être senties ; au lieu que les défauts sont frappants. […] Cela seroit passable, écrit ; détestable, peint ; et c’est ce que mes confrères ne sentent pas.

746. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gabrielle d’Estrées. Portraits des personnages français les plus illustres du XVIe siècle, recueil publié avec notices par M. Niel. » pp. 394-412

Pourtant il s’en consolait tout bas et prenait assez crûment son parti à la manière des vieux Gaulois, en se disant ou à peu près, comme dans le fabliau (je rends le sens, sinon les paroles) : « Après tout, ce n’est qu’une femme perdue, et il s’en retrouvera assez. » Je ne donne pas cette manière de sentir pour très délicate ni pour chevaleresque, mais elle est de Sully. […] … Sully n’est pas dupe de cette espèce de consultation de Panurge, et il le fait sentir au roi : Mais quoi ? […] C’est une merveille, confesse le satirique d’Aubigné lui-même, comment cette femme, « de laquelle l’extrême beauté ne sentait rien de lascif », a pu vivre plutôt en reine qu’en maîtresse tant d’années et avec si peu d’ennemis. […] Quelques-uns toutefois se hasardèrent à lui faire entendre qu’au fond de cette perte il y avait une énorme difficulté politique de moins ; lui-même il sentait qu’il échappait à une faute. Sully survenant lui cita les Psaumes et lui parla du doigt de Dieu, dont la sagesse convertit souvent notre mal en bien ; il parlait en cela comme sentaient tous les bons Français, que la mort de cette pauvre femme tirait d’une inquiétude grave.

747. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — I. » pp. 312-329

L’Histoire universelle de d’Aubigné, dont Henri IV est le centre et le pivot, avait été entreprise ou projetée par le conseil de ce roi, qui, ce semble, n’aurait pas été fâché d’avoir pour historiens, d’une part le calviniste d’Aubigné, et d’autre part l’ancien ligueur Jeannin : l’un, racontant plutôt les faits de guerre et de parti, l’autre, exposant les choses d’État et de conseil ; mais bientôt Henri IV, soit qu’un jésuite, le père Cotton, lui eut fait sentir les inconvénients ainsi que d’Aubigné le donne à entendre, soit qu’il se méfiât assez par lui-même de cette satirique langue de d’Aubigné, comme il l’appelait, Henri IV insista peu sur sa recommandation première et sur les encouragements qu’il avait promis ; d’Aubigné attendit à la mort de ce roi pour se remettre à l’œuvre, et il s’y remit, on le doit reconnaître, dans un esprit digne d’une aussi généreuse entreprise. […] Après l’entrée dans Paris, il ne le suit que peu ; on sent que lui-même est déjà retiré et cantonné dans ses provinces. […] Les guerres civiles n’épouvantent point d’Aubigné ; bien qu’il y abhorre la cruauté lâche et l’assassinat, bien qu’en racontant quelques exploits dont se vantaient les massacreurs de la Saint-Barthélemy, il lui échappe de dire énergiquement : « Voici encore un acte qui ne peut être garanti qu’autant que vaut la bouche des tueurs » ; bien qu’il déteste autant que personne ces atroces conséquences des factions parricides, il aime la chose même qui s’appelle luttes et combats entre Français pour cause religieuse ; il en est fier, et non attristé ; il s’y sent dans son élément ; il a bien soin de marquer les époques des grandes guerres de ce genre, conduites avant 1570 sous le prince de Condé et l’amiral de Coligny ; il traite comme enfants et nés d’hier ceux qui ne font commencer ces grandes guerres que depuis la journée des Barricades, quand elles ont recommencé en effet. […] Je vous somme, au nom de Dieu, de ne nous frauder plus, ou je serai témoin contre vous en son Jugement. » Religion égarée, fanatisme opiniâtre sans doute, et sourd aux raisons de prudence et d’humaine sagesse ; appel, sous le nom du Christ, à la vengeance du sang par le sang ; générosité pourtant et grandeur d’âme, comme il en est en tout sacrifice absolu de soi : c’est ce qui respire en cette scène nocturne, digne des plus grands peintres, et d’Aubigné, qui en a senti toute l’émotion, nous l’a conservée et, on peut dire, nous l’a faite de manière à n’être point surpassé. […] il ne trouve ici qu’une courte réponse qu’il fit avec un soupir : Mon enfant, dit-il, rien n’est trop chaud pour un capitaine qui sent que son soldat n’a pas moins d’intérêt que lui à la victoire : avec les huguenots, j’avais des soldats ; depuis, je n’ai eu que des marchands qui ne pensent qu’à l’argent ; les autres étaient sevrés de crainte, sans peur, soudoyés de vengeance, de passion et d’honneur ; je ne pouvais fournir de rênes pour les premiers, ces derniers ont usé mes éperons.

748. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — I. » pp. 409-426

Il était résolu pourtant à ne pas s’enterrer à La Chaux-de-Fonds, où il était retourné ; il sentait que sa destinée n’était pas là, lorsque la protection d’un compatriote, M. de Roullet-Mézerac, vint le chercher à l’improviste et lui offrir les moyens d’aller étudier à Rome, sauf à s’acquitter ensuite. […] En se séparant d’eux pour longtemps, en se disant qu’il rompait avec les habitudes domestiques régulières, qu’il avait reprises depuis son retour, il éprouvait une de ces douleurs tendres et pénétrantes que savent tous ceux qui ont vécu intimement de la vie de famille ; douleur recouverte, que la plupart dissipent bientôt et évaporent, mais que, lui, il couva toujours et concentra, au point de la sentir plutôt augmenter avec les années. […] Marcotte, son digne et incomparable ami de tous les temps, il lui exprimait, d’une manière un peu voilée, mais avec insistance, les regrets de l’homme du Nord, de l’homme plus intérieur et spiritualiste qui se sent jusqu’à un certain point exilé dans ce pays de la lumière et des sensations heureuses. […] Les premières de ses lettres, écrites de Rome à la date de 1820, et adressées à son ami Navez, qui venait de quitter la petite colonie romaine pour retourner en Belgique, ont un accent de camaraderie et un style qui sent terriblement l’atelier. […] Les uns, qui ont la promptitude de l’observation, se font les moyens prompts de la rendre ; ceux au contraire qui, comme Ingres, vont chercher dans le cœur les expressions qui animent leurs figures, mettent plus de lenteur ; ils cherchent ce qu’ils sentent, mais qu’ils ne voient pas.

749. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Montluc — II » pp. 71-89

Il semble qu’il veuille épargner ses secrétaires : c’est dommage qu’il n’est greffier du parlement de Paris, car il gagnerait plus que Du Tillet ni tous les autres. » Ayant à entrer quelquefois dans les parlements de Toulouse et de Bordeaux, quand il était lieutenant pour le roi en Guyenne, il n’en revenait pas de voir que tant de jeunes hommes s’amusassent ainsi dans un palais, vu qu’ordinairement le sang bout à la jeunesse : « Je crois, ajoutait-il, que ce n’est que quelque accoutumance ; et le roi ne saurait mieux faire que de chasser ces gens de là, et les accoutumer aux armes. » Mais toutes ces sorties contre ce qui n’est pas gloire des armes et d’homme de guerre n’empêchent pas Montluc de sentir l’importance de ce chétif instrument, la plume : il s’en sert,-sachant bien que ce n’est que par là et moyennant cet auxiliaire qu’il est donné à une mémoire de s’immortaliser, qu’il n’en sera de votre nom dans l’avenir que selon qu’il restera marqué en blanc ou en noir par les historiens ; et son ambition dernière, à lui qui a tant agi, c’est d’être lu : « Plût à Dieu, dit-il, que nous qui portons les armes prissions cette coutume d’écrire ce que nous voyons et faisons ! car il me semble que cela serait mieux accommodé de notre main (j’entends du fait de la guerre) que non pas des gens de lettres ; car ils déguisent trop les choses, et cela sent son clerc. » Les discours de Montluc, qui ne sentent pas du tout leur clerc, et qui restent-si appropriés à son caractère et à son allure, ne sont pas pour cela moins bien menés et moins habiles. […] Voyant Montluc près de lui, il se baissa pour l’embrasser et le fit chevalier sur l’heure : « dont je me sentirai toute ma vie honoré, nous dit celui-ci, pour l’avoir été en ce jour de bataille, et de la main d’un tel prince. » Un mécompte amer suivit de près cette joie ; Montluc demanda pour grâce au prince d’être chargé de porter la nouvelle de la victoire au roi : cela lui était bien dû. […] J’eusse voulu, si j’eusse pu, ne porter jamais de fer au côté. » Il paraît se repentir quelquefois d’avoir fait sentir son épée sur le temps même à quelque homme rétif qui l’offensait et lui résistait.

750. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — I » pp. 236-253

Charron fait consciencieusement son devoir comme controversiste, comme prédicateur ; il amasse ses preuves, il fait servir sa philosophie comme une espèce de machine ou de tour pour battre en brèche la place ennemie : puis, quand il estime que la brèche est suffisante, il ordonne et fait avancer ses preuves directes ; mais tout cela sans feu, sans flamme ; on sent toujours l’homme qui a dit : « Au reste, il faut bien savoir distinguer et séparer nous-mêmes d’avec nos charges publiques : un chacun de nous joue deux rôles et deux personnages, l’un étranger et apparent, l’autre propre et essentiel. Il faut discerner la peau de la chemise39 : l’habile homme fera bien sa charge… ; il l’exercera, car elle est en usage en son pays, elle est utile au public, et peut-être à soi ; le monde vit ainsi, il ne faut rien gâter… » Voilà ce qu’on sent trop dans Charron, ce que les contemporains y voyaient peut-être moins distinctement que nous, et ce que son livre De la sagesse nous a appris à discerner en lui. […] Mais quoique Charron, dans son bon esprit, se fasse cette objection conforme à la charité, et qu’il y obtempère en quelque mesure, comme on sent bien que le raisonneur en prend ici à son aise ! […] Au sortir des disputes et des guerres religieuses, Charron avait mille choses justes à dire, et dont la convenance était sentie par tous les hommes de bonne foi qu’un zèle extrême ne passionnait pas pour le parti contraire. […] La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse : elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois (espèces) ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune, et ramenant le ciel sous ses pieds… Dans Charron Liv.

751. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres publiées par M. de Falloux. »

Quoi qu’il en soit, chaque ami qui a déchiffré sa série de petits papiers a eu droit à une dédicace d’une partie des œuvres : ce qui fait qu’en avançant dans le second volume, rempli des écrits de Mme Swetchine, on rencontre de temps en temps des dédicaces particulières à des amis intimes (du fait de l’éditeur et non de l’auteur) : on croirait marcher de petite chapelle en petite chapelle ; dans ces moindres arrangements, on sent le goût de l’église et du reposoir. […] Ainsi, dans une lettre au prince Albert de Broglie au sujet de Donoso Cortès, elle veut marquer que la disposition de cet éloquent Espagnol à maudire notre siècle en masse, disposition qu’elle était loin de partager, ne lui donne pourtant point de l’éloignement pour sa personne et qu’elle se sent plus attirée que repoussée, malgré cette opposition des points de vue : « Jamais, dit-elle, disposition morale ne m’a paru plus étrangère au mouvement de la pensée ; aussi, toute dissidence avec lui (Donoso Cortès) amène un effet surprenant, c’est de se sentir, dans un sens, rapproché de lui à mesure qu’on s’en sépare. » On m’avouera que c’est du Rambouillet tout pur. […] Les plus spiritualistes ont des faiblesses avec l’âge et se sentent vaincus du temps. […] Le moment de la transformation, de la cristallisation en Dieu, si l’on peut ainsi parler, se fait très distinctement sentir.

752. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Œuvres complètes d’Hyppolyte Rigault avec notice de M. Saint-Marc Girardin. »

Plus tard, hors du cercle de l’école ; dans la page écrite pour le public, ce soin continuel, cette perpétuité, cette contention d’élégance, se feront sentir au milieu même des vivacités heureuses et pourront devenir un défaut. […] Il se sentait tout poussé dans cette voie. […] Pour moi qui ne l’avais jamais été autrement que par la lecture, très attentive, qu’il avait faite de mes livres, j’ai bien senti ce besoin, cette démangeaison trop naturelle qu’il avait de se dédommager sur quelqu’un. […] On y sent, sous l’écrivain, le père de famille spirituel, sensé, pressé d’instruire, ne perdant ni une occasion ni une minute pour former agréablement ces petits êtres qui vont être des hommes. […] Ceux même qui, tout en lui accordant beaucoup, mesuraient leur suffrage, ne furent pas des derniers à sentir quelle perte c’était pour la littérature que celle de ce talent jeune, déjà maître en bien des parties, et qui, sur le reste, était en travail, en effort constant et en progrès.

753. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite) »

Quand j’avais dix-huit ans, l’Allemagne aussi avait ses dix-huit ans, et on pouvait faire quelque chose ; mais maintenant ce que l’on demande est incroyable, et tous les chemins sont barrés. » Il est donné à ceux qui sont venus en troisième ou en quatrième ligne, à des époques encombrées et à des fins d’école, de sentir toute la justesse de cette observation. […] Ce qu’il était permis de dire aux anciens Grecs ne nous semble plus, à nous, convenable, et ce qui plaisait aux énergiques contemporains de Shakspeare, l’Anglais de 1820 ne peut plus le tolérer, à tel point que dans ces derniers temps on a senti le besoin d’un « Shakspeare des familles. » Nous connaissons, sans sortir de chez nous, de ces pruderies et de ces arrangements-là, mais bien vite nous en rions ; — nous en souffrons aussi. […] On avait fort vanté dans cette école et fort poussé Tieck, un homme d’esprit et de talent très-distingué, qu’on n’aurait pas été fâché d’opposer à Gœthe ; mais il n’était pas de taille à cela, et lui-même le sentait bien. […] Il se sentait compris, deviné par des Français pour la première fois : il se demandait d’où venait cette race nouvelle qui importait chez soi les idées étrangères, et qui les maniait avec une vivacité, une aisance, une prestesse inconnues ailleurs. […] Il sent vivre et s’éveiller en lui des pensées poétiques et philosophiques ; il les a bues avec l’air qui l’entoure, mais il s’imagine qu’elles lui appartiennent, et il les exprime comme siennes.

754. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine. »

Je me suis laissé traîner à la remorque pour parler de ce livre important : c’est que, malgré le désir que j’avais de lui rendre toute justice, je sentais mon insuffisance pour en juger pertinemment et en pleine connaissance de cause, pour l’explorer et l’embrasser, comme il le faudrait, dans ses différentes parties. […] A côté du bien et de l’excellent, quelques inconvénients sautent aux yeux et se font aussitôt sentir : on n’est pas impunément élevé dans les cris de l’École ; on y prend le goût de l’hyperbole, comme disait Boileau. […] Ils avaient tout d’abord un grand poids à soulever ; ils s’y sont mis tout entiers et y ont réussi ; le poids soulevé, ils ont pu se croire vieux de cœur et se sentir lassés ; le duvet de la jeunesse s’était envolé déjà ; le pli était pris ; c’est le pli de la force et de l’austère virilité ; on l’a payé de quelques sacrifices. […] Nous en viendrons ensuite à l’ouvrage considérable qui doit nous occuper ; mais si, sur un point, je parviens à faire sentir ce que je concède pleinement à M.  […] Ils sont comme des parfums trop fins : nous ne les sentons plus ; tant de délicatesse nous semble de la froideur ou de la fadeur.

755. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre II. L’éloquence politique »

Dans les plus mémorables journées des luttes parlementaires, elle fait sentir sa domination : elle force les convictions qui résistent, elle fait reculer les haines qui menacent, elle donne même parfois d’éclatants triomphes à ceux qui étaient montés à la tribune suspects, accusés et déjà plus qu’à demi proscrits. […] Sa correspondance avec le comte de la Mark le justifie en partie : il reçut en effet une pension de la cour ; écrasé de dettes, ayant d’immenses besoins d’argent, il trouva le salut dans cette combinaison : c’était une indélicatesse, qu’avec son immoralité radicale il ne sentit pas. […] L’éloquence était un moyen de gouvernement, presque une nécessité pour ce parvenu qui, régnant par l’admiration et la confiance, devait entretenir la foi en son infaillible génie : il fallait que dans chacune de ses paroles il fit sentir la supériorité dont il tenait son droit. […] Tout dépend de celui qui s’y assied… Il faut laver son linge en famille. » Remettez tout cela à sa place, écoutez cette sortie si curieusement violente, et vous sentirez quelle science de l’effet il y avait chez cet homme-là. […] On se sent tout près de Hugo, bien plus près de Hugo que des Montagnards et du Conciones quand on lit des phrases comme celles-ci : « La victoire marchera au pas de charge ; l’aigle… volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. » Ou bien : « J’en appelle à l’histoire : Elle dira qu’un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois… Mais comment répondit l’Angleterre à une telle magnanimité ?

756. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Éloges académiques de M. Pariset, publiés par M. Dubois (d’Amiens). (2 vol. — 1850.) » pp. 392-411

Sans refuser enfin à son style toute espèce de qualité littéraire, il est impossible de n’y pas sentir des longueurs et des pesanteurs de phrases, des portions qui y sont comme opaques, et qui empêchent d’y pénétrer la lumière et l’agrément. […] Même sous les plis flottants d’une draperie, il faut qu’on sente toujours les lignes du nu. […] On sent tout d’abord une imagination qui s’est montée elle-même par toutes sortes de souvenirs oratoires ou pindariques. […] En achevant de lire Pariset sur Pinel et Corvisart, j’ai pris aussitôt Cuvier sur les mêmes sujets, et j’ai senti toute la différence qu’il y a entre un homme instruit, disert, comme Pariset, qui a du feu, du coloris, de la sensibilité, mais qui déborde et divague souvent, et un esprit du premier ordre, toujours maître de lui et de son sujet, qui, en se hâtant, touche à tous les points essentiels, ne néglige aucun des caractères de l’homme, retrace le trait principal des doctrines sans se détourner jamais, marque en passant les rapports, les dépendances des diverses branches, signale les influences positives, soulève ou écarte les objections. […] » car il sent bien qu’il est allé trop loin : « Je viens, dit-il, de parler sans mon guide, et d’exposer des idées qui, bien que liées au sujet que je traite, n’étaient peut-être pas dans le sage esprit de Cuvier. » Et c’est précisément parce que rien ne ressemble moins au procédé de Cuvier, que, dans un éloge de ce dernier, il eût été du plus simple bon goût de s’en abstenir.

757. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, recueillis et mis en ordre par M. A. Sayous. (2 vol. in-8º, Amyot et Cherbuliez, 1851.) — II. » pp. 494-514

Le grand corps social, qui s’est senti si près d’une destruction entière, aspire donc en toute hâte à une guérison, mais à une guérison quelconque, à une guérison plâtrée : qu’on la lui offre, et il s’en contentera. […] Quoi qu’il en soit, Mallet du Pan, depuis Thermidor et avant le canon de Vendémiaire, avant l’équipée de Quiberon, avait eu un violent accès d’espérance ; il avait senti, de son coup d’œil de tacticien, que c’était le moment ou jamais d’agir, et qu’avec une charge à fond on pouvait enfoncer l’armée ennemie, c’est-à-dire la Convention. […] Si je pouvais faire en sorte, disait Montesquieu, que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels. […] Et en effet, le seul remède qu’indiquât Mallet du Pan, ce lointain remède de la monarchie constitutionnelle, est présenté par lui dans des termes qui marquent bien à quel point il en sentait l’incertitude dans son application à la France : Si jamais, disait-il, un législateur tire la France de l’oppression de ses légistes et la ramène à un gouvernement, ce ne peut être par une législation simple adaptée aux convenances primitives. […] Il partit donc, et débarqua en Angleterre le 1er mai 1798 ; il s’y sentit à l’instant sur une terre forte et où régnait un esprit public puissant.

758. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Patru. Éloge d’Olivier Patru, par M. P. Péronne, avocat. (1851.) » pp. 275-293

En aucune occasion, le contraste et l’opposition entre les deux Patru, entre le Patru solennel et le Patru homme d’esprit sans cérémonie, ne se fait mieux sentir que dans ce qui se passa à l’Académie lors des divers voyages de la reine Christine de Suède. […] Exprimant la douleur de l’Académie, qui, au moment où il lui est donné de contempler cette divine princesse, sent qu’elle va perdre, et peut-être pour jamais, son adorable présence : « Cependant, madame, ajoute en finissant l’orateur, votre tableau nous consolera si rien nous peut consoler dans notre infortune. […] Cette lettre de Patru à Maucroix, donnée pour la première fois par d’Olivet, ne sent pas du tout son vieillard de soixante-treize ans ; elle est pleine d’entrain, de cordialité, et elle a ce ton de camaraderie affectueuse qui se trouve si peu dans les lettres de Racine et de Boileau, et qui marque une date antérieure. […] Sans aucune inconduite, il avait toujours négligé sa fortune : « La Fortune, aussi bien que l’Amour, disait-il, a ses heures du Berger, mais on ne les trouve qu’avec de la persévérance et de l’assiduité. » Il avait manqué de cette assiduité et de cette patience, et, l’âge venant, il sentait toutes les gênes et les rigueurs de la pauvreté. […] Il avait de ces qualités qui de près constituent le critique et l’arbitre, et qui confèrent l’autorité en ce qu’on y sent la personne présente et l’homme.

759. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « L’abbé Gerbet. » pp. 378-396

Obéissant à une vocation instinctive et dont le premier éveil s’était fait sentir à lui dès l’âge de dix ans, il commença, dans la même ville également, son cours de théologie. […] En abordant M. de Lamennais, il sentit, sans se l’avouer peut-être expressément, que ce talent vigoureux, hardi, qui ouvrait comme de vive force des vues et des perspectives, avait besoin tout auprès de lui d’une plume auxiliaire, plus retenue, plus douce, plus fine, d’un talent qui lui ménageât des preuves, qui remplit les intervalles et couvrît les côtés faibles, qui ôtât l’aspect d’une menace et d’une révolution à ce qui ne prétendait être qu’une expansion plus ouverte et un développement plus accessible du christianisme. […] La polémique s’engagea souvent entre les deux recueils comme entre des adversaires qui se comprennent et qui s’estiment, qui sentent où est le nœud du combat. […] En vous interrogeant, j’ai senti que sa flamme                    Ne peut périr ; Qu’à chaque être d’un jour qui mourut pour défendre                    La vérité, L’Être éternel et vrai, pour prix du temps, doit rendre                    L’Éternité. […] Des divers écrits de l’abbé Gerbet, je ne citerai plus qu’un seul, et c’est peut-être son chef-d’œuvre : il se rattache à une circonstance touchante, que les personnes pratiquement religieuses sentiront mieux que d’autres, mais qu’elles ne seront pas seules à apprécier.

760. (1912) L’art de lire « Chapitre VIII. Les ennemis de la lecture »

Il n’a pas dit que la timidité fût un obstacle à lire un livre, il a dit qu’elle en est un à l’approuver : « Bien des gens vont jusqu’à sentir le mérite d’un manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur jusqu’à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impression, ou quel sera son sort parmi les habiles ; ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. […] Le type, pour Nietzsche, en est Euripide, non sans raison, ou Lessing, et il dit sur eux avec une singulière pénétration : « Euripide se sentait, certes, en tant que poète supérieur à la foule mais non pas à deux de ses spectateurs… . […] Quand Boileau dit : « Gardez-vous, dira l’un, de cet esprit critique », il veut dire, on le sent assez : gardez-vous de cet épigrammatiste. […] Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. — Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts-là où les autres hommes croient voir des beautés ? […] La Bruyère a très bien indiqué pourquoi l’on a honte de pleurer au théâtre, tandis que l’on n’a point honte d’y rire : « Est-ce une peine que l’on sent à laisser voir que l’on est tendre, et à marquer quelque faiblesse surtout en un sujet faux et dont il semble que l’on soit là dupe ? 

761. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre V. Seconde partie. Des mœurs et des opinions » pp. 114-142

Nous ne nous livrerons point, sur ce sujet, à un examen étendu et approfondi ; nous tâcherons seulement de faire sentir ce que produirait cette partie de la discussion, si nous pouvions l’embrasser tout entière ; mais le peu que j’en dirai servira du moins à compléter le tableau de cette lutte des idées anciennes contre les idées nouvelles, et à me faire ainsi mieux comprendre. […] Ce que je voudrais que l’on sentît, c’est que notre système social était un, car, sans cela, il n’aurait pas pu subsister si longtemps. Ce que je voudrais que l’on sentît aussi, c’est que nous n’avons point de reproche juste à faire à ce qui a précédé, car cela ne pouvait pas être autrement. […] Cette digression sur la noblesse m’a écarté un peu de ma route : je voulais seulement mettre sur la voie d’expliquer pourquoi cette différence entre les mœurs et les opinions se fait sentir avec une telle puissance. […] C’est que, pour suppléer à la force puisée dans les mœurs, on a imaginé d’en créer une dans les intérêts ; et l’on n’a pu réussir, dans ce système habile, qu’en alarmant sur les intérêts : on a senti, de plus, qu’on ne pouvait espérer d’obtenir quelque faveur pour les intérêts qu’en leur ralliant les amours-propres et les vanités, car les intérêts tout seuls n’auraient pas eu la puissance d’émouvoir.

762. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — La banqueroute du préraphaélisme »

Il est permis de se demander dans ce cas à quelle nature peuvent bien faire allusion les auteurs de ce singulier jugement ; à une nature, sans doute, où l’air ne vibre pas, où les êtres se développent dans l’atmosphère d’un souterrain, où les regards imprégnés de lassitude sont tournés au dedans, où les mille aspects des choses, en un mot, sont contraire à la réalité, à ce que nous voyons et sentons. […] Il a pris les Lois de Fiesole pour les règles éternelles de l’art, et celui qui a décrit l’atmosphère en des pages si merveilleuses, n’a pas senti que son introduction dans la vieille et lourde peinture l’avait bouleversée de fond en comble. […] On sent leur détachement et leur indifférence pour cette magnifique machine humaine que la nature a mise à leur disposition. […] Celle-là est sale, sent mauvais. […] Il rompt d’une manière décisive avec l’idéalisme, c’est-à-dire que, respectueux de ce qu’il voit et de ce qu’il sent, il ne se reconnaît pas le droit de trahir les formes dans le but de leur faire exprimer un autre sens que celui qu’elles possèdent réellement.

763. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Dans leur renoncement à chercher ce principe et cette fin, qui nous fuient d’une fuite éternelle, ils le sentent aussi, il y a une mutilation et ils s’efforcent de ne pas la sentir. […] Il le sentait. […] On y sentait frémir la volupté que faisait courir en lui la cadence des vers. […] Regarder, c’est toujours choisir, — et choisir, c’est sentir et c’est penser. […] Pas un seul mot d’auteur, rien d’abstrait, rien qui sente l’École.

764. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « LEOPARDI. » pp. 363-422

J’ose dire aussi qu’il n’a point un cœur, qu’il ne sent point les doux frémissements d’un amour parfait, qu’il ne connaît point les extases dans lesquelles jette une méditation ravissante, celui qui ne sait point t’aimer avec transport, qui ne se sent point entraîner vers l’objet ineffable du culte que tu nous enseignes… Tu vivras toujours, et l’erreur ne vivra jamais avec toi. […] En mai 1817, Leopardi se permettait une autre supercherie qui sent davantage son Chatterton ou son Macpherson ; il publiait dans le Spectateur une traduction en vers d’un prétendu hymne grec à Neptune, qu’il donnait comme nouvellement découvert. […] J’ai tout perdu ; je suis un tronc qui sent et qui pâtit. […] Il y a, dans la manière de penser et de sentir des anciens, de telles différences dès qu’on les compare à nous, qu’il faut, si l’on ne veut leur faire injustice, les connaître tout entiers. […] Nos idées et nos lumières ont pu améliorer l’ordre social, mais je ne sais si les hommes des temps modernes sont meilleurs pour être plus faibles, et les progrès ne sont pas des vertus. » Cette page est un beau commentaire de la manière de sentir de Leopardi.

765. (1813) Réflexions sur le suicide

Cette réflexion n’est point en opposition avec ce que j’ai dit sur les ménagements qu’on doit aux diverses manières de sentir : sans doute le bonheur de l’un peut être en désaccord avec le caractère de l’autre ; mais la résignation convient également à tous. […] N’avons-nous pas éprouvé, même à part des sentiments religieux, que notre disposition intérieure n’était pas toujours en rapport avec nos circonstances, et que souvent l’on se sentait plus ou moins heureux qu’on n’aurait dû l’être d’après l’examen de sa situation ? […] Le génie est à plusieurs égards, populaire : c’est-à-dire, qu’il a des points de contact avec la manière de sentir du plus grand nombre. […] Qu’est-ce donc que prodiguer dans un moment d’impatience et d’ennui le souffle avec lequel nous avons senti l’amour, reconnu le génie et adoré la divinité ? […] Car il y a beaucoup de protections secrètes exercées en faveur du chrétien, lors même qu’il semble le plus malheureux, et ce que nous sentons au-dessus de nos forces ne nous arrive presque jamais.

766. (1856) Jonathan Swift, sa vie et ses œuvres pp. 5-62

Je ne puis peindre, quoique je les sente encore, les ravissements que me fit éprouver ce simple et grand conteur d’aventures extraordinaires. […] La pauvreté et l’obscurité lui étaient insupportables, et il se sentait la force aussi bien que le désir d’en sortir. […] On sent combien des ministres, si peu maîtres de la reine sur les questions générales, étaient impuissants sur les questions de personnes. […] Le gouvernement se sentit vaincu, résilia le contrat conclu avec Wood, lui paya une indemnité considérable. […] Le monde où il nous conduit est hors du nôtre, mais c’est un monde animé où nous nous sentons mouvoir et respirer.

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