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736. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Leckzinska (suite et fin.) »

. — Le roi était si occupé de cette idée, qu’il envoya le lendemain, dès quatre heures et demie du matin, réveiller Mme de Villars (dame d’atours), en qui il sait que la reine a beaucoup de confiance, pour lui demander si la reine lui avait pardonné. » Il ne manquait à ces excellents sentiments que de se soutenir, et la reine, dans sa piété confiante, dut espérer qu’il en serait ainsi. […] Depuis le séjour de Metz, les choses paraissent bien changées, et le froid est aussi grand que jamais ; soit que les conversations trop vives et trop fréquentes de la reine avec M. le Dauphin en sa présence lui aient déplu ; soit que ce soit l’effet des sentiments qu’il avait pour elle depuis longtemps et que l’on avait cherché à entretenir et à augmenter ; soit enfin que la mauvaise humeur du roi en soit la seule cause : peut-être toutes ces raisons ensemble y contribuent-elles. » M. de Luynes ne soupçonne pas ou fait semblant d’oublier la vraie raison. […] « Son éducation lui a imprimé dans l’âme une piété si véritable qu’elle est devenue un sentiment en elle et qu’elle lui sert à régler tous les autres. […] « On oublie, en voyant Thémire, qu’il puisse y avoir d’autres grandeurs, d’autres élévations que celle des sentiments ; on se laisserait presque aller à l’illusion de croire qu’il n’y a d’intervalle d’elle à nous que la supériorité de son mérite : mais un fatal réveil nous apprendrait que cette Thémire si parfaite, si aimable, c’est — la Reine. […] Elle l’interroge et le force de le lui nommer. « Apprenez, Monsieur, lui dit-elle, que jamais ces sortes de mots ne sauraient choquer la pudeur de mes filles, et qu’il vaut mieux jouer devant elles ces excellentes pièces que toutes les pièces à sentiments dont nous sommes inondés. » (Mémoires manuscrits de Dufort, introducteur des ambassadeurs sous Louis XV.)

737. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

En admettant même, comme il le fait, qu’on en ait usé à Rome envers Galilée avec une indulgence relative, le biographe a-t-il assez insisté sur le sentiment que de telles persécutions, fussent-elles réduites à n’être que d’odieuses tracasseries, méritent d’inspirer ? […] Chez lui, l’imagination et le sentiment entrent volontiers en scène et finissent bientôt par l’emporter : il y a un moment où il laisse la méthode exacte et où il s’abandonne à l’enthousiasme. […] Vinet, c’est l’absence complète du sentiment religieux : ce sujet magnifique n’a pu fournir à son auteur le moindre mot, le plus léger aperçu de philosophie ou de cosmologie religieuse. […] Le vrai sentiment religieux qu’on est en droit de réclamer ici au nom du goût consiste surtout dans le sérieux même de la contemplation et dans le recueillement qu’elle inspire. […] Biot l’ont évidemment dominé dans la révision de cette affaire de Galilée et ont imposé leurs limites à ses sentiments philosophiques et scientifiques.

738. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DISCOURS DE RÉCEPTION A L’ACADÉMIE FRANÇAISE, Prononcé le 27 février 1845, en venant prendre séance à la place de M. Casimir Delavigne. » pp. 169-192

Une qualité générale frappe au premier coup d’œil, en parcourant l’ensemble de cette vie bien courte et pourtant si remplie : quand je dis que cette qualité frappe, j’ai tort, il serait plus juste de dire qu’elle repose et satisfait : sa destinée a tout à fait l’harmonie ; et je n’en veux pour preuve que le sentiment universel qu’elle inspire, cette sorte d’admiration affectueuse et douce dont il est l’objet. Casimir Delavigne, poëte, sut être toujours à l’unisson, au niveau du sentiment public ; il partagea les goûts, les émotions, les enthousiasmes du grand nombre en ce qu’il y eut d’honnête, de légitime, de généreux ; il en fut l’organe clair, ingénieux, élégant, sensible. […] Toutes les âmes jeunes, vives, nationales, naturellement françaises, y trouvèrent l’expression éloquente et harmonieuse de leurs douleurs, de leurs regrets, de leurs vœux ; tout y est honnête, avouable, et respire la fleur des bons sentiments : Casimir Delavigne s’y montra tout d’abord l’organe de ces opinions mixtes, sensées, aisément communicables, et si bien baptisées par un grand écrivain, le mieux fait pour les comprendre et les décorer, par M. de Chateaubriand, de ce nom de libérales qui leur est resté. […] Il y a une autre façon qui se conçoit, surtout dans le drame, mais je ne crains pas d’ajouter en toute poésie : serrer davantage à chaque instant la pensée et le sentiment, l’exprimer plus à nu, sans violer sans doute l’harmonie ni encore moins la langue, mais en y trouvant des ressources mâles, franches, brusques parfois, grandioses et sublimes si l’on peut, ou même simplement naïves et pénétrantes. […] Hommage solennel et attendrissant, quand il est pur des intérêts de parti ou des prestiges de la puissance, quand il s’adresse au simple particulier, et qui atteste sincèrement alors que l’homme de talent qu’on pleure eut en effet avec la foule, avec la majorité des autres hommes, des qualités communes affectueuses, de bons et généreux sentiments, des sympathies patriotiques et humaines !

739. (1892) Boileau « Chapitre VI. La critique de Boileau (Fin). La querelle des anciens et des modernes » pp. 156-181

Je n’ai qu’à regarder si tout le monde a du plaisir, pour contrôler mon sentiment, et savoir si j’ai bien jugé. […] La réduction de la beauté et de l’idéal littéraire à la vérité et à la nature, et du plaisir à la raison, c’est-à-dire au général, le sentiment de l’inaltérable identité de l’esprit humain correspondant à la confiance du savant en sa raison, la condition d’universalité objective et formelle imposée à la poésie, correspondant au principe de la permanence des lois de la nature, l’indépendance de la raison universelle maintenue sous l’autorité du consentement universel, la notion enfin de la vraisemblance, équivalent littéraire de l’évidence mathématique : tout cela est bien conforme à l’esprit de Descartes, et l’Art poétique fait l’effet de n’être qu’une transposition des idées cartésiennes. […] Si c’était donc aux anciens que Boileau devait les parties les plus originales et les plus hautes de sa théorie, et si à une sincère admiration pour leurs ouvrages s’ajoutait le sentiment qu’en eux, et en eux seuls, sa doctrine trouvait une confirmation éclatante et complète, on concevra sans peine l’indignation qu’il ressentit quand il vit contester l’autorité et le mérite de la grande antiquité. […] Perrault donc imagina trois personnages : un Président, savant homme, dit-il, et idolâtre des anciens, à qui il ne put prêter toutefois plus de science qu’il n’en avait lui-même, ni plus d’attachement à l’antiquité, qu’il ne croyait qu’on pût raisonnablement en avoir ; un abbé, savant aussi, mais « plus riche de ses propres pensées que de celles des autres », vraie image de l’auteur qui s’y mire complaisamment, sans se douter que cet autre lui-même a plus d’ignorance que d’esprit, et parmi l’abondance de ses idées une totale absence de sentiment esthétique ; enfin un chevalier, sorte de Turlupin de la critique, plus sot que spirituel, n’en déplaise à Perrault, qui l’a chargé d’avancer toutes les énormités qu’il n’osait faire endosser à son abbé. […] Il était dans une situation fausse, et toute sa colère venait d’un embarras dont il avait le sentiment plus ou moins obscur.

740. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre II. Littérature dramatique — Chapitre I. Le théâtre avant le quinzième siècle »

Au moins le poète du xiie siècle sait-il choisir, et retrancher, et abréger : au moins voit-il quelque chose par-delà les faits, il a aperçu la grandeur pathétique du premier péché et du premier crime, et il a tâché de rendre quelque chose des sentiments intimes des acteurs. […] La grande commune picarde, riche, populeuse, remuante, toujours avide d’action et d’émotion, que nous avons vue déjà dérober aux cours féodales les formes aristocratiques de leur lyrisme, s’empara aussi de bonne heure du drame élevé à l’ombre de l’église : elle l’amena sur ses places publiques, et y versa tous les sentiments naïfs ou vulgaires qui bouillonnaient dans les âmes de ses bourgeois. […] Sur la vieille légende contée par Hilaire, qui fait de saint Nicolas le garde du trésor d’un barbare, Bodel a jeté librement les sentiments, les habitudes de son temps et de sa ville. […] Malheureusement le sentiment profond qui ferait la grandeur poétique d’une telle scène ne sort pas : Dieu a toutes les allures d’un bon curé de campagne, la paroissienne clabaude à propos de l’offrande et du cierge ; et dans la plus saisissante fantaisie que la foi chrétienne put créer, on croit assister simplement à une messe de village. […] Je veux parler de l’imagination psychologique, du don de distinguer les formes générales des caractères et des vies humaines, et de composer les actes et paroles d’un personnage en parfait accord avec ses sentiments.

741. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Henry Rabusson »

Le sentiment du ridicule est un excellent contrepoids à la passion, l’empêche d’envahir le cœur tout entier. […] C’est sans doute un lieu commun de dire que la littérature, en se mêlant à tous les sentiments de l’écrivain, les atténue ou les déforme. […] Il sait très bien quels sentiments il devrait avoir ; il les simule et il croit les éprouver. […] Si, au bout du compte, il n’est pas plus dupe que l’autre de ses sensations et de ses sentiments, du moins il en jouit avec un peu plus de sécurité. […] Mais, si ce point demeure obscur, ce qui ne l’est pas, ce sont les sentiments de Marc sur le monde et sur la vie.

742. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Émile Zola, l’Œuvre. »

Au fond, il y a de bons et de mauvais romanciers ; et, parmi les bons, il y en a qui expriment surtout le monde extérieur et les sensations, et d’autres qui analysent de préférence les sentiments et les pensées ; et ceux-ci ne sortent pas plus de la réalité que ceux-là. […] Or la psychologie est tout uniment, pour les philosophes, l’étude expérimentale des facultés de l’esprit, et, pour le romancier, la description des sentiments que doit éprouver une créature humaine, étant donnés son caractère, son tempérament s’il y a lieu, et une situation particulière. […] Il est très juste de dire que « physiologie, psychologie, cela ne signifie rien », qu’on ne saurait les séparer absolument, et que celle-ci est le prolongement de celle-là (le caractère dépendant du tempérament et quelquefois du milieu, et tout sentiment ayant son point de départ dans une sensation). […] Pourtant la souffrance d’un artiste inégal à son rêve, la souffrance d’une femme intelligente et tendre qui sent que son compagnon lui devient étranger, que quelque chose le lui prend, ce divorce lent de deux êtres qui s’aimaient et qui n’ont rien, du reste, à se reprocher l’un à l’autre…, ce sont là des douleurs d’une espèce rare et délicate, des nuances de sentiments dont la notation eût été des plus intéressantes. […] Zola l’écrase sous une impuissance absolue et sous un malheur absolu  Et Claude Lantier n’est pas seulement un artiste amoureux de son art : c’est un possédé de la peinture, un fou, un démoniaque en qui la passion unique a étouffé tout sentiment humain.

743. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XI. L’antinomie sociologique » pp. 223-252

L’individu retrouve dans chacune d’elles, en partie les mêmes associés ou collègues ; il y retrouve surtout les mêmes sentiments, les mêmes idées, la même morale, les mêmes préjugés, les mêmes mots d’ordre. […] Ils ne sont capables, à l’endroit de l’opinion et de l’autorité, que d’un sentiment et d’une attitude : le respect et l’obéissance. […] Sa soumission est souvent apparente et cache des sentiments de révolte ou de secret mépris. […] L’esprit de groupe obéit à la logique du sentiment, du désir : à la logique de l’utilité qui se moque du principe de contradiction et ne s’effraie pas de l’illogisme. […] Et on a bien le sentiment au fond que toute cette croyance n’est pas bien sincère ni bien sûre d’elle-même : ce qui n’empêche pas de l’affirmer, de l’afficher et de la proclamer comme sûre et indubitable.

744. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Pensées, essais, maximes, et correspondance de M. Joubert. (2 vol.) » pp. 159-178

Joubert, c’était un Athénien touché de la grâce socratique : « Il me semble, disait-il, beaucoup plus difficile d’être un moderne que d’être un ancien. » Il était surtout un ancien en ce qu’il avait le sentiment calme, modéré ; il ne voulait pas qu’on forçât les effets, qu’on appuyât outre mesure. […] Il l’aurait aimée d’un sentiment plus vif que l’amitié, s’il y avait eu pour cette âme exquise un plus vif sentiment que celui-là. […] De ce côté se trouvaient alors la jeunesse, le sentiment nouveau et l’avenir. […] Pas plus que Montaigne, il n’aime le style livrier ou livresque, celui qui sent l’encre et qu’on n’a jamais que la plume à la main : « Il faut qu’il y ait, dans notre langage écrit, de la voix, de l’âme, de l’espace, du grand air, des mots qui subsistent tout seuls, et qui portent avec eux leur place. » Cette vie qu’il demande à l’auteur, et sans laquelle le style n’existe que sur le papier, il la veut aussi dans le lecteur : « Les écrivains qui ont de l’influence ne sont que des hommes qui expriment parfaitement ce que les autres pensent, et qui réveillent dans les esprits des idées ou des sentiments qui tendaient à éclore. […] Il avait à un trop haut degré le sentiment du parfait et du fini : Achever sa pensée !

745. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « M. de Féletz, et de la critique littéraire sous l’Empire. » pp. 371-391

Je voulais depuis longtemps savoir à quoi m’en tenir sur les quatre critiques célèbres du Journal de l’Empire, desquels je ne connaissais qu’un seul : je m’adressai à celui-ci, à M. de Féletz lui-même ; je lui demandai, un jour, son propre jugement sur ses anciens collaborateurs, et il me l’exposa en termes pleins de justesse et avec le sentiment des nuances. […] Jean-Jacques Rousseau dit quelque part que, dans sa jeunesse, une femme de sa connaissance lui prêta Gil Blas, et qu’il le lut avec plaisir ; mais il ajoute qu’il n’était pas mûr encore pour ces sortes de lectures, et qu’il lui fallait alors des romans à grands sentiments. […] Pendant toute sa vie, il n’a vu le monde qu’à travers le nuage de ses préjugés ; à vingt ans, il ne goûtait pas les romans à grands sentiments ; à cinquante, il n’a composé que des romans à grands sentiments… Et si Geoffroy ne le dit pas, il nous aide à conclure que la politique de Rousseau n’était elle-même qu’un roman de ce genre. […] Mes phrases ne sont pas le résultat d’un calcul, d’une froide combinaison d’esprit ; elles suivent les mouvements de mon âme ; c’est le sentiment que j’éprouve qui me donne le ton : j’écris comme je suis affecté, et voilà pourquoi on me lit. […] Esprit exact, sincère et scrupuleux, possédant l’art d’une ironie fine, il manquait du sentiment élevé de la poésie.

746. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand. (Berlin, 1846-1850.) » pp. 144-164

Quand on dépouille sa personne de toutes ces drôleries anecdotiques qui sont le régal des esprits légers, et qu’on va droit à l’homme et au caractère, on s’arrête avec admiration, avec respect ; on reconnaît dès le premier instant, et à chaque pas qu’on fait avec lui ; un supérieur et un maître, ferme, sensé, pratique, actif et infatigable, inventif au fur et à mesure des besoins, pénétrant, jamais dupe, trompant le moins possible, constant dans toutes les fortunes, dominant ses affections particulières et ses passions par le sentiment patriotique et par le zèle pour la grandeur et l’utilité de sa nation ; amoureux de la gloire en la jugeant ; soigneux avec vigilance et jaloux de l’amélioration, de l’honneur et du bien-être des populations qui lui sont confiées, alors même qu’il estime peu les hommes. […] Ce premier roi de Prusse, par toute sa vie de vaine pompe et d’apparat, disait, sans le savoir, à sa postérité : « J’ai acquis le titre, et j’en suis fier ; c’est à vous de vous en rendre dignes. » Le père de Frédéric, dont son fils, si maltraité par lui, a si admirablement parlé, et dans un sentiment non pas filial, mais vraiment royal et magnanime, ce père grossier, économe, avare, bourreau des siens et idolâtre de la discipline, cet homme de mérite pourtant, qui « avait une âme laborieuse dans un corps robuste », avait rendu à l’État prussien la solidité que l’enflure et la vanité du premier roi lui avaient fait perdre. […] Il y avait de la gloire à décider cet être ; et ce sentiment fut sûrement un de ceux qui fortifièrent le roi dans les grandes entreprises où tant de motifs l’engageaient. […] Avec des sentiments de justice relative et même d’humanité, Frédéric manquait absolument d’idéal, comme tout son siècle : il ne croyait pas à quelque chose qui valût mieux que lui. […] Quand il rencontre les horreurs et les dévastations qui signalèrent ces tristes périodes de l’histoire, il témoigne des sentiments d’humanité et d’ordre, des sentiments de bonne administration qui n’ont rien d’affecté et qu’il justifiera.

747. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Florian. (Fables illustrées.) » pp. 229-248

Une jeune fille, vêtue de même, soutenait avec moi une grande corbeille pleine de fleurs. » Le petit Florian chanta ensuite avec sa bergère une chanson en dialogue, composée par Voltaire en l’honneur de Mlle Clairon : Je suis à peine à mon printemps, Et j’ai déjà des sentiments… Mais ne voilà-t-il pas, dès l’entrée, toute une vie qui se dessine ? […] Enfin, cette fête de nuit en l’honneur de Mlle Clairon se termine, dans le récit de Florian, par une très belle description de l’aurore, par un lever de soleil sur les cimes des Alpes, qui a frappé son imagination d’enfant : c’est le signal d’un sentiment tout nouveau, plein de fraîcheur, l’amour de la nature, qui va être la passion et presque l’engouement des générations naissantes. […] Ce Théâtre de Florian est bien à lui, et il offre des nuances de gaieté, de fraîcheur et de sentiment, qui assurent à l’auteur une place à part, à la suite des Marivaux, des Sedaine. […] Arlequin était plutôt connu jusque-là par ses balourdises et ses facéties : Florian voulut y mettre plus d’esprit jusque dans la naïveté, plus de finesse dans la balourdise ; il lui insinua surtout du sentiment. […] Les Arlequins de Florian se confondent. à quelques égards avec les Lubins, tant ils ont de bonhomie et de sentiment.

748. (1894) Écrivains d’aujourd’hui

De quels sentiments l’amour s’accompagne-t-il chez lui ? […] Car ce sentiment d’une communion avec tous les êtres est par excellence un. sentiment poétique, et celui-là même qui défraie une bonne partie de la poésie des anciens. […] L’étude des sentiments simples de l’humanité. […] Loti a eu à un rare degré ce sentiment de l’immensité où nous sommes perdus. […] Mais le seul sentiment qu’elle comporte, c’est une mélancolie virile.

749. (1911) Visages d’hier et d’aujourd’hui

Un voyage en Amérique acheva de convertir Bjœrnson au sentiment du concret. […] Elle y revint par le sentiment. […] Il eut le sentiment de l’énorme, de l’excessif. […] Il va au cimetière et il note le sentiment que les visages manifestent. […] Peut-être ne déteste-t-il vraiment que les sentiments guindés et les propos menteurs.

750. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VI. De l’envie et de la vengeance. »

Il est des passions qui n’ont pas précisément de but, et cependant remplissent une grande partie de la vie ; elles agissent sur l’existence sans la diriger, et l’on sacrifie le bonheur à leur puissance négative ; car, par leur nature, elles n’offrent pas même l’illusion d’un espoir et d’un avenir, mais seulement elles donnent le besoin de satisfaire l’âpre sentiment qu’elles inspirent ; il semble que de telles passions ne sont composées que du mauvais succès de toutes ; de ce nombre, mais avec des nuances différentes, sont l’envie et la vengeance. […] Il y a tant de maux sur la terre, cependant, qu’il semblerait que tout ce qui arrive dans le monde, doit être une jouissance pour l’envie ; mais elle est si difficile en malheurs, que s’il reste de la considération à côté des revers, un sentiment à travers mille infortunes, une qualité parmi des torts ; si le souvenir de la prospérité relève dans la misère, l’envieux souffre et déteste encore : il démêle, pour haïr, des avantages inconnus à celui qui les possède ; il faudrait, pour qu’il cessât de s’agiter, qu’il crut tout ce qui existe inférieur à sa fortune, à ses talents, à son bonheur même ; et il a la conscience, au contraire, que nul tourment ne peut égaler l’impression aride et desséchante, que sa passion dominatrice produit sur lui. Enfin, l’envie prend sa source dans ce terrible sentiment de l’homme qui lui rend odieux le spectacle du bonheur qu’il ne possède pas, et lui ferait préférer l’égalité de l’enfer aux gradations dans le paradis.

751. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre XI. De l’ignorance de la langue. — Nécessité d’étendre le vocabulaire dont on dispose. — Constructions insolites et néologismes »

De là la monotonie et la sécheresse du style, lorsqu’on veut mettre ses idées par écrit ; de là, lorsqu’on veut faire un effort de pensée, de sentiment, d’expression, l’emploi de tours incorrects, de mots barbares ; de là la création de tours et de mots nouveaux, que l’usage n’autorise pas. […] On aime aujourd’hui à défaire ses phrases, à ne plus les construire, à braver l’antique et régulière structure des propositions, à jeter les sujets sans verbes au milieu d’une mer d’épithètes et de compléments, à greffer d’étranges et singulières incidentes sur le tronc des phrases, à faire chevaucher les prépositions les unes sur les autres, à supprimer toutes les articulations des périodes, tous les mots qui liaient les termes expressifs, et les assemblaient selon les exigences de la syntaxe, pour ne laisser subsister que ces termes expressifs, dépositaires de l’impression et du sentiment, qu’on plaque les uns à côté des autres comme des couleurs sur la toile, sans rien qui les assemble ou les sépare, que les seules lois de l’accord et de l’opposition des tons. […] Il ne faut recevoir les mots du jour que pour parler des choses du jour ; les faits, les sentiments, les pensées qui n’ont pas de date, doivent se revêtir de mots qui soient de toutes les époques.

752. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Une âme en péril »

Il avait des vues sur la brièveté de la vie, sur la fragilité de nos sentiments, l’infirmité de notre raison et l’excellence de la religion chrétienne. […] Quand les journalistes sont en veine de respect, ils poussent très loin ce sentiment. […] L’abbé Roux joint à ce bon sentiment le respect des journalistes.

753. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Armand Baschet »

mais par un sentiment ou une absence de sentiment inexplicable, même à Baschet, qui a cherché à nous donner le mot de cet incroyable phénomène et qui, malgré tous ses efforts, ne l’a pas pu. […] Eh bien, il y a un peu de ce sentiment-là dans Baschet !

754. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Léon Cladel »

Écarlate d’opinion, écarlate de sentiment, écarlate d’expression : toutes les intensités d’écarlate, il les a, quoique rural, ce rural endiablé ! […] II Adoration… c’est bien fort ; mais ce ne l’est pas trop pour exprimer le sentiment qui circule à travers le nouvel ouvrage de Cladel. […] Eh bien, dans ce livre, le sentiment et le coloris se battent à qui sera le plus puissant, et ils s’exaspèrent l’un par l’autre !

755. (1923) Au service de la déesse

Jean Carrère et ne le montrent pas très attentif aux sentiments qui ne sont pas les siens. […] Est-ce que les sentiments se démodent ? […] Et le sentiment que leur prête Flaubert, vous » l’avez bien reconnu : c’est le sentiment de Flaubert lui-même et, si je ne me trompe, le sentiment d’où provient le roman de Bouvard et Pécuchet. […] Un sentiment d’artiste ? […] Sentiment nouveau, détestable sentiment, rupture d’un usage, d’une coutume et d’une simple vertu !

756. (1903) Le problème de l’avenir latin

Le sentiment eût été jugé incompréhensible ou de mauvais goût. […] Sur quel sentiment autre que la fidélité au romanisme ? […] Aucun bas sentiment de vindicte, d’injure ou de cruauté, ne devrait s’y mêler. […] Et pourtant combien se prouvent-ils imbus de principes et de sentiments romains ! […] Je crois qu’en dépit de leur généreux sentiment, ils n’ont raison qu’en apparence.

757. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 32, que malgré les critiques la réputation des poëtes que nous admirons ira toujours en s’augmentant » pp. 432-452

Dans ces circonstances, Monsieur Despreaux, pour dire poetiquement que malgré le goût regnant, il s’attachoit à l’étude de la morale préferablement à celle de la physique, sentiment très-convenable à un poete satirique, écrit à son ami, qu’il abandonne aux recherches des autres plusieurs questions que cette derniere science traite. […] Cependant il a plu à quelques critiques d’interpreter ce vers comme si leur auteur avoit voulu opposer le systême de Copernic, qui fait tourner les planetes autour du soleil placé dans le centre de notre tourbillon, au sentiment de ceux qui soutiennent que le soleil a un mouvement propre par lequel il tourne sur son axe. […] Monsieur Despreaux a dit cent fois qu’il n’avoit songé qu’à opposer le sentiment de ceux qui faisoient tourner le soleil sur son axe au sentiment de ceux qui n’avoient pas voulu qu’il tournât sur son axe, et le vers le dit même assez distinctement pour n’avoir pas besoin d’être interpreté.

758. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre X. Mme A. Craven »

— qu’une femme peut avoir du talent, quand elle obéit à ses sentiments personnels et qu’elle les exprime, mais que très rarement elle est capable de produire un livre en dehors de ses sentiments. […] Son succès, — ce succès inouï, quoique explicable, puisqu’il tenait aux sentiments les plus généraux et les plus habituels à la moyenne des hommes, — son succès lui avait mis le cœur au ventre, — et elle a beaucoup de cœur, Craven, — et le ventre, — je ne dis pas la tête, — s’est mis à pondre et à couver, avec une déplorable fécondité ! […] Du reste, comme détails dans ce livre, nul d’idée et de sentiment, il y a la description, morte comme une description de gazette, du carnaval à Naples et celle du Vésuve en feu, — deux lieux communs en Italie !

759. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Louis XIV. Quinze ans de règne »

On a beau s’être voué au culte sévère de l’Histoire et s’efforcer de grandir en soi ce sentiment de l’impartialité qui fait de l’homme plus qu’un homme, on est entraîné par la nature de son esprit vers les sujets qui ont avec cet esprit de mystérieuses analogies. […] Moret suit pied à pied les négociations mêlées à la guerre, et la guerre elle-même, jusqu’au moment des défections, plus amer peut-être que celui des défaites, où les alliés de Louis XIV commencèrent de l’abandonner, et où Villars, frappé dans le sentiment de sa supériorité méconnue, quitta le théâtre de la guerre pour venir pacifier les Cévennes, déchirées par le calvinisme insurgé. […] Mais le sentiment moderne, le sentiment qui nous a été inoculé par la Révolution française, se trompe souvent quand il les signale.

760. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme au XVIIIe siècle » pp. 309-323

Mais tout en écrivant ces romans avec un procédé littéraire de pointillement dans le détail que je trouve inférieur, et qu’ils avaient pris dans le genre d’étude qu’ils avaient fait du xviiie  siècle, ils perdirent peu à peu le sentiment moral qui se révoltait souvent en eux contre le siècle même qu’ils aimaient tant, et dont ils n’avaient entrepris de faire l’histoire que parce qu’ils l’aimaient. […] Quoiqu’ils y eussent vu pourtant aussi, avec une masse trop forte, et, selon moi, exagérée de vertus et de sentiments individuels, les corruptions, les dépravations et les abominations de ce temps d’une immoralité à côté de laquelle peut-être rien ne peut être mis, sans déchet, dans l’histoire du monde, il n’en résultait pas moins, de l’effet prismatique de leur livre, que, tout compte fait, le xviiie  siècle était une époque qui valait mieux que ce qu’on en croyait et que ce qu’il en fallait croire. […] Et, chose dont il faut leur tenir compte encore plus que de l’enthousiasme et de la vie dont ce livre déborde par-dessus les frivolités dont il est plein, c’est le sentiment moral opposé bien souvent à l’enthousiasme que le xviiie  siècle leur inspire, et créant même, à certains moments, un enthousiasme contraire. […] Dans leur chapitre consacré à « l’amour » au xviiie  siècle, et quand ils arrivent à la dépravation de ce sentiment tel qu’il est peint dans Les Liaisons dangereuses, par exemple, ce hideux chef-d’œuvre qui n’est pas le conte d’un infernal génie, mais une infernale réalité, ces historiens, sensibles et non impassibles, de la Femme au xviiie  siècle, ont une indignation et un accent superbes, et, pour mon compte, je ne crois pas que leur talent soit allé jamais au-delà !

761. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Xavier Eyma » pp. 351-366

Jusqu’ici, tous ceux qui ont parlé (en France, du moins,) de l’Amérique, l’ont fait avec les sentiments qu’inspirent aux âmes vulgaires deux choses qui mettent à terre beaucoup de genoux : — la force matérielle et la réussite… Ils ont adoré le Taureau d’or. […] … Xavier Eyma, qui a vécu en Amérique et de l’Amérique, car toute sa littérature est américaine, Xavier Eyma, qui a été un romancier américain avant d’être un historien américain, est certainement de sentiments, de volonté, de goût, d’admiration hautement et incessamment exprimée dans ce livre même, un apologiste très renseigné et très convaincu des choses et des hommes de l’Amérique. […] comme, au début, — dit-il, — quelques-uns ont eu besoin d’un énergique amour de la patrie et du sentiment profond de leur droit, pour imposer silence à la répugnance qu’ils éprouvaient de se déclarer en lutte ouverte contre la métropole !  […] La hache en histoire, c’est tout ce qui ne biaise pas : principe, sentiment, expression.

762. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Armand Carrel » pp. 15-29

Il a été important, désagréable au pouvoir, redouté des partis, même estimé d’eux, — quoi qu’on fût peut-être moins sur de ce sentiment que de la crainte. […] Élevé pour être un soldat, il était de sentiment ce que furent tous les hommes de sa génération qui avaient reçu sur leurs berceaux le coup de soleil de l’Empire. […] Du moins, rendons-lui cette justice, c’est que sous la logomachie révolutionnaire, l’uniforme de son opinion, et qui lui était imposée, il avait, en sa qualité de bonapartiste, le sentiment vrai de l’honneur militaire de la France, et la douleur des traités de 1815 fut la seule chose peut-être, dans sa conduite et ses écrits, qui ne fut pas une consigne, un texte appris, arrangé et pédant, « un devoir extérieur », comme dit le cardinal de Retz. […] Sous l’influence de cette ambition masquée, le bonapartiste de sentiment qui n’avait pu rester sous-lieutenant, et qui avait saisi sa plume de journaliste comme il avait dit qu’il saisirait l’aune de son père, eut-il, en voyant l’effet qu’il produisait, la risible illusion d’être le second Bonaparte d’une seconde république ?

763. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Théodore de Banville »

pas la baisse du talent, mais sa hausse plutôt, car cet âge apporte au talent un sentiment qui s’y ajoute et l’achève en lui donnant ce coup de pouce du Temps qui fait tourner mieux l’éclatant relief par l’ombre d’une mélancolie, M.  […] Ces Idylles prussiennes, sur lesquelles je veux particulièrement insister, ne sont pas seulement les plus belles poésies du volume, mais elles portent avec elles un caractère de nouveauté si peu attendu et si étonnant, qu’en vérité on peut tout croire de la puissance d’un poète qui, après trente ans de vie poétique de la plus stricte unité, apparaît poète tout à coup dans un tout autre ordre de sentiments et d’idées, — et poète, certainement, comme, jusque-là, il ne l’avait jamais été ! […] Le poète qui a métamorphosé ses nobles Cariatides en clowns femelles dansant le cancan sur la corde lâche ou roide ou le fil d’archal de son vers, doit, il est vrai, avoir une redoutable force de versifaiseur pour lancer ses strophes à la hauteur où elles bondissent, mais préférer ces pirouettes de mots et de Rythme et ces enlèvements de ballon au vol cadencé et plein d’une Poésie qui doit toujours emporter du sentiment ou de la pensée sur ses ailes, c’est tuer en soi le poète par le jongleur. […] … L’expression ravale et insulte, mais les sentiments, quand ils ont cette intensité, grandissent tout ce qu’ils touchent, à plus forte raison tout ce qu’ils frappent !

764. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Laurent Pichat »

… Dans un des plus longs poèmes du recueil de Laurent Pichat, intitulé : Saint-Marc (le Saint-Marc de Venise), où se trouve, plus que partout ailleurs, cette idée qui, au fond, est la seule du livre : c’est que le monde entier, l’Antiquité, le Christianisme, le Moyen Age, toutes les religions, toute l’Histoire enfin, jusqu’à ce moment, ne sont plus qu’une pincée de poussière, un songe évanoui, évaporé, perdu, et qu’il n’en subsiste ni un sentiment, ni une croyance, ni une vérité, tandis que le xixe  siècle seul est la vie ! […] dans ce volume que les idées impies d’un siècle qui a confisqué l’âme d’un homme, mais il y a aussi les sentiments personnels de cet homme, qui vaut mieux, sans nul doute, que les idées qui l’ont confisqué. […]            Tu n’es pas le banal égout Des sentiments humains se tordant sur tes grèves. […] C’est par là qu’il rentre dans la plénitude et la pureté de sa nature, trop longtemps faussée, et qu’on oublie les idées qu’on déteste et que souvent il exprime, pour ne se souvenir que des sentiments qu’on adore !

765. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Alfred de Vigny »

Il s’est abstenu avec un chaste respect de jouer sur la viole du Sentiment les grands airs trop connus que la Vulgarité aime à y jouer en l’honneur du génie mort, assez heureux pour ne pas l’entendre. […] Mais, sans s’arrêter à cette ligne extrême du dandysme, de Vigny avait pourtant le sentiment de la forme, — de la beauté voulue dans tous les détails de la vie, qui répugne à tout ce qui est inférieur, et qui faisait admirer au vieux Mirabeau le rouge que se mettait Mazarin mourant ! […] IV Telle donc est l’inspiration dernière d’Alfred de Vigny ; tel le sentiment amer, mais dompté, qui donne une beauté de douleur calme, de beauté de Niobé devenue marbre, aux compositions de sa vieillesse, et à son livre, que d’aucuns disent déjà un peu sec, son originalité, son pathétique et sa grandeur. […] Voilà pourquoi je me détourne avec regret de ces poésies qui n’ajoutent rien à ce qu’on sait du poète charmant, transparent et lumineux, qui s’est éteint dans le sombre bronze que voici, dans ce bronze du mépris qu’une créature humaine n’obtient jamais qu’à force de se briser… Pour nous qui croyons que les plus belles poésies ne sont jamais faites pour la volupté intellectuelle de faire des vers, mais pour se soulager d’une oppression sublime, d’un étouffement titanique du cœur sous le poids d’un grand sentiment, pour nous qui avons dit combien l’homme dans Alfred de Vigny était toujours le poète, ces poésies dernières nous font mieux comprendre cet homme que nous avons connu.

766. (1865) Introduction à l’étude de la médecine expérimentale

D’abord le sentiment, seul s’imposant à la raison, créa les vérités de foi, c’est-à-dire la théologie. […] De même que dans les autres actes humains, le sentiment détermine à agir en manifestant l’idée qui donne le motif de l’action, de même dans la méthode expérimentale, c’est le sentiment qui a l’initiative par l’idée. […] L’esprit de l’homme a, par nature, le sentiment ou l’idée d’un principe qui régit les cas particuliers. […] Le sentiment de cette contre-épreuve expérimentale nécessaire constitue le sentiment scientifique par excellence. […] Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d’en jamais froisser aucun.

767. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Introduction, où l’on traite principalement des sources de cette histoire. »

Déjà, du vivant de Jésus, ces légers sentiments de jalousie s’étaient trahis entre les fils de Zébédée et les autres disciples 45. […] Luc les empruntait probablement à un recueil plus récent, ou l’on visait surtout à exciter des sentiments de piété. […] Y avait-il un annaliste toujours présent pour noter les gestes, les allures, les sentiments des acteurs ? […] Il faut qu’un sentiment profond embrasse l’ensemble et en fasse l’unité. […] Ce sentiment d’un organisme vivant, on n’a pas hésité à le prendre pour guide dans l’agencement général du récit.

768. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336

« Riche des sentiments en ton cœur médités, « Ta gloire est l’heureux fruit de tes adversités. […] N’exige-t-elle pas le sublime dans les sentiments et dans le langage ? […] Elle doit être grande et noble dans l’épopée héroïque, c’est-à-dire intéresser les nations et toucher les plus hauts sentiments. […] Car nous avons remarqué que tout ce qui est principalement élémentaire en littérature prend son origine de là, et ne se fonde que sur les sentiments du cœur. […] Là, comme dans l’autre exemple, le chimérique est de sentiment.

769. (1866) Nouveaux essais de critique et d’histoire (2e éd.)

Une situation semblable a produit les mœurs, les sentiments, les vertus et la morale du moyen âge. […] Ils parlent trop bien et trop pour des hommes troublés d’un sentiment profond. […] Tous leurs sentiments naissent de leur état ou en portent la marque. […] De pareils sentiments aujourd’hui seraient étranges ; alors ils étaient dans les mœurs. […] Voilà le grand sentiment qui, dans notre continent, a renouvelé la volonté humaine.

770. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Mais il n’est que juste, au moment où son dix-septième volume paraît, de le saluer au moins d’un hommage, pour le sentiment patriotique profond dont ces pages sont tout entières animées. […] Thiers : c’est pour le soin qu’il prend, au milieu de toutes les réserves politiques qu’il a dû faire, de marquer, de relever le sentiment patriotique et national de Napoléon, voulant tout, même la ruine et la perte du trône, plutôt que la mutilation de la France et l’abdication de ce qu’il considère comme son propre honneur. « Vous parlez toujours des Bourbons, disait-il à Caulaincourt, j’aimerais mieux voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables, que de subir les infâmes propositions que vous m’envoyez », c’est-à-dire de garder une France réduite au-dessous d’elle-même. — « Si je me trompe, eh bien nous mourrons ! […] C’est le même sentiment d’honneur héroïque et royal, et du noble orgueil invincible qu’on n’en saurait séparer, qui faisait dire au grand Frédéric, au moment le plus désespéré de la guerre de Sept Ans et dans les heures terribles où il songeait à se donner la mort, plutôt que de signer son déshonneur et celui de sa patrie (juillet-octobre 1757) : J’ai cru qu’étant roi, il me convenait de penser en souverain, et j’ai pris pour principe que la réputation d’un prince devait lui être plus chère que la vie… Je suis très résolu de lutter encore contre l’infortune ; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l’opprobre de ma maison… Si vous prenez la résolution que j’ai prise (la sœur généreuse à laquelle il écrit, la margrave de Baireuth, avait résolu de mourir en même temps que lui), nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c’est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils seront chargés, et à porter le poids que nous avons soutenu si longtemps. […] Je ne pense jamais à ce temps où se discutait et s’agitait si vivement parmi nous le plus ou moins d’utilité des onze ou douze lieues de murailles et des seize citadelles dominantes, sans me rappeler les sentiments divers et soudains qui, dès le premier jour, partagèrent à ce sujet le monde politique et qui séparèrent des hommes habitués jusque-là à se croire unis. C’est que chacun, comme par enchantement, était revenu de 1840 à ses anciens sentiments de 1814 et jugeait de la nouvelle mesure par ses dispositions d’autrefois.

771. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Madame Récamier. » pp. 121-137

Pour bien entendre, par exemple, ce qu’était Mme de Maintenon auprès de Louis XIV, ou Mme de Sévigné auprès de sa fille, et quel genre de sentiment ou de passion elles y apportaient, il faut s'être posé sur la jeunesse de ces deux femmes plusieurs questions, ou plus simplement il faut s’en être posé une, la première et presque la seule toujours qu’on ait à se faire en parlant d’une femme : A-t-elle aimé ? […] ce moment indécis, qui chez Ève ne dura point et qui tourna mal, recommença souvent et se prolongea en mille retours dans la jeunesse brillante et parfois imprudente dont nous parlons ; mais toujours il fut contenu à temps et dominé par un sentiment plus fort, par je ne sais quelle secrète vertu. […] Elle était véritablement magicienne à convertir insensiblement l’amour en amitié, en laissant à celle-ci toute la fleur, tout le parfum du premier sentiment. […] C’est de ce moment que date le vif sentiment de Bernadotte pour elle ; il ne la connaissait point auparavant. […] Mais, dans la jeunesse, cette enfance de sentiments, avec le gracieux manège qui s’y mêlait, amena plus d’une fois (peut-on s’en étonner ?)

772. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Poésies nouvelles de M. Alfred de Musset. (Bibliothèque Charpentier, 1850.) » pp. 294-310

Au milieu de sa flamme et de sa souffrance, un sentiment d’élévation céleste, une idée d’immortalité, disait-il, s’était éveillée en son âme ; les anges de douleur lui avaient parlé, et il avait naturellement songé à celui qui, le premier, avait ouvert ces sources sacrées d’inspiration en notre poésie. […] Lui, il avait le sentiment de la raillerie que les autres n’avaient pas, et un besoin de vraie flamme qu’ils n’ont eu que rarement. […] Faites l’incrédule, retournez-les en tous sens, mettez-y le scalpel, cherchez chicane à votre plaisir, il peut s’y rencontrer quelques taches, des tons qui crient ; mais, si vous avez le sentiment poétique vrai et si vous êtes sincère, vous reconnaîtrez que le souffle est fort et puissant ; le dieu, dites si vous voulez le démon, a passé par là. […] Mais les deux Nuits de décembre et d’août sont délicieuses encore, cette dernière par le mouvement et le sentiment, l’autre par la grâce et la souplesse du tour. Toutes les quatre, elles forment dans leur ensemble une œuvre qu’un même sentiment anime et qui a ses harmonies, ses correspondances habilement ménagées.

773. (1876) Du patriotisme littéraire pp. 1-25

Je me propose aussi d’établir ou de confirmer dans les esprits de ceux qui m’écoutent un sentiment trop rare de nos jours et que je ne crains pas d’appeler le patriotisme littéraire. […] Or, le devoir de ceux qui possèdent la tradition nationale est de s’opposer à la décadence d’un sentiment vital entre tous, car l’amour de la patrie ne se borne pas à la tutelle du sol : il doit encore comprendre le zèle intelligent, l’orgueil raisonné de ces chefs-d’œuvre qui, de siècle en siècle, ont fait resplendir la pensée française comme une flamme sur les hauteurs. […] Il faudrait encore bien rechercher si la sonorité de l’espagnol ne produit pas un cliquetis de mots parfois vide et vain, si la douceur italienne ne dégénère pas aisément en mollesse banale et ne fait point penser à ce « latin bâtard » dont parle Byron, si ces deux idiomes arrêtent et retiennent suffisamment l’idée, si dans ces deux langues la facilité toute spontanée de la musique ne se dérobe pas aux nuances psychologiques du sentiment, aux profondes analyses de la pensée, à la dialectique soutenue, à cette harmonieuse alliance de la philosophie morale et de l’art, qui recommandent la prose et la poésie française depuis leurs origines jusqu’aux chefs-d’œuvre contemporains. […] Sainte-Beuve, qui reproduit ces vers à titre de document, s’écrie avec raison : « Jamais l’harmonie musicale n’a versé plus d’enchantement dans une parole humaine. » Ainsi cette langue française, musicale, sonore, claire jusqu’à paraître lumineuse, amplement riche pour qui sait explorer ses trésors, est l’instrument le plus complet, l’outil le plus solide et le plus souple du sentiment et de la pensée. […] C’est que notre littérature du dix-neuvième siècle a sur ses aînées cet incontestable avantage d’être plus accessible à tous et plus aimante pour tous, d’exprimer des sentiments plus fraternels et des idées plus généreuses, de se révéler plus philanthropique et, quoi qu’on dise, plus chrétienne, de porter sur elle-même le double signe des temps nouveaux, l’amour et la justice !

774. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VI : M. Cousin philosophe »

Combattre, c’est se donner le sentiment de sa force, s’animer par la résistance, jouir du danger, rouler dans le torrent tumultueux de toutes les émotions contraires. […] Elle soutient le sentiment religieux, elle seconde l’art véritable, la poésie digne de ce nom, la grande littérature ; elle est l’appui du droit ; elle repousse également la démagogie et la tyrannie ; elle apprend à tous les hommes à se respecter et à s’aimer. » Pour mieux prouver que la science m’est indifférente, et que je ne me soucie que de morale, je range avec moi sous le même drapeau des philosophies sans métaphysiques, des métaphysiques opposées entre elles et des religions ; il me suffit qu’en pratique elles tendent au même but, et contribuent à nourrir dans l’homme les mêmes sentiments. […] Entretenez en vous le noble sentiment du respect ; sachez admirer : ayez le culte des grands hommes et des grandes choses. […] Nous nous garderons bien de l’établir à la façon des psychologues, en exposant le mécanisme forcé de nos sentiments, ou à la façon des métaphysiciens, en découvrant la définition du Bien.

775. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — C — article » pp. 490-491

De là cette multitude de Poésies pleines de délicatesse, d’aménité, de sentiment, & d’une hardiesse plus que philosophique. […] Tout ce qu’il pense, tout ce qu’il dit ne tend qu’à accréditer une Philosophie Epicurienne d’autant plus dangereuse, qu’il a su la réduire en sentiment.

776. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 271-272

Quelques situations, quelques traits de sentiment, une pantomime aussi adroitement ménagée qu'il est possible de le faire, peuvent amuser quelques instans le Spectateur, mais sont entiérement perdus pour le Lecteur, à qui rien ne fait plus illusion. […] Quoi qu'en disent les Critiques, l'Epître à mon Habit, plusieurs de ses autres Epîtres, & quelques-unes de ses Chansons, auront toujours de l'agrément, du sentiment, & de la gaieté.

777. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

Ce sentiment-là n’est point viril et ne saurait rien produire qui le soit. […] C’est le temps le plus malheureux de ma vie ; je ne puis me comparer qu’à un homme qui, saisi d’un vertige, croit sentir le plancher trembler sous ses pas et voit remuer les murs qui l’entourent ; même aujourd’hui, c’est avec un sentiment d’horreur que je me rappelle cette époque. […] A force de vouloir suivre l’influence de la Démocratie sur les sentiments et les mœurs, il retombait et tournait presque inévitablement dans le même cercle de considérations et dans les mêmes pronostics. […] Sentiments, pensée, langage, tout cela est grand, fier et beau : « (Châteauvieux, 28 septembre 1837.) […] Vous représentez, monsieur, un autre temps que le nôtre, des sentiments plus hauts, des idées, une société plus grandes.

778. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Dans ces grandes crises, elle n’était plus maîtresse de ses sentiments : soudains et prompts, ils s’envolaient au plus haut de l’air, comme des nuées de colombes. […] Le malheur qui le frappe m’atteint très sensiblement. » On n’est pas habitué, je l’ai dit, à considérer Mlle Mars par le côté du sentiment : cette femme, d’un talent admirable, passait, dans ses relations de théâtre, pour une personne assez rude, peu indulgente aux camarades et au prochain ; mais, pour ceux qu’elle aimait, elle était amie sûre, loyale, essentielle et positive. […] Voici, dans son dossier, deux fragments de lettres qui ne lui étaient pas adressées, et qui, par le sentiment unanime où elles se sont rencontrées au départ, et les conclusions que chaque auteur en a tirées, ne peuvent laisser le public indifférent. — La première est écrite à quelqu’un qui voyait tous les jours M.  […] Il a été vraiment disciple de Jésus, plus que ses intolérants collègues, les B… (un cardinal-archevêque) et les D… (un membre de l’Institut, sénateur), en louant avec tant de sympathie et de délicatesse cette femme si humble par le rang, si grande par la tendresse et par la pitié. — C’est, avec une autre application, le même esprit qui l’a inspiré lorsqu’il a flétri, dans Talleyrand, les vénalités du Temple politique… » — Un mot encore qui résume en un sentiment général l’impression laissée par la lecture de ce second article, et qui répond à un scrupule de la fin. […] Et à cet inappréciable attrait de réalité se joint ici une fleur de poésie et de sentiment, une délicatesse toute féminine de charité, une beauté morale ravissante, mais toute naturelle, toute humaine, sans rien d’ascétique et de forcé.

779. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres mêlées de Saint-Évremond »

On n’a jamais eu à un plus haut degré que Saint-Évremond le sentiment vif des ridicules, ni une manière plus légère de les exprimer. […] Il commence par quelques réflexions fines et spirituelles sur la variation de ses goûts avec l’âge, réflexions dans le sens d’Horace, lorsque Horace incline aux préceptes d’Aristippe ; il démêle et dénonce avec un vif sentiment des nuances les effets des ans et les changements insensibles, mais inévitables, qu’ils amènent. […] Et qu’est-ce donc qu’on pourrait se confier aujourd’hui, hormis les affaires d’intérêt privé ou de sentiment ? […] Je ne prétends pas dire, assurément, qu’il n’y ait plus lieu aux convenances des esprits et des âmes, ni à ce noble sentiment de l’amitié ; mais la forme où nous le voyons se produire chez Saint-Évremond a notablement changé avec les conditions de la société elle-même. […] Elle est plus philosophe qu’Épicure ; les approches de la mort ne l’ont point fait changer de sentiment, et je la connais assez pour croire qu’elle fera ce fâcheux pas sans aucune faiblesse. » Voilà un annotateur et un témoin original qui nous donne bien envie de connaître son nom.

780. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Francisque Sarcey »

Il y a dans l’âme humaine des parties qu’il ne veut pas connaître, des sentiments où il refuse d’entrer, où du moins il n’entre que de la plus mauvaise grâce du monde — toujours comme ces « philosophes » d’il y a cent ans dont il est aujourd’hui le plus authentique héritier. […] C’est le même esprit avec un surcroît d’idées, de sentiments et d’expérience. […] Puis, le romancier s’adresse à un homme isolé qui a le temps de réfléchir et de revenir sur une impression, qui n’a aucune raison d’être hypocrite, de se mentir à lui-même, d’arborer des sentiments convenables et convenus ; qui enfin n’a pas de voisins que puisse gagner, comme une contagion, son malaise ou sa révolte. […] Les hommes assemblés sont pris d’un grand besoin de justice et de moralité, précisément parce qu’ils sont assemblés et qu’un homme, en public, aime à ne manifester que les plus honorables de ses sentiments. […] Ici se place un très fin et très brillant parallèle entre la musique de la Dame Blanche, chère à nos grands-pères, et celle d’Orphée aux enfers, entre les sentiments que ces deux musiques expriment ou éveillent.

781. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

L’imagination, loin de lui faire défaut, déborde et emporte tout le reste : il a ce qui ressemble le plus au sentiment, la verve. […] Avec Dieu disparaissait le sentiment des œuvres de la nature, lesquelles ne parlent à notre âme qu’à la condition d’y trouver la croyance à l’ouvrier. […] Ses épithètes éveillent des sentiments plutôt que des sensations. […] » En général les sentiments des deux amants sont plus naturels que leurs discours. […] Par moments, René mêle à cette tristesse farouche son sentiment si vrai de l’imperfection des choses humaines, et partout où René a passé il reste une trace ineffaçable.

782. (1890) L’avenir de la science « XXII » pp. 441-461

Les siècles de réflexion sont exposés à voir les plus nobles sentiments et les états les plus sublimes de l’âme contrefaits par de sots plagiaires, dont le ridicule retombe parfois sur les types qu’ils prétendent imiter. […] L’action paraît à plusieurs un moyen d’éviter la duperie où la frivolité suppose que se laissent tomber les hommes de pensée et de sentiment. […] L’erreur pure ne provoquerait dans la nature humaine, qui après tout est bien faite, que le dégoût ou le sentiment du ridicule. […] En faisant au scepticisme moral la plus large part   en supposant que la vie et l’univers ne soient qu’une série de phénomènes de même ordre et dont on ne puisse dire autre chose, sinon qu’il en est ainsi   en accordant que pensée sentiment, passion, beauté, vertu ne soient que des faits, excitant en nous des sentiments divers, comme les fleurs diverses d’un jardin ou les arbres d’une forêt (d’où il résulterait comme Goethe et Byron le pensaient, que tout est poétique)   en admettant que, parvenu à l’atome final, on puisse, librement et à son choix, rire ou adorer, en sorte que l’option dépende du caractère individuel de chacun, même à ce point de vue, dis-je, où la morale n’a plus de sens, la science en aurait encore. […] Que de fois, laissant tomber ma plume et abandonnant mon âme à ces mille sentiments qui, en se croisant, produisent un soulèvement instantané de tout notre être, j’ai dit au ciel : Donne-moi seulement la vie, je me charge du reste !

783. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28

Ce que je connais de votre esprit ce que j’ai pénétré de votre âme, a fait naître en moi des sentiments que vos yeux, tout beaux qu’ils sont, n’auraient jamais produits. […] M. de Sandone crut devoir se rendre propre le sentiment qu’il avait à feindre, et devint amoureux de moi pour mieux exprimer son rôle. […] mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre âme le sentiment de bonheur et de paix qui règne au fond de la mienne ! […] On en doit seulement conclure qu’elle empruntait à Julie l’expression de ses propres sentiments, et qu’elle proposait ce vœu à Mirabeau comme modèle. […] Mme de Monnier, poussée à bout par les rigueurs de sa famille et surtout par le sentiment passionné qui s’était exalté en elle, brûlait de l’aller retrouver.

784. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

Selon que le sentiment du devoir opposé au sentiment du plaisir sera le plus fort ou le plus faible en raison d’une hérédité, d’une éducation et de circonstances inconnues et complexes, il l’emportera ou cédera le pas. […] À vrai dire, dans cette hypothèse qui distingue d’une façon absolue le bien de l’agréable, il semble que la plupart des hommes souhaiteront que l’inclination vers le plaisir soit chez eux la plus forte et l’emporte sur l’autre : le sentiment du devoir risquera de devenir à leurs yeux le mauvais principe. […] Le sentiment du mérite, avec la satisfaction intérieure qu’il apporte à ceux que le sort favorisa d’un équilibre profitable et de facultés en harmonie avec les nécessités du milieu, telle est en effet la face heureuse de cette conception bovaryque en vertu de laquelle l’homme se croit libre de se modifier et de créer sa destinée. […] Dans les cas heureux, les amants réussissent à substituer à l’amour un sentiment différent et complexe, fondé sur des rapports de convenance réciproque plus durables ; ils se donnent le change, prennent l’amitié, t’intérêt personnel ou l’habitude pour l’amour, et ce nouveau mensonge, cette nouvelle et fausse conception d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent, prolonge d’une façon acceptable pour l’individu une liaison que noua le seul intérêt de l’espèce. […] Mu par ce sentiment de malaise qui fait partie de sa constitution la plus intime, l’homme se croit propre à y porter remède en modifiant l’univers : de là tout son effort scientifique pour comprendre et utiliser les lois, son effort philosophique pour les interpréter à son profit, son effort artistique pour se créer des jouissances nouvelles.

785. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Chapitre II. Lord Byron. » pp. 334-423

Avec ces sentiments concentrés et tragiques, il avait l’esprit classique. […] —  Un homme ainsi éprouvé et trempé pouvait peindre les situations et les sentiments extrêmes. […] Tous les sentiments s’exaltent sous sa main. […] C’est la comédie éternelle, et il n’y a pas un sentiment qui ne lui fournisse un acte : l’amour d’abord. […] Jamais sentiment fut-il plus tendre et plus sincère ?

786. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 286-288

Le mérite de ses Lettres, qu'on lit toujours avec un nouveau plaisir, ne consiste pas dans un étalage d'esprit ou dans une emphase de sentiment, comme celui d'une infinité d'Auteurs qui nous ont donné des volumes d'Epîtres, sans approcher en aucune façon du naturel, de l'aisance, de la délicatesse, du sel, & de l'agrément, qui présidoient à tout ce que Madame de Sévigné écrivoit. La maniere noble & variée, dont elle exprime sa tendresse pour sa fille, n'empêche pas qu'on ne s'apperçoive de la répétition trop fréquente de ce sentiment ; mais elle la fait pardonner, & jamais les redites ne furent plus agréables & plus intéressantes.

787. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Alfred de Vigny. »

Peu de fortune de chaque côté : de l’un assez d’ambition, une mère ultra, vaine de son titre, de son fils, et l’ayant déjà promis à une parente riche, en voilà plus qu’il ne faut pour triompher d’une admiration plus vive que tendre ; de l’autre, un sentiment si pudique qu’il ne s’est jamais trahi que par une rougeur subite, dans quelques vers où la même image se reproduisait sans cesse. […] On ne saurait se le dissimuler, M. de Vigny, à sa manière et dans sa sphère toute pure et sereine, avait été saisi alors d’un sentiment analogue, d’un accès de cette fièvre sociale et religieuse. […] Un grand désespoir est l’inspiration générale de ces pièces des dernières années, — un sentiment d’abnégation, combattu par je ne sais quel autre sentiment qui dit au poète d’espérer en l’esprit, en l’avenir de l’esprit, et contre toute espérance même. […] Dans Le Joueur de Flûte, le poète a essayé de la poésie familière ; un sentiment d’humilité et de fraternité qui. ne lui est pas habituel l’a inspiré : il explique par une image sensible, empruntée à l’instrument de buis, les désaccords, les fautes et les gaucheries de l’exécution en toute œuvre de l’esprit et de l’art. […] J’ai si souvent entendu faire l’éloge de votre âme, que je vous ai trouvé aussi célèbre par vos sentiments que par vos talents.

788. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

Séparé ainsi du monde extérieur, débarrassé des soucis vulgaires de la vie, promenant son regard ému dans l’infini des cieux, en face de son piano et de son idéal, il s’abandonnait au souffle du sentiment qui l’enlevait sur ses ailes divines. […] Plus amante qu’épouse, toujours inquiète sur le sort de celui qui a troublé son cœur et sa destinée, elle vient faire un dernier effort pour le ramener à de meilleurs sentiments et détourner le coup qui le menace. […] Est-ce que la musique n’est pas une langue complète, une langue aussi expressive, une langue aussi génératrice d’idées, de passions, de sentiments, de fini et d’infini que la langue des mots ? […] Est-ce que le soupir, le gémissement, le cri inarticulé ne sont pas alors la seule éjaculation des idées ou des sentiments ? […] Je sens les douces vapeurs des parfums italiens qui me firent pressentir hier la présence de ma voisine ; un sentiment indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que par le chant, s’empare de moi.

789. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXVIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (1re partie) » pp. 397-476

Est-ce que tous les arts ne sont pas des expressions du sentiment ou de la pensée de l’homme ? Est-ce que tous les arts ne sont pas des moyens de communiquer cette pensée ou ce sentiment d’un homme aux autres hommes ? […] Est-ce que Titien, Raphaël ou Rubens ne vous peignent pas des sentiments ou des idées ? […] Sa puissance s’accroît de tout ce qu’elle perçoit et de tout ce qui se produit d’idées ou de sentiments en elle par ces perceptions. […] Les arts mêmes ne paraissent avoir été accordés à l’homme que pour accroître indéfiniment cette puissance d’impressionnabilité, d’idées, de sensations, de sentiments, dans l’âme de l’homme.

790. (1883) Le roman naturaliste

Ses vues sont courtes, sa judiciaire est chancelante ; il n’a ni le sentiment de la nuance, ni le sentiment de la mesure ; et même, lorsqu’il veut affecter l’impartialité, c’est en vain, il a beau faire, il ne saisit jamais qu’un seul aspect des choses. […] Il arrive plus souvent encore que l’on trouve à côté ; car, si d’un homme à l’autre le sentiment varie, que dirons-nous de la sensation ! […] Je puis donc concevoir une littérature qui subordonnerait, de parti pris, les sensations aux sentiments, et les sentiments aux pensées, et cette littérature sera légitime, et cette littérature sera vraie, que dis-je ? […] Mais on ne voulait pas non plus de ce réalisme dénué d’invention, de sentiment, de passion même… et de réalité tout particulièrement. […] Son héroïne était tout embarrassée dans les liens de la chair, et tous ses sentiments se résolvaient en sensations.

791. (1890) Le massacre des amazones pp. 2-265

Peut-être a-t-elle, à chaque rencontre nouvelle, le sentiment immédiat et rassurant de l’unité profonde des âmes. […] Le départ littéraire et l’originalité étudiée gâtent une inspiration qui serait heureuse si le sentiment était moins pensé. […] Parce que j’aime tous les sentiments vrais, je soufflète avec joie les masques de noblesse. […] Les sentiments de ce noble cœur se hiérarchisent comme il convient. […] Le vers ne retrouve jamais sa grâce fraîche de 1860 ; mais il exprime parfois des sentiments sincères et intéressants.

792. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

L’intelligence des sentiments a toujours pour conséquence la tendresse. […] Vers quel regard ami et pour annoncer quel sentiment ? […] Cela suffit pour que nos sentiments à l’égard de cet Inconnaissable soient tout autres. […] En d’autres termes, il n’y a plus d’expression poétique des sentiments communs à tout un peuple. […] Un homme qui a vécu une certaine vie, senti de certains sentiments, et qui raconte cela.

793. (1896) Les Jeunes, études et portraits

Sa raison est trop exigeante pour qu’il se contente des effusions du sentiment. […] Bien des sentiments s’y rencontrent, sauf un pourtant : c’est le sentiment chrétien. […] Il a un très vif sentiment de l’extérieur. […] M. de Montesquiou n’a pas le sentiment du rythme. […] Il a de même, au plus haut degré ce qu’on appelle le « sentiment de la nature ».

794. (1923) L’art du théâtre pp. 5-212

Par surcroît, ils n’exprimaient aucun sentiment, aucune pensée qui ne fut tout à fait conforme au sens commun. […] Ce qui l’intéresse avant tout, ce n’est pas tant le personnage que la rareté de ses sentiments. […] Les sentiments jouent leur jeu propre, un jeu subtil et transparent. […] Il sera tenu d’ordonner non seulement des sentiments et des idées, mais des mots et des gestes, le mot lié au geste, le geste au mot. […] Si l’art est la plus haute expression de l’homme, de quel droit en chasser les sentiments et les pensées par lesquels il s’élève à Dieu ?

795. (1842) Discours sur l’esprit positif

Mais, d’après le sentiment unanime de leur commune insuffisance, ni l’un ni l’autre ne peut plus inspirer désormais, chez les gouvernants ou chez les gouvernés, de profondes convictions actives. […] Le sentiment élémentaire de l’ordre est, en un mot, naturellement inséparable de toutes les spéculations positives, constamment dirigées vers la découverte des moyens de liaison entre des observations dont la principale valeur résulte de leur systématisation. […] Dans ses spéculations journalières, il en reproduit spontanément l’actif sentiment élémentaire, en représentant toujours l’extension et le perfectionnement de nos connaissances réelles comme le but essentiel de nos divers efforts théoriques. […] Une appréciation plus intime et plus étendue, à la fois pratique et théorique, représente l’esprit positif comme étant, par sa nature, seul susceptible de développer directement le sentiment social, première base nécessaire de toute saine morale. […] Le sentiment fondamental de l’invariabilité des lois naturelles devait, en effet, se développer d’abord envers les phénomènes les plus simples et les plus généraux, dont la régularité et la grandeur supérieures nous manifestent le seul ordre réel qui soit complètement indépendant de toute modification humaine.

796. (1923) Paul Valéry

Il les emploie à signifier des sentiments. […] Devant une tirade de Racine, un beau poème de Lamartine, nous éprouvons le sentiment que cela ne pouvait pas être autre. […] Devant des vers de Mallarmé ou de Valéry, nous n’avons pas le sentiment de ce déterminisme. […] Impossible à l’être limité d’atteindre sans contradiction — d’idée ou de sentiment — l’un ou l’autre de ces absolus. […] Il ne s’agit pas d’exprimer un sentiment avec un maximum de sincérité communicative, mais de lui faire rendre un maximum de poésie.

797. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Figurines »

L’ascétisme, en même temps qu’il heurte plusieurs de nos sentiments naturels, flatte nos instincts de justice et nos révoltes contre le monde tel qu’il est. […] Et l’on sait enfin que, chez l’artiste, la passion s’amortit toujours un peu par la conscience qu’il en prend, et parce que ses propres sentiments lui deviennent « matière d’art ». […] Mais elle exprime des idées et des sentiments communs avec une vivacité et une fougue tout à fait surprenantes. […] Il a, au plus haut point, le sentiment de l’histoire. […] C’est du sentiment de tous ces exils qu’est faite sa tristesse.

798. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIe entretien. Trois heureuses journées littéraires » pp. 161-221

Je cherchais à lui faire comprendre cette vérité, difficile à admettre pour un poète penseur comme lui : c’est que le rôle de poète penseur était un rôle ingrat, que la poésie était faite pour exprimer des sentiments et non des idées, et que, le cœur étant le foyer de toute chaleur dans l’homme, de même que l’esprit était le foyer de toute lumière, le poète de sentiment incendiait le monde, tandis que le poète penseur ne pouvait que l’illuminer et l’éblouir. […] La piété qui vous caractérise est le plus sublime des sentiments ; mais c’est un sentiment abstrait, c’est la confidence de l’âme à son Dieu. […] La charité est la seule passion qui palpite dans l’Évangile ; mais c’est une passion divine, collective, métaphysique, abstraite, qui généralise et qui n’individualise pas le sentiment. […] On sent partout dans ces idylles ce retour à la nature, seule inspiratrice infaillible des vrais poètes, les poètes de sentiment. […] La haine est un sentiment pénible, qui s’associe mal à cette mélodieuse ambroisie des beaux vers.

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