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771. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — II. (Fin.) » pp. 62-79

Madame, souvent crédule, regardant ailleurs, mêlant les choses, peu critique dans ses jugements, voit bien pourtant ce qu’elle voit, et elle le rend avec une force, une violence, qui, pour être peu conforme au goût français, ne se grave pas moins dans la mémoire. […] Il a parlé d’elle avec vérité et justice, comme d’une nature mâle un peu parente de la sienne ; tout ce qu’on a lu et ce qu’on lit dans les nombreuses lettres où Madame se déclare et se montre à tous les yeux, n’est en quelque sorte que la démonstration et le commentaire du jugement premier donné par Saint-Simon.

772. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — I. » pp. 162-179

Il lui reconnaît, d’ailleurs, des qualités : « Il avait de l’esprit, dit-il, de la lecture, de la valeur. » Disons tout de suite que Lassay, dans les aveux et les confidences qu’il nous fait sur lui-même, ne dément pas trop le jugement de Saint-Simon. […] Lassay nous fait bien connaître le caractère des généraux, les tâtonnements et les fautes, les qualités et les différences de tactique des deux armées ; enfin son récit a de la netteté et montre du jugement.

773. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — II. (Fin.) » pp. 36-54

Une des remarques de cette judicieuse Logique, en effet, c’est que la plupart des erreurs des hommes viennent moins de ce qu’ils raisonnent mal en partant de principes vrais, que de ce qu’ils raisonnent bien en partant de jugements inexacts ou de principes faux. […] [NdA] Ce jugement serait bien injuste si on l’appliquait à tous les hommes de Port-Royal, et surtout du premier Port-Royal ; il n’est vrai que si l’on a en vue la majorité des jansénistes du dehors.

774. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — II » pp. 254-269

Quant au fond, il recommande tout ce que son maître a également recommandé, de ne point laisser les valets ni servantes embabouiner cette tendre jeunesse de sots contes ni de fadaises ; de ne pas croire que l’esprit des enfants ne se puisse appliquer aux bonnes choses aussi aisément qu’aux inutiles et vaines : « Il ne faut pas plus d’esprit à entendre les beaux exemples de Valère Maxime et toute l’histoire grecque et romaine, qui est la plus belle science et leçon du monde, qu’à entendre Amadis de Gaule… Il ne se faut pas délier de la portée et suffisance de l’esprit, mais il le faut savoir bien conduire et manier. » Il s’élève contre la coutume, alors presque universelle, de battre et fouetter les enfants ; c’est le moyen de leur rendre l’esprit bas et servile, car alors « s’ils font ce que l’on requiert d’eux, c’est parce qu’on les regarde, c’est par crainte et non gaiement et noblement, et ainsi non honnêtement. » Dans l’instruction proprement dite, il veut qu’en tout on vise bien plutôt au jugement et au développement du bon sens naturel qu’à l’art et à la science acquise ou à la mémoire ; c’est à cette occasion qu’il établit tous les caractères qui séparent la raison et la sagesse d’avec la fausse science. […] Pourtant, par son jugement plein et sa ferme démarche d’esprit, par son style sain, grave et scrupuleux, et qui eut même son éclat d’emprunt, il mérite estime et souvenir comme tout ancien précepteur qui a été utile en son temps ; l’histoire littéraire lui doit de le placer toujours à la suite de Montaigne, comme à la suite de Pascal on met Nicole, — comme autrefois on mettait à côté de La Rochefoucauld M. 

775. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Voiture. Lettres et poésies, nouvelle édition revue, augmentée et annotée par M. Ubicini. 2 vol. in-18 (Paris, Charpentier). » pp. 192-209

La véritable pièce historique de Voiture est sa lettre écrite en 1636 après son retour en France, à l’occasion de la reprise de Corbie sur les Espagnols, qui s’en étaient emparés quelques mois auparavant ; il y embrasse d’un coup d’œil sensé et supérieur tout l’ensemble de la politique du cardinal de Richelieu, et, se mettant au-dessus des misères et des animosités contemporaines, il en fait à bout portant un jugement tout pareil à celui qu’a confirmé la postérité. […] Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher ni d’un côté ni d’autre, et je le vois des mêmes yeux dont la postérité le verra.

776. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Sénecé ou un poète agréable. » pp. 280-297

Quand je dis que Sénecé ne porte pas dans son talent ni dans son esprit la marque précise et le cachet du siècle de Louis XIV, je désire bien faire entendre en quoi cela est vrai ; car il a de ce siècle la politesse, l’élégance facile et une langue pure ; mais il n’en a pas le procédé de composition, ni les jugements ni certaines qualités non moins essentielles que la pureté et l’élégance. […] Ce côté paradoxal indique un léger travers dans le jugement de Sénecé.

777. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — I » pp. 298-315

Quelques vieux papiers retrouvés, et qui souvent, si on les lit bien (mais rien n’est plus difficile que de bien lire, surtout ce qui n’est pas imprimé), n’en apprennent pas plus que ce qui est connu déjà ; quelques documents inédits qui, dans tous les cas, doivent se combiner avec les notions déjà certaines et acquises, sont des prétextes à bouleversement ; on casse les jugements reçus, on refait des réputations à neuf ; chacun embouche des trompettes pour la découverte qu’il veut avoir faite, et, dans l’empressement de réussir, volontiers on accorde tout à son voisin pour qu’en retour il vous accorde tout à vous-même. […] Selon Rohan (et ce jugement le caractérise), ces huit années laborieuses et victorieuses, mais d’une victoire si combattue et achetée par tant de périls et de veilles, furent plus heureuses encore pour Henri IV que les douze années de paix et de félicité durant lesquelles il gouverna sans plus de lutte.

778. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Œuvres complètes d’Hyppolyte Rigault avec notice de M. Saint-Marc Girardin. »

il possède la tradition ; il sait à fond ce dont il parle, et, s’il reproduit les jugements consacrés, il sait les renouveler par maint rapprochement et par l’esprit de détail ; il est aussi utile qu’agréable à entendre. […] Sur Casimir Delavigne, je rencontre encore des jugements très contestables de Rigault.

779. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Lettres inédites de Jean Racine et de Louis Racine, (précédées de Notices) » pp. 56-75

Un souverain qui monte sur le trône n’est pas plus jaloux de refondre toute la monnaie de ses prédécesseurs et de la marquer à son effigie, que les critiques nouveaux venus, pour peu qu’ils se sentent de la valeur, ne sont portés en général à casser et à frapper à neuf les jugements littéraires émis par leurs devanciers. Il y a quelque abus peut-être, mais cela ne vaut-il pas mieux pourtant que d’avoir de ces jugements comme des monnaies usées, effacées, qui glissent entre les doigts et qu’on ne distingue plus ?

780. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ? »

Non ; si inférieurs aux Retz et aux La Rochefoucauld pour l’ampleur et la qualité de la langue et pour le talent de graver ou de peindre, ils connaissaient la nature humaine et sociale aussi bien qu’eux, et infiniment mieux que la plupart des contemporains de Bossuet, ces moralistes ordinaires du xviiie  siècle, ce Duclos au coup d’œil droit, au parler brusque, qui disait en 1750 : « Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue » ; le même qui portait sur les Français, en particulier ce jugement, vérifié tant de fois : « C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère… » Ils savaient mieux encore que la société des salons, ils connaissaient la matière humaine en gens avisés et déniaisés, et ce Grimm, le moins germain des Allemands, si net, si pratique, si bon esprit, si peu dupe, soit dans le jugement des écrits, soit dans le commerce des hommes ; — et ce Galiani, Napolitain de Paris, si vif, si pénétrant, si pétulant d’audace, et qui parfois saisissait au vol les grandes et lointaines vérités ; — et cette Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, cette femme du meilleur esprit et du plus triste cœur, si desséchée, si ennuyée et qui était allée au fond de tout ; — et ce Chamfort qui poussait à la roue après 89 et qui ne s’arrêta que devant 93, esprit amer, organisation aigrie, ulcérée, mais qui a des pensées prises dans le vif et des maximes à l’eau-forte ; — et ce Sénac de Meilhan, aujourd’hui remis en pleine lumière40, simple observateur d’abord des mœurs de son temps, trempant dans les vices et les corruptions mêmes qu’il décrit, mais bientôt averti par les résultats, raffermi par le malheur et par l’exil, s’élevant ou plutôt creusant sous toutes ; les surfaces, et fixant son expérience concentrée, à fines doses, dans des pages ou des formules d’une vérité poignante ou piquante.

781. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite.) »

Je ne tiens pas à prendre en défaut mes savants confrères qui ont tant à me renseigner sur ces sujets un peu ingrats, où notre légèreté se rebute aisément ; mais eux-mêmes, je le leur demande, n’ont-ils pas commencé à me faire querelle tout les premiers, en me reprochant d’anciens jugements un peu trop absolus peut-être, que je crois vrais pourtant dans le fond, et que je suis prêt d’ailleurs à modifier, à amender, autant que mon goût mieux informé pourra y consentir ? […] C’est à regret qu’on signale ces faiblesses et ces fragilités de jugement, dans des écrits d’ailleurs dignes d’estime par les recherches et par le zèle tout littéraire qu’ils supposent chez les honorables auteurs.

782. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. Suite et fin. » pp. 73-95

Jugement du genre, de la forme et de l’esprit du livre. On comprend bien que c’est moins encore pour donner une idée exacte du livre que je me suis appliqué à cette longue analyse, que pour constater au fur et à mesure la suite de mes impressions et me donner à moi-même, en les recueillant, le droit d’exprimer mon jugement sans mollir, en toute fermeté et sécurité.

783. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Anthologie grecque traduite pour la première fois en français, et de la question des anciens et des modernes, (suite et fin.) »

Mauvais goût, faux jugements, faux sens pour justifier leurs préférences, c’est un système entier d’erreurs et de chimères où l’on se précipite tète baissée, et tout cela pour ne pas démordre d’une estime conçue et nourrie sur la parole d’autrui, avant que nous ayons pu nous-mêmes étudier et apprécier ces œuvres si vantées. » Ah ! […] Ce n’est là rien de plus qu’un juste tribut payé à leur renommée ; en d’autres termes, c’est la modestie convenable à tout individu de penser que son jugement inexpérimenté est sujet à se méprendre plutôt que la voix unanime du public.

784. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine. »

Si l’on connaissait bien les Anciens, on accordait trop aussi à certains auteurs modernes, à ceux dont on s’exagérait de loin le prestige à travers les grilles ; on prenait trop au sérieux et au pied de la lettre des ouvrages qui mêlaient à l’esprit et au talent bien des prétentions et de petits charlatanismes ; on leur prêtait de sa bonne foi, de son sérieux, de sa profondeur ; il en reste encore quelque chose aujourd’hui après des années, même dans les jugements plus mûrs. […] Taine et aussi ce que je désire de lui en plus et ce que je lui demande de nous accorder, j’aurai abrégé le jugement à tirer, qui ne serait guère partout que le même, à varier plus ou moins selon les exemples.

785. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Observations sur l’orthographe française, par M. Ambroise »

Quand on est assez vieux pour avoir vu une grande destinée individuelle s’accomplir à travers ses inégalités, ses caprices, ses luttes, ou même ses scandales, il est bon de vieillir encore pour voir comment tout cela se réduit et se capitalise dans une somme de qualités éminentes et de gloire consacrée. » Se peut-il un jugement plus élevé et mieux rendu ? […] Royer-Collard n’exprimait pas ses jugements, il les formulait.

786. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires de Malouet »

. — Enfin il y eut, à la dernière heure du Directoire, les hommes qui en étaient las avec toute la France, qui avaient soif d’en sortir et qui entrèrent avec patriotisme dans la pensée et l’accomplissement du 18 brumaire : Rœderer, Volney, Cabanis… Je crois que je n’ai rien omis, que tous les moments essentiels de la Révolution sont représentés, et que chacun de ces principaux courants d’opinion vient, en effet, livrer à son tour au jugement de l’histoire des chefs de file en renom, des hommes sui generis qui ont le droit d’être jugés selon leurs convictions, selon leur formule, et eu égard aux graves et périlleuses circonstances où ils intervinrent. […] L’odieux jugement dont il s’était vu flétri par le Conseil de Saint-Domingue fut cassé sur sa requête par un arrêt rendu en Conseil d’État, qui qualifia le précédent arrêt de faux et de calomnieux.

787. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

Je relève dans ce Mémoire un heureux coup de crayon donné en passant, et qui caractérise en beau M. de Choiseul : « M. le duc de Choiseul, un des hommes de notre siècle qui a eu le plus d’avenir dans l’esprit ; qui déjà, en 1769, prévoyait la séparation de l’Amérique d’avec l’Angleterre et craignait le partage de la Pologne, cherchait dès cette époque à préparer par des négociations la cession de l’Égypte à la France, pour se trouver prêt à remplacer, par les mêmes productions et par un commerce plus étendu, les colonies américaines le jour où elles nous échapperaient… » Voilà un éloge relevé par un joli mot : un joli mot, en France, a toujours chance de l’emporter sur un jugement. […] Ne pouvant qu’effleurer cette existence de Talleyrand, qu’éclairer deux ou trois points saillants, et tout au plus donner un coup de sonde a deux ou trois endroits, je ne voudrais rien dire que d’exact, de sûr, et en même temps mettre le lecteur à même de juger, ou du moins d’entrevoir les éléments divers du jugement.

788. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Recueillements poétiques (1839) »

Tout cela, d’ailleurs, est si variable, si peu certain de jugement et d’impression, qu’on a dû hésiter longtemps. […] J’aurais beaucoup à ajouter ; je pourrais poursuivre en détail dans les conceptions, comme dans le style et dans le rhythme, cette influence singulière, inattendue, ce triomphe presque complet des défauts de l’école dite matérielle sur le poëte qui en était le plus éloigné d’instinct et qui y parut longtemps le plus contraire de jugement ; triomphe d’autant plus bizarre qu’elle-même paraissait déjà comme vaincue : mais est-ce bien à moi qu’il conviendrait d’y tant insister ?

789. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DIX ANS APRÈS EN LITTÉRATURE. » pp. 472-494

Mais on est tenté d’oublier ces portions magnifiques quand on songe à tant d’autres récidives simplement opiniâtres, à cette absence totale de modification et de nuance dans des théories individuelles que l’épreuve publique a déjà coup sur coup jugées, à ce refus d’admettre, non point en les louant au besoin (ce qui est trop facile), mais en daignant les connaître et en y prenant un intérêt sérieux, les travaux qui s’accomplissent, les idées qui s’élaborent, les jugements qui se rassoient, et auxquels un art qui s’humanise devrait se proportionner. […] Qu’ils suivent chacun leur ligne pour les œuvres individuelles, et consentent à coexister dans de certains rapports de communauté et de confins dans les jugements ; qu’on pratique ainsi la vraie égalité et indépendance, l’estime mutuelle du fond avec les réserves permises : voilà des mœurs littéraires de juste et saine démocratie, ce semble, et qui seraient d’un utile exemple à offrir aux jeunes hommes survenants, lesquels ne trouvent rien où se rattacher, que l’ambition illimitée égare ou déprave, dont quelques-uns tombent du second jour aux vices littéraires, les plus bas de tous, et dont on voit quelques autres plus généreux rôder dans la société comme de jeunes Sicambres, des Sicambres plume en main et sans emploi.

790. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre I. Composition de l’esprit révolutionnaire, premier élément, l’acquis scientifique. »

Selon que l’autorité est aux mains de tous, ou de plusieurs, ou d’un seul, selon que le prince admet ou n’admet pas au-dessus de lui des lois fixes et au-dessous de lui des pouvoirs intermédiaires, tout diffère ou tend à différer dans un sens prévu et d’une quantité constante, l’esprit public, l’éducation, la forme des jugements, la nature et le degré des peines, la condition des femmes, l’institution militaire, la nature et la grandeur de l’impôt. […] Condillac montre en outre que toute perception, souvenir, idée, imagination, jugement, raisonnement, connaissance, a pour éléments actuels des sensations proprement dites ou des sensations renaissantes ; nos plus hautes idées n’ont pas d’autres matériaux ; car elles se réduisent à des signes qui sont eux-mêmes des sensations d’un certain genre.

791. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre II. Des idées générales et de la substitution simple » pp. 33-54

En outre, ils sont les plus importants : c’est par leur moyen que nous faisons, des classifications, des jugements, des raisonnements, bref, que nous passons de l’expérience brute et décousue à la science ordonnée et complète. […] Un jour, sur la terrasse, voyant que le soleil disparaît derrière la colline, elle dit : « A bule coucou. » C’est là un jugement complet, non seulement exprimé par des mots que nous n’employons pas, mais encore correspondant à des idées, partant à des classes d’objets, à des caractères généraux, à des tendances distinctes qui chez nous ont disparu.

792. (1886) De la littérature comparée

Cependant, le développement des études historiques, en favorisant la connaissance des milieux et la comparaison entre les époques, attira bientôt l’attention sur le phénomène, longtemps négligé des variations du goût : on remarqua qu’un siècle ne ratifie pas toujours les jugements du siècle précédent ; que telle tragédie portée aux nues à son apparition peut cependant tomber dans un oubli définitif ; que des gloires illustres entre toutes s’éclipsent pendant des périodes entières et ne reparaissent ensuite dans leur éclat que sous l’influence de circonstances qu’il est possible de déterminer ; que les poètes préférés d’une nation demeurent souvent incompris par la nation voisine. […] Des écrivains, comme Villemain d’abord, puis comme Sainte-Beuve, ne se contentèrent plus de proclamer leur jugement sur les œuvres et sur les hommes, mais cherchèrent à les expliquer et s’appliquèrent à déterminer, non plus leur valeur absolue, mais leur « sens historique ». — À mesure qu’il avance dans sa carrière d’écrivain, Sainte-Beuve tend à rapprocher davantage la critique de l’histoire : ses études, dont le recueil constitue un document si précieux pour l’histoire des lettres modernes, s’écartent de plus en plus du point de vue essentiellement esthétique de ses devanciers et de ses contemporains ; ses appréciations s’entourent de notes sur les ascendants de l’auteur, qu’il examine, sur sa famille, sa ville, sa province, sa race ; puis sur son enfance, sur l’éducation qu’il a reçue, sur les influences qu’il a subies ; puis il recherche quelles ont pu être ses opinions sur les matières les plus importantes : quelles étaient ses croyances religieuses ?

793. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres inédites de l’abbé de Chaulieu, précédées d’une notice par M. le marquis de Bérenger. (1850.) » pp. 453-472

Mais il a laissé des Mémoires sérieux, intéressants, d’un jugement ferme, élevé, indépendant, et qui le classent au premier rang des esprits éclairés d’alors. […] C’est ainsi que la débauche, il faut le dire, et la paresse encore plus que l’âge, avaient métamorphosé cet épicurien trop pratique, cet homme d’ailleurs d’un esprit si fin, d’un jugement si excellent, qui avait combattu brillamment auprès de Condé à Seneffe, et qui, jeune, avait mérité la confiance de Turenne.

794. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184

Droz avait composé des ouvrages dignes d’estime ; « mais les sujets qu’il avait traités ne lui avaient pas donné l’occasion de nous montrer des études aussi profondes, des vues si élevées, un jugement si ferme, un sens politique si exquis et si juste ». […] Grâce à lui, ce qu’il appelle les trois phases de la vie politique de Mirabeau depuis 89 jusqu’à sa mort, les circonstances particulières et les vicissitudes de ses relations avec la Cour, sont aussi éclaircies désormais qu’il est permis de l’espérer22, et, quelque jugement qu’on porte sur le caractère de l’homme, le génie de Mirabeau en ressort plus grand, il est piquant de voir cet esprit juste, droit et pur de M. 

795. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, recueillis et mis en ordre par M. A. Sayous. (2 vol. in-8º, Amyot et Cherbuliez, 1851.) — II. » pp. 494-514

Il y dressa aussitôt sa batterie de guerre, son Mercure britannique, publication destinée à combattre avec suite, et par des tableaux mêlés de discussions, la politique du Directoire : « L’expérience est perdue, disait Mallet, si on ne la grave pas au moment même par des écrits qui en fixent l’impression. » La passion déclarée et le parti pris de l’attaque n’empêchent point dans ce Mercure la sagacité et, jusqu’à un certain point, l’impartialité des jugements. […] Aujourd’hui, sans recourir à des publications volumineuses et difficiles à rassembler, on pourra, grâce aux Mémoires de Mallet du Pan, avoir sous les yeux la série de ses observations essentielles, de ses jugements et de ses descriptions concernant la grande période historique dont il a été l’un des combattants, mais surtout l’annotateur assidu et passionné.

796. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1853 » pp. 31-55

Le président se penchait à droite et à gauche, les juges faisaient un signe de tête, et le président psalmodiait quelque chose : c’était le jugement. […] Et il y avait des relations non encore brisées entre Rouland et les Passy, qui parlaient chaudement en notre faveur, et le samedi 19 février, le président de la 6e chambre donnait lecture, à la fin de l’audience, du jugement dont voici le texte : « En ce qui touche l’article signé Edmond et Jules de Goncourt, dans le numéro du journal Paris, du 11 décembre 1852 ; « Attendu que si les passages incriminés de l’article présentent à l’esprit des lecteurs des images évidemment licencieuses et dès lors blâmables, il résulte cependant de l’ensemble de l’article que les auteurs de la publication dont il s’agit n’ont pas eu l’intention d’outrager la morale publique et les bonnes mœurs ; « Par ces motifs : « Renvoie Alphonse Karr, Edmond et Jules de Goncourt et Lebarbier (le gérant du journal) des fins de la plainte, sans dépens. » Nous étions acquittés, mais blâmés.

797. (1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre premier. Le problème des genres littéraires et la loi de leur évolution » pp. 1-33

. — Or, nul ne saurait rester indifférent au jugement, aux idées de M.  […] Ce jugement de la postérité, seul légitime pour l’esthétique pure, n’est pas sans danger pour l’histoire : il a ses oublis injustes et ses admirations traditionalistes ; il prête souvent aux prédécesseurs des lumières, des goûts, des intentions qu’ils ne pouvaient pas avoir, et il exagère fréquemment l’influence qu’une œuvre de valeur absolue exerça sur son époque.

798. (1925) Comment on devient écrivain

L’exécution d’un livre d’histoire demande des qualités très spéciales de jugement, de patience et de travail. […] L’élévation des jugements, la noblesse des tableaux suffisent quelquefois à établir la réputation d’un ouvrage. […] Ses débordements d’inspiration, son anticléricalisme, sa sensibilité maladive, ont parfois fâcheusement influencé ses jugements. […] L’âge et l’expérience modifient nos jugements. […] Rien n’est plus profitable que de connaître les jugements de ceux qui furent par excellence des excitateurs littéraires.

799. (1898) Essai sur Goethe

Si nous pensons à ses œuvres, même à celles dont nous connaissons le mieux les titres, nos jugements se brouillent davantage encore. […] — que notre jugement sera définitif, mais en cherchant simplement à le mettre d’accord avec l’esprit actuel. […] Crieur, commence le jugement. […] Dans la première version, le jugement était suivi, après une courte scène intermédiaire, de l’exécution. […] Il me fallait citer ce jugement, car les conférences de M. 

800. (1864) Histoire anecdotique de l’ancien théâtre en France. Tome I pp. 3-343

Ce jugement est partial, injuste, et la postérité comme les contemporains n’ont pas voulu le ratifier. […] Le jugement fut des plus sévères, si sévère même, que quelques vers échappèrent seuls à la critique. […] En exhalant cette plainte, l’actrice prononçait un jugement très-vrai. […] L’histoire et la postérité finissent tôt ou tard par juger en dernier ressort, et leur jugement est sans appel. […] Il y a sottise à tomber dans l’un ou l’autre de ces jugements.

801. (1907) Le romantisme français. Essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle

Les maîtres de l’opinion se laissaient dicter tous leurs jugements par ce caprice de satire envers l’ordre établi. […] Il ajoute, il est vrai, « que la volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. » Une volonté déterminée par un jugement faux, et qui néanmoins reste droite, cette subtilité théologique passe notre compréhension. […] Il écouta plus sa misère que son jugement. […] Mais si l’ingénuité d’artiste et d’acteur de René atténue notre jugement sur sa personne, elle augmente notre sévérité pour son siècle. […] Qu’on se garde de lire ici un jugement sur ces deux admirables femmes.

802. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre premier. De l’invention dans les sujets particuliers »

L’invention s’exerce de même pour l’écrivain qui fait un chef-d’œuvre par une nécessité de son génie et pour l’enfant qui fait un devoir par obéissance : les objets diffèrent, mais le procédé est essentiellement identique, et cc n’est pas ambition présomptueuse, mais sûreté de jugement que de l’appliquer à une modeste composition.

803. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Philosophie du costume contemporain » pp. 154-161

Philosophie du costume contemporain On vient de publier les jugements de quelques personnes considérables sur le chapeau haut de forme. « Élargissons la question », si vous le voulez, et cherchons ce que vaut le costume contemporain.

804. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 169-178

Tel est le jugement que nous avons cru devoir porter sur les Ouvrages de M.

805. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Platon, et Aristote. » pp. 33-41

Platon donne de l’esprit, par la fécondité du sien ; & Aristote donne du jugement & de la raison, par l’impression du bon-sens qui paroît dans tout ce qu’il dit.

806. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Troisième faculté d’une Université. Faculté de droit. » pp. 506-510

J’abandonne toutes ces vues au jugement de Sa Majesté Impériale, dont la bienfaisance et l’équité seront les meilleurs avocats que le mérite puisse avoir.

807. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 34, du motif qui fait lire les poësies : que l’on ne cherche pas l’instruction comme dans d’autres livres » pp. 288-295

Despreaux a défini le clinquant du Tasse , et les étrangers, à l’exception de quelques compatriotes du dernier, ont souscrit à ce jugement.

808. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Jean-Jacques Ampère »

Un des lecteurs du Globe fut du moins de cet avis et crut trouver « quelque disproportion entre l’extrême mérite de l’ouvrage et le jugement favorable, mais très-mesuré, que le critique en avait porté. » (N° du 18 juin 1825.) — Ampère se remit au pas dans un autre article du 9 juillet suivant. […] Il était davantage dans ses tons en présentant une analyse et un jugement excellent des œuvres dramatiques de Goethe (29 avril et 20 mai 1826). […] Tocqueville consulte Ampère sur ses lectures, sur ses écrits, sur les deux derniers volumes de sa Démocratie en Amérique, et l’ami consulté ne manque pas de trouver, contrairement au jugement du public, ces deux derniers volumes encore supérieurs aux premiers. […] Il y a des degrés d’intimité et de complaisance qui ne laissent pas jour au jugement ; mais, si elle avait en ce sens quelques faiblesses et mollesses inévitables, cette noble amitié avait en soi bien du charme et de la saveur. […] Ce qui n’empêche pas, au jugement de quelques bons esprits, que cette Histoire romaine ne soit ce qu’Ampère a laissé de mieux et de plus original dans sa vivacité même, une ample étude faite sérieusement et avec passion, et très-estimable malgré les fautes.

809. (1882) Types littéraires et fantaisies esthétiques pp. 3-340

Le bon sens et le jugement sont dans un équilibre parfait. […] Aussi quelles colères succèdent soudainement aux adulations de l’heure précédente, et quels jugements hostiles sortent de la rancune de ces âmes désappointées ! […] Ces faux jugements n’auraient pas tant de ténacité si tous ceux à qui s’adressent véritablement ses paroles avaient le loisir de les entendre. […] Il semblerait en effet qu’un grand cœur dût exposer le jugement humain à moins d’erreurs qu’une grande intelligence ; il n’en est rien. […] L’immense liberté académique moderne de l’Allemagne abuse notre jugement sur un passé encore bien récent.

810. (1924) Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel

Évidemment nous ne porterons pas plus sur Musset le jugement de Baudelaire que sur Baudelaire le jugement de Brunetière, et, dans l’un et l’autre cas, nous ne prendrons, pas plus que les songes d’un malade pour le véritable objet de l’art, les accès d’une humeur atrabilaire pour un sain jugement critique. […] Baudelaire a un jugement d’une finesse et d’une sûreté admirables, mais qu’il limite à ses contemporains et n’a pas l’occasion, ni peut-être le goût, de porter chez les maîtres. […] Les jugements de Taine, assis sur une sensibilité juste, une faculté logique et oratoire puissante, un grand style, n’en ont pas moins formé pendant trente ans le massif le plus solide de la critique d’art. […] La critique ne peut que tempérer l’intelligence et le jugement l’un par l’autre sans aller au bout ni de l’un ni de l’autre. Et l’effort d’intelligence chez Fromentin marche de pair avec l’effort du jugement.

811. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. de Falloux » pp. 311-316

Molé homme politique, une extrême justesse de jugement, une balance parfaite et d’une singulière délicatesse, qui rendait raison à l’instant de tout ce qu’on y jetait ; il l’avait nommé grand juge, c’est-à-dire ministre de la justice, à trente-trois ans et sans que M. 

812. (1875) Premiers lundis. Tome III «  Chateaubriand »

Joubert, l’ami intime, l’ami du cœur et du génie de M. de Chateaubriand, écrivait à madame de Beaumont, inquiète et craintive, à la veille de la publication d’Atala (mars 1801), cette lettre qui est restée le jugement définitif et qu’enregistre la postérité : « Je ne partage point vos errantes, car ce qui est beau ne peut manquer de plaire ; et il y a dans cet ouvrage une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous.

813. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre V. Du jeu, de l’avarice, de l’ivresse, etc. »

Dans un moment d’émotion, il n’y a plus de jugement, il n’y a que de l’espérance et de la crainte ; on éprouve quelque chose du plaisir des rêves, les limites s’effacent, l’extraordinaire paraît possible, et les bornes ou les chaînes de ce qui est, et de ce qui sera, s’éloignent ou se soulèvent à vos yeux.

814. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « Hartley »

A l’aide de ces principes, Hartley explique les sensations, les sentiments, la mémoire, l’imagination, le langage, le jugement et la liberté.

815. (1887) La Terre. À Émile Zola (manifeste du Figaro)

Il faut que le jugement public fasse balle sur la Terre, et ne s’éparpille pas, en décharge de petit plomb, sur les livres sincères de demain.

816. (1891) Essais sur l’histoire de la littérature française pp. -384

Mais, quoique les jugements libres n’y manquent pas, il trahit aussi, à le considérer dans son ensemble, l’excès de prudence que développe l’habitude de l’enseignement et qui suffirait pour apprendre au public que M.  […] Mais ce qui serait ailleurs une banalité de commande est ici un jugement exact, fruit de longues méditations. […] Qu’on lise son jugement du Joueur. […] C’est, d’ailleurs, une œuvre trop complexe pour qu’on ne puisse porter sur elle des jugements divers, qui tous auront leur justesse. […] La fantaisie, en bouleversant les conditions ordinaires du réel, transforme nos jugements et change le cours de nos impressions.

817. (1730) Discours sur la tragédie pp. 1-458

Il faut donc répondre une bonne fois à une accusation si grave, et en abandonnant au public le jugement des ouvrages, l’instruire naïvement des vrais motifs qui me les ont fait faire. […] Il faut donc, en les admirant même, conserver toûjours la liberté de son jugement, et songer que tout lecteur est leur juge naturel : car enfin, pourquoi sont-ils grands, et quel est leur titre, si ce n’est le plaisir qu’ils nous font ? […] Ainsi les héros qui s’immolent pour leur patrie, sont surs de nôtre admiration, parce que, au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple est préferable à celui d’un seul homme, et que rien n’est plus grand que de pouvoir porter ce jugement contre soi-même, et agir en conséquence ; ainsi le courage des ambitieux nous impose, parce que, au jugement de l’orgueil humain, l’éclat du commandement n’est pas trop acheté par les plus grands périls. […] Comme c’est une partie commune et essentielle par l’usage à toutes les tragédies, il est important d’établir là-dessus quelques principes qui puissent regler le jugement qu’on en porte. […] On prétend les convaincre par là de n’avoir pas embrassé tout leur ouvrage ; de n’avoir eu des idées nettes et bien arrêtées, ni de leur dessein, ni des caracteres qu’ils peignent ; en un mot, d’être plus entraînés par l’imagination, que guidés par le jugement.

818. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « L’abbé Fléchier » pp. 383-416

On y lit : Monsieur, Je reçus votre lettre et le poème latin qui l’accompagnait avec beaucoup de pudeur, ne pouvant sans rougir voir que vous le soumettez à mon jugement, lequel je ne puis exercer sans témérité sur d’autres ouvrages que sur les miens propres ; et je vous avoue que soit par cette raison, soit par le peu de loisir que me laissent mes occupations, je fus tenté de m’excuser du travail que vous exigiez de moi, et que le seul nom de M.  […] Je suis de leur avis pour la publication de l’ouvrage, et quand il aura paru, il aura mon suffrage et mes éloges auprès de ceux qui m’estiment connaisseur en ces matières-là… Le ton de cette lettre est cérémonieux et un peu pesant, mais le jugement est exact. […] On était alors au plus fort de la querelle religieuse ; il n’y avait pas dix ans que Les Provinciales avaient paru : Fléchier, on le sent, les a beaucoup lues, et son ironie en profite ; mais il garde son jugement libre, et il se moque doucement des deux partis.

819. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Charles Labitte »

Sa perte cruelle a été si imprévue et si soudaine, qu’elle a porté, avant tout, de l’étonnement jusque dans notre douleur, bien loin de nous laisser la liberté d’un jugement. Et aujourd’hui même que le premier trouble a eu le temps de s’éclaircir et que rien ne voile plus l’étendue du vide, ce n’est pas un jugement régulier que nous viendrons essayer de porter sur celui qui nous manque tellement chaque jour et dont le nom revient en toute occasion à notre pensée. […] Le jugement qu’il avait toujours eu net et prompt s’affermissait de jour en jour ; il avait acquis la solidité sous l’abondance, et cette solidité même, qui eût amené la sobriété, tournait à l’agrément.

820. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « De l’influence récente des littératures du nord »

Un jugement, c’est une impression contrôlée et éclairée, chez le même homme, par des impressions antécédentes. Et un jugement qui « fait autorité », c’est celui qui résume et contient les impressions concordantes d’un certain nombre d’individus. […] Souvenir si mélancolique, qu’il cesse d’être impur ; jugement si gros, dans sa bassesse voulue, de considérants inexprimés, qu’on n’en sent plus le cynisme, mais seulement l’affreuse tristesse… L’inquiétude du mystère, enfin, cela paraît immense, et cela est peu de chose, ou plutôt cela est toujours la même chose.

821. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Figurines (Deuxième Série) » pp. 103-153

Mais son jugement sur les ignominies dont il subissait, dont il aimait peut-être l’obsession, était déjà un jugement chrétien, le jugement d’un moine tenté et succombant avec honte à la tentation.

822. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre cinquième »

Comme poétique de la tragédie, il n’y a rien à ajouter aux enseignements de ses préfaces, à ses jugements sur ses prédécesseurs, à tant de pensées profondes, écrites, comme en se jouant, dans ses lettres, où elles semblent n’être que des grâces du style épistolaire. […] Entre les beautés du fond et celles de la représentation, son penchant, pour ne pas dire sa faiblesse, le portait vers les secondes, vers la tragédie représentée, quoique tout d’abord ses excellents jugements sur ses prédécesseurs, ses exclamations sur Racine, lussent tout en l’honneur de la tragédie lue. […] Et puisque je me règle d’ordinaire, dans mes jugements, sur l’impression dernière, celle qui me reste, au moment où j’écris ces lignes, est une impression de fécondité, de variété et de vie.

823. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

Le sens se précise : le motif apparaît quand Pogner déclare que la fiancée devra confirmer le jugement des maîtres ; quand Walther dit plus tard, à l’acte deux. « Ich liebe ein Weib, und will es freien !  […] » — On comprend la liaison des idées de printemps, de Saint-Jean, de fête et d’exaltation populaire. — Sous la forme 48, par une intention profondément sage de Richard Wagner, ce motif populaire, célébrant les joies de la cité, marque aussi la confiance de l’artiste dans le jugement du peuple, et, chose délicate, dans le bon sens féminin : « Der Frauensinn, dit Pogner, gar umbelehrt dunkt mich dem Sinn des Volks gleich werth !?  […] Il caractérise soit la critique de Sachs marqueur du greffier, soit le jugement du peuple.

824. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre II. Axiomes » pp. 24-74

Le sens commun est un jugement sans réflexion, partagé par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation, ou par tout le genre humain. […] Dans l’histoire du genre humain, nous voyons s’élever d’abord des caractères grossiers et barbares, comme le Polyphème d’Homère ; puis il en vient d’orgueilleux et de magnanimes, tels qu’Achille ; ensuite de justes et de vaillants, des Aristides, des Scipions ; plus tard nous apparaissent avec de nobles images de vertus, et en même temps avec de grands vices, ceux qui au jugement du vulgaire obtiennent la véritable gloire, les Césars et les Alexandres ; plus tard des caractères sombres, d’une méchanceté réfléchie, des Tibères ; enfin des furieux qui s’abandonnent en même temps à une dissolution sans pudeur, comme les Caligulas, les Nérons, les Domitiens. […] L’épicuréisme la dissipe, en quelque sorte, parce qu’il abandonne au sentiment individuel le jugement de l’utilité.

825. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Sully, ses Économies royales ou Mémoires. — III. (Fin.) » pp. 175-194

Henri IV, qui savait que « le jugement, l’invention, l’ordre et le ménage » étaient des conditions essentielles à un grand maître, songea à Rosny, et le lui dit, en paraissant regretter que, destiné dans un temps très prochain à la direction absolue de ses finances, il ne pût cumuler les deux charges, dont chacune méritait bien un homme tout entier. […] Le principal défaut de Henri IV est d’être trop accessible aux importunités, de ne pas savoir résister aux obsessions, « d’être tendre aux contentions d’esprit » ; Rosny y était aguerri et cuirassé au contraire ; il réparait de reste le défaut de Henri IV, et celui-ci venait éprouver son jugement et l’aiguiser aux contradictions mêmes de Rosny et à sa solidité résistante.

826. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

Respectons ces jugements de contemporains aussi éclairés, et sans doute le jugement de Bossuet même.

827. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Présenté au jeune roi, qui n’avait que six ans plus que lui, La Fare entrait dans le nouveau régime quand tout commençait et sous l’œil du maître ; il n’avait qu’à y tourner son esprit avec quelque suite pour se concilier la faveur : « J’oserais même dire que le roi eut plutôt de l’inclination que de l’éloignement pour moi ; mais j’ai reconnu dans la suite que cette impression était légère, bien que j’avoue sincèrement que j’ai contribué moi-même à l’effacer. » Doué d’un esprit fin et libre, d’un jugement élevé et pénétrant, il aima mieux être indépendant qu’attentif et flatteur, et ce n’est pas ce qu’on peut lui reprocher ; mais il devint évident par la suite qu’il prit souvent pour de l’indépendance ce qui n’était que le désir détourné de se retirer de la presse et de chercher ses aises. […] Les Mémoires de La Fare, dans les trop courts récits et les portraits qu’ils renferment, sont pleins d’esprit, de finesse, de bonne langue, et tous les jugements qu’il fait des hommes sont à considérer.

828. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) «  Œuvres de Chapelle et de Bachaumont  » pp. 36-55

Ces trois ou quatre points, sur lesquels il veut attirer son attention d’homme à jeun, sont précisément les divers degrés d’impression et de sensation, puis de jugement et de raisonnement, de réflexions générales ; la conception que nous avons du passé, du présent et de l’avenir ; la faculté de retour et de considération interne sur nous-mêmes ; l’invention et la découverte des hautes vérités ; tant de sublimes imaginations des beaux génies, « une infinité de pensées enfin, si grandes et si vastes, et si éloignées de la matière qu’on ne sait presque par quelle porte elles sont entrées dans notre esprit », toutes choses qui restent à jamais inexplicables pour une philosophie atomistique et tout épicurienne. […] Ce sont toujours les précieuses de Montpellier qui sont censées parler au rebours du bon sens et du goût : « Dans l’Alaric et dans le Moïse, on ne loua que le jugement et la conduite ; et dans la Pucelle rien du tout. » Ici il y a une politesse et une faiblesse pour Chapelain, ami des auteurs, ancien ami surtout de M. 

829. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

Ces jugements exprimés en dix endroits, et qui ressemblent à des contrevérités sur tous les points, sont aujourd’hui un peu compromettants pour celui qui les a portés : dans la poésie élevée, ou sérieuse avec âme, Voltaire n’a pas eu le vrai style, et il est à craindre qu’il n’ait pas même toujours eu le vrai goût. […] » Il me semble qu’on ne peut demander à la critique d’une époque rien de plus net et de plus formel que ces jugements : elle ne saurait aller plus loin sans faire elle-même office et acte de poésie.

830. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510

C’est l’oubli qui est le plus cruel des jugements pour ces morts qui, du temps qu’ils vivaient, n’avaient que ce monde en vue. […] Ses divers jugements, qui en général, et si l’on excepte celui-là, témoignent d’un assez bon esprit, ne sont guère définitifs, et se sentent des contradictions et de l’inachevé de la conversation.

831. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Pourtant, on a beau être savant et d’une pénétrante intelligence, comme on est jeune, comme on a soi-même ses excès intérieurs de force et de désirs, comme on a ses convoitises et ses faiblesses cachées, il y a des illusions aussi que peuvent faire ces œuvres toutes modernes du dehors et qui s’adressent à la curiosité la plus récente ; on les voit comme les premières jeunes femmes brillantes qu’on rencontre et à qui l’on croit plus de beauté qu’elles n’en ont ; on leur suppose parfois un sens, une profondeur qu’elles n’ont pas, on leur applique des procédés de jugement disproportionnés, et on les agrandit en les transformant. […] Quoi qu’il en soit de ces légères erreurs et de ces séductions dont les plus méfiants ne savent pas toujours se garantir, quiconque a la noble ambition de se distinguer et de percer à son tour trouve là, durant ces années recluses, tout le loisir de méditer sa propre force, ses éléments d’invention ou d’arrangement, ses formes de jugement et de compréhension, de combiner fortement son entrée en campagne et sa conquête.

832. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

est encore le mot qui revient le plus naturellement sur elle après cette lecture ; mais il faut ajouter aussitôt : jugement droit et net, excellent esprit, langue encore excellente. […] Gaie, modeste, pleine d’attentions, avec la plus heureuse propriété d’expression, et la plus grande vivacité de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’une allégorie.

833. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

S’il s’agissait de juger d’œuvres nouvelles, inédites ou tout fraîchement imprimées, il n’avait pas, à mon sens, le jugement très sûr, le coup d’œil bien précis : il tâtonnait un peu, il ne devançait pas le public ; il prédisait souvent à côté. […] Mais je n’ose me fier à mon jugement, car je trouve des longueurs : à tout, — même à la vie, je crois. » Ainsi encore, à Latouche, auquel il reprochait sa paresse à publier : « Mon cher ami, il ne vous a manqué que de mourir de faim : cela a manqué à plus de gens qu’on ne pense. » Mais toutes ces jolies façons cachaient quelque incertitude ; et aussi l’amitié, la politesse le retenaient.

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