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524. (1930) Le roman français pp. 1-197

Il y eut de cela mais il y eut surtout ceci : avec la tradition toujours vivante de l’idéal des Cours d’Amour, la volonté chez une société restreinte, aristocratique, brutale et vigoureuse, mais vivant largement, noblement, d’atteindre à la délicatesse, et de se séparer par ses façons de vivre, de parler, d’aimer, du commun des mortels. […] Tout cela transformé, magnifié, recréé, énorme, vivant. […] Chez Balzac, l’observation est directe, vivante et « recréée ». […] » et par un autre cette définition, tragique de vérité : « Je trouve que c’est une victoire parce que j’en suis sorti vivant !  […] Ayant à l’excès aiguisé ses dons d’observation sur son propre moi, vivant dans son moi, l’écrivain est disposé à ne distinguer dans l’extérieur qu’un rêve absurde.

525. (1911) Nos directions

Le danger permanent de leur art est ici : qu’ils préfèrent la vivante matière de cet art à cet art même ! […] Son génie se développe suivant une ample et vivante nécessité et la filiation de ses œuvres se trouve exempte de caprice, de désir d’étonner, en un mot, d’artifice. […] L’âme vivante des héros au moment de devenir voix se figeait, en dépit de la vie des regards et des gestes. […] Elle vit donc d’une vertu indestructible, cette harmonie qu’il a rêvée vivante, en la fixant sur le papier ! […] Combien de fois, depuis dix ans, opposâmes-nous ici et là dans des articles, ce neuf et vivant équilibre à un art d’archaïsme et d’imitation ?

526. (1860) Cours familier de littérature. X « LIXe entretien. La littérature diplomatique. Le prince de Talleyrand. — État actuel de l’Europe » pp. 289-399

Thiers, l’annaliste le plus scrupuleux et le plus complet des temps modernes, il faut contempler le tableau vivant avec les portraits historiques de toutes ces négociations du consulat. […] Il institue la république Cisalpine, barrière vivante contre l’Autriche, sous le protectorat obligé de la France. […] Ils en ont reçu la récompense de leur vivant : qu’ils en reçoivent le salaire dans la postérité. […] Les pieux ministres du repentir et de la réconciliation suprême attendaient, dans un appartement de son palais, l’heure d’être appelés au chevet du mourant ; lui-même, il épiait pour ainsi dire son dernier soupir, ne voulant ni avancer ni reculer d’une minute la signature de son traité de conscience avec ce monde et avec l’éternité ; ultimatum des vivants et des morts, sur lequel il ne voulait pas avoir à revenir. […] Princes de l’Église, débris vivants de l’Assemblée constituante, amis encore vivants de Mirabeau, survivants des échafauds de la Convention, émigrés compagnons de sa proscription d’Amérique, membres dépaysés aujourd’hui du Directoire, dignitaires, maréchaux, généraux, ministres de l’Empire, royalistes de 1814, auxquels un mot de ce mort avait rendu le trône et la cour de deux rois ; courtisans de l’illégitimité d’Orléans, dont il avait ratifié l’avènement à la couronne pour franchir un abîme par un expédient ; plénipotentiaires de toutes les puissances, qui venaient honorer, dans ce plénipotentiaire de la nation et de la paix, cette diplomatie reine des rois, souveraineté de la raison, providence invisible des peuples qui régit le monde en le pondérant : tout cela, disons-nous, donnait à cette sépulture l’aspect d’un congrès plus que d’un cortège funèbre ; congrès posthume auquel il ne manquait que l’âme de tous les congrès de ce siècle.

527. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre II : La psychologie »

Au plus bas degré, la correspondance entre l’être vivant et son milieu est directe et homogène. […] L’être vivant saisit d’abord les séquences mécaniques les plus simples et les plus courtes ; puis il en vient, par des conquêtes successives, à s’ajuster à des périodes de plus en plus longues ; il prend possession de l’avenir ; il prévoit les événements futurs, comme le chien qui cache un os pour le moment où il aura faim de nouveau. […] Il s’agit maintenant pour l’être vivant de saisir, non plus des différences, mais des ressemblances ; de former en lui des groupes de rapports intérieurs qui répondent à des groupes de rapports et d’attributs externes : la correspondance croît en généralité et en complexité. […] « Il est primordial, en ce sens que c’est une impression que les êtres vivants de l’ordre le plus inférieur se montrent capables d’éprouver ; en ce sens qu’il est la première espèce d’impression que l’enfant reçoive ; en ce sens qu’il est apprécié par le tissu dépourvu de nerfs du zoophyte, et en ce sens qu’il se présente vaguement, même à la conscience naissante de l’enfant qui n’est pas né. […] Ainsi les impressions de résistance étant les premières qu’apprécie la nature vivante et sensible, considérée comme un tout progressif ; qu’apprécie tout animal supérieur dans le cours de son développement ; qu’apprécient presque toutes les parties du corps dans la grande majorité des êtres animés ; ces impressions sont nécessairement les premiers matériaux rassemblés dans la genèse de l’intelligence.

528. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1890 » pp. 115-193

Lundi 8 septembre Le soir, quand vous êtes assis à une table de café, le défilé sur le boulevard, ce défilé incessant, continu au bout de quelque temps d’attention, n’a plus l’air d’un défilé de vivants. […] Oui, je le répète, je n’en ai nulle honte, car depuis que le monde existe, les mémoires un peu intéressants n’ont été faits que par des indiscrets, et tout mon crime est d’être encore vivant, au bout de vingt ans qu’ils ont été écrits — ce dont humainement je ne puis avoir de remords. […] Oui, de laisser après lui des hommes et des femmes qui ne seront plus pour les vivants des siècles à venir, des personnages de livres, mais bien véritablement des morts, dont on serait tenté de rechercher une trace matérielle de leur passage sur la terre. […] Maintenant qu’il est mort, mon pauvre grand Flaubert, on est en train de lui accorder du génie, autant que sa mémoire peut en vouloir… Mais sait-on, à l’heure présente, que de son vivant la critique mettait une certaine résistance à lui accorder même du talent. […] Et Daudet compare la vie vivante de cette chose silencieuse, au silence vivant des étoiles de Pascal.

529. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIe entretien. Trois heureuses journées littéraires » pp. 161-221

La peste décimait Florence ; les vivants ne suffisaient plus à ensevelir les morts ; les cantiques funèbres qui accompagnent les cortéges aux campo santo se taisaient, faute de voix pour gémir ; les tombereaux précédés d’une clochette pour annoncer leur passage aux survivants s’arrêtaient le matin de porte en porte, pour emporter comme des balayeuses, sans honneurs, tout ce que ce souffle de la mort avait fait tomber de tous les étages pendant la nuit ; on ne se fiait pas même pour une heure à l’amitié ou à l’amour ; on n’était pas sûr de retrouver en rentrant ceux qu’on laissait, encore jeunes et sains, à la maison en gage à la contagion invisible ; le moindre adieu était un éternel adieu, le lendemain n’existait plus, l’avenir était mort avec tant de morts. […] Les chênes, membres vivants de ce salon en plein ciel, semblaient se prêter, par les diverses torsions de leurs racines et de leurs branches, à toutes les attitudes des hôtes des bois. […] Dans les cabanes émerveillées de la plus haute montagne, les jeunes garçons et les jeunes filles ouvraient les volets de leur chambre, se penchaient en dehors, oubliaient de dormir, et croyaient que toute la vallée s’était transformée en un orgue d’église, où les anges jouaient des airs du paradis pendant le sommeil des vivants. […] Et n’est-il de vivant que l’immense nature, Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ?

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