Un homme qui connaissait bien les hommes, le cardinal de Forbin-Janson, avait tiré son horoscope : « M. de Noailles, avait-il dit, sera un jour chef de parti, mais ce sera sans le vouloir ni le savoir. » Encore une fois, au point de vue politique et ecclésiastique extérieur, et comme archevêque dirigeant tout un Ordre auguste et vénérable, M. de Harlay n’avait qu’un défaut, celui qui fit tort au sage roi Salomon ; et La Bruyère, ce grand et excellent juge, l’a dit avec bien de la modération et de la finesse ; car c’est très probablement à l’archevêque de Paris qu’il pensait lorsqu’il a tracé ce Caractère : « Il coûte moins à certains hommes de s’enrichir de mille vertus que de se corriger d’un seul défaut ; ils sont même si malheureux que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule : il affaiblit l’éclat de leurs grandes qualités, empêche qu’ils ne soient des hommes parfaits et que leur réputation ne soit entière. […] Ses Mémoires, quoiqu’il n’y ait pas lieu de soupçonner la véracité de l’auteur, renferment pourtant des inexactitudes évidentes, comme lorsqu’il dit (page 173) avoir rencontré à Auteuil, chez Boileau, Mme Des Houlières : c’est tout simplement impossible, Mme Des Houlières et Boileau étant brouillés à mort depuis la querelle de Phèdre ; et de plus, il est peu exact de dire, comme il le fait, que la vertu de Mme Des Houlières avait essuyé bien des assauts, et sans que la médisance y pût mordre.
Mais je ne puis, malgré tout, m’empêcher tristement de sourire quand je vois de jeunes écrivains venir aujourd’hui se faire forts de la vertu entière de la femme en Marie-Antoinette et y mettre comme la main au feu avec une confiance intrépide ; car tous ces chevaliers, dont Burke a parlé dans un éloquent passage, ces jaloux défenseurs qu’avait à son service la reine de France en ses beaux jours et qui lui ont manqué à l’heure du danger, elle les retrouve aujourd’hui un peu tard et après coup. […] Dans ses premières lettres elle insiste beaucoup sur ce qu’elle est Française, sur ce qu’elle l’est devenue « jusqu’au bout des ongles. » Elle ne demandait pas mieux que de l’être ; sa bonne envie est évidente : « Il faut avoir, disait-elle, les vertus de son état. » Mais à la contradiction, à l’incrédulité qu’elle rencontra sans cesse sur ce point irritant, il ne faudrait pas s’étonner si elle se redressait quelquefois et si elle redevenait en définitive la pure fille de Marie-Thérèse.
Jay estime, que les anciens rédacteurs du Constitutionnel et du Mercure ont connu ; que plusieurs littérateurs de cinquante ans regardent comme aussi ingénieux que modeste ; dont les femmes ont lu le livre de l’Amour, un peu sur la foi du titre, et que les jeunes gens de notre âge se rappellent peut-être avoir vu figurer dans quelque réquisitoire sous la Restauration ; — M. de Sénancour a eu, à tous égards, une de ces destinées fatigantes, malencontreuses, entravées, qui, pour être venues ingratement et s’être heurtées en chemin, se tiennent pourtant debout à force de vertu, et se construisent à elles-mêmes leur inflexible harmonie, leur convenance majestueuse. […] Il peut être probe, bon, industrieux, prudent ; il peut avoir des qualités douces et même des vertus par réflexion ; mais il n’est pas homme ; il n’a ni âme ni génie.
Le Régent la convoita, et, malgré l’officieuse entremise de Mme de Ferriol, il échoua contre la vertu de Mlle Aïssé ; car c’était d’une enfant que M. de Ferriol avait abusé, et il n’avait en rien flétri la délicatesse et la virginité de ce tendre cœur. […] C’était une personne de vertu et de religion : Mlle Aïssé lui confia tout le passé, et ses scrupules encore vifs, ses remords d’un amour invincible ; Mme de Calandrini lui donna de bons conseils, lui fit promettre, au départ, d’écrire souvent, et ce sont ces lettres précieuses que nous possédons.
On se reprend, on se remet avec vivacité à s’aimer, mais c’est une reprise ; or, dans la carrière de l’amitié comme dans le chemin de la vertu, on rétrograde à l’instant que l’on cesse d’avancer : c’est Mme Roland elle-même qui a dit cela. […] Dans toute cette partie finale et déjà bien grave de la Correspondance, au milieu des vicissitudes domestiques et des malheurs qui assiégent l’existence de celle qui n’est déjà plus une jeune fille, il ressort pourtant une qualité qu’on ne saurait assez louer ; un je ne sais quoi de sain, de probe et de vaillant, émane de ces pages ; agir, avant tout, agir : « Il est très-vrai, aime-t-elle à le répéter, que le principe du bien réside uniquement dans cette activité précieuse qui nous arrache au néant et nous rend propres à tout. » De cet amour du travail qu’elle pratique, découlent pour elle estime, vertu, bonheur, toutes choses dans lesquelles elle a su vivre, et qui ne lui ont pas fait faute même à l’heure de mourir.
Quels que puissent être les féconds résultats de cette vertu d’âne et de cette maladie de débauché, je ne vois guère l’une ni l’autre chez Corneille, chez Rembrandt, chez Hugo, qui travaillaient vite et vivaient vieux… Mais allons-nous discuter sérieusement les aphorismes prétentieux de trop matériels ironistes ? […] Cette sensibilité doit être complétée par une autre faculté, non plus réceptive mais expressive, que nous avons pu appeler l’intellectualité : seconde vertu qui rarement, hélas, accompagne la première : il y a mille dilettanti pour un artiste.