Ce qu’il importe de constater, c’est cette incomparable audace, cette merveilleuse et hardie tentative de réformer le monde conformément à la raison, de s’attaquer à tout ce qui est préjugé, établissement aveugle, usage en apparence irrationnel, pour y substituer un système calculé comme une formule, combiné comme une machine artificielle 21. […] En philologie, les grammairiens du temps s’amusaient à montrer l’inconséquence, les fautes du langage, tel que le peuple l’a fait, et à corriger les écarts de l’usage par la raison logique, sans s’apercevoir que les tours qu’ils voulaient supprimer étaient plus logiques, plus clairs, plus faciles que ceux qu’ils voulaient y substituer. […] Mais il faut se garder de prendre cette nature, d’une façon étroite et mesquine, pour les usages, les coutumes, l’ordre que l’on a sous les yeux.
Le mauvais usage est celui du plus grand nombre. […] On ne veut plus que des mots nobles, choisis, des mots de « bel usage ». […] Cherchez maintenant combien de fois le roman et le théâtre ont reproduit ce type de l’honnête homme, transformé en galant homme ou en gentleman ; examinez quel parti littéraire ils ont tiré de l’honneur et du point d’honneur ; comptez, si vous pouvez, dans combien de pièces, depuis le Cid jusqu’à nos jours, le duel, cette survivance mondaine des usages chevaleresques, intervient comme moyen dramatique ; et vous aurez une idée à peu près suffisante, quoique incomplète, des innombrables répercussions que la vie du monde a eues et a encore sur les œuvres de nos littérateurs.
Bossuet sème ses discours chrétiens de latinismes, et quand il résume à l’usage de son royal élève l’histoire de l’humanité, c’est le peuple romain qu’il comprend le mieux et admire le plus. […] Clovis, roi des Francs, leur apparaît comme un petit Louis XIV ; ils lui prêtent une cour, des palais splendides, un pouvoir presque absolu ; ils suppriment si bien l’élément pittoresque, ils se donnent si peu la peine de se figurer le costume et les usages des hommes d’autrefois, et surtout ils imaginent si naïvement la persistance à travers les âges d’un « cœur humain » identique à lui-même, que le tissu de l’histoire devient quelque chose de terne et de grisâtre où rien ne se détache en relief. […] L’exposé des principaux caractères qui distinguent l’époque peut trouver sa place après ce travail préliminaire : théories régnantes, usages ou règles acceptés, conceptions du monde couramment admises, transformations subies par la langue, qui est l’instrument commun à tous ceux qui parlent ou écrivent, peuvent terminer cette partie générale.
Le Diable boiteux, pour le titre, le cadre et les personnages, est pris de l’espagnol ; mais Lesage ramena le tout au point de vue de Paris ; il savait notre mesure ; il mania son original à son gré, avec aisance, avec à-propos ; il y sema les allusions à notre usage ; il fondit ce qu’il gardait et ce qu’il ajoutait dans un amusant tableau de mœurs, qui parut à la fois neuf et facile, imprévu et reconnaissable. […] j’aurais déjà fait plus d’une banqueroute. » Et le trait final va servir comme de transition à la prochaine comédie de Lesage, lorsque Oronte dit aux deux valets : « Vous avez de l’esprit, mais il en faut faire un meilleur usage, et, pour vous rendre honnêtes gens, je veux vous mettre tous deux dans les affaires. » Lesage eut son à-propos heureux ; il devina et devança de peu le moment où, à la mort de Louis XIV, allait se faire l’orgie des parvenus et des traitants. […] Sur la fin de sa vie il n’avait le plein usage de ses facultés que vers le milieu de la journée, et on remarquait que son esprit montait et baissait chaque jour avec le soleil.
Nul n’a fait plus que lui usage de la réflexion et de la dialectique pour réagir sur lui-même et sur son idée, pour élever sa doctrine libérale première à une puissance plus haute, pour la couronner d’une idée religieuse qui la rendît sainte, pour lui trouver au-dedans de l’homme une base plus digne et plus intime que celle de l’utilité commune ou de l’intérêt bien entendu. […] Ce pouvoir périt dans ses mains, par ses propres fautes ; aussitôt grande rumeur ; il faut que toute l’Europe s’arme pour le lui restituer dans sa pureté et sa plénitude… Quelque usage d’ailleurs que ses conseillers en fassent, à quelques excès qu’ils se portent, de quelques inepties ou de quelques violences qu’ils se rendent coupables, ils n’en seront responsables qu’à Dieu ; et si la nation espagnole, ruinée, persécutée, réduite aux abois, poussée au désespoir, se relève enfin, et, sans attenter à la personne de son roi, sans porter atteinte à ses droits héréditaires, invoque et consacre un nouvel état de choses, cette nation ne sera plus qu’un assemblage de bandits qu’il faudra châtier et museler de nouveau. […] On a quelquefois reproché à M. de Broglie de porter dans les affaires quelques-unes de ces formes, de ces habitudes peu liantes ; mais ici on conviendra que l’usage n’en était pas déplacé27.
Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu’elles placent si juste, que tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent ; il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. […] Les pédants ne l’admettent aussi que dans le discours oratoire, et ne la distinguent pas de l’entassement des figures, de l’usage des grands mots, et de la rondeur des périodes. […] L’on n’écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en écrivant faire entendre de belles choses : l’on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens ; c’est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté : que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d’être moins incertains de la pensée d’un auteur, qu’ennuyés de son ouvrage.