Si la nation n’adoptait pas des principes invariables pour base de son opinion, si chaque individu n’était pas fortifié dans son jugement par la certitude que ce jugement est d’accord avec l’assentiment universel, les réputations brillantes ne seraient que des accidents se succédant par hasard les uns aux autres. […] L’activité nécessaire à toutes les nations libres, s’exerce par l’esprit de faction, si l’accroissement des lumières n’est pas l’objet de l’intérêt universel, si cette occupation ne présente pas une carrière ouverte à tous, qui puisse exciter l’ambition générale. […] J’essaierai de montrer le caractère que telle ou telle forme de gouvernement donne à l’éloquence, les idées de morale que telle ou telle croyance religieuse développe dans l’esprit humain, les effets d’imagination qui sont produits par la crédulité des peuples, les beautés poétiques qui appartiennent au climat, le degré de civilisation le plus favorable à la force ou à la perfection de la littérature, les différents changements qui se sont introduits dans les écrits comme dans les mœurs, par le mode d’existence des femmes avant et depuis l’établissement de la religion chrétienne ; enfin le progrès universel des lumières par le simple effet de la succession des temps ; tel est le sujet de la première partie.
Dans le Discours sur l’histoire universelle, on ne court aucun de ces risques. […] C’était non seulement une vue de génie ; mais un acte de courage, si l’on regarde le temps, de faire contrepoids, par des idées de respect pour les choses existantes, à l’esprit de censure qui s’attaquait au bien comme au mal, à l’esprit de chimère qui venait à sa suite, rêvant, après la ruine universelle, des sociétés indéfiniment perfectibles. […] En tout cas, il en restera la plus parfaite expression, et s’il arrive jamais que les principes de la science sociale se perdent dans quelque catastrophe universelle, nos enfants pourront les rapprendre dans ce livre immortel, le legs le plus précieux que le dix-huitième siècle ait fait à la France, le plus grand service que la France ait rendu à la société moderne.
Voltaire lui-même avait eu, dans sa jeunesse, sa part de la prévention universelle. […] Ceux qui demandent à l’historien la science universelle, veulent une histoire pour leurs prétentions plutôt que pour leurs besoins. […] Insensiblement le beau projet d’une histoire universelle des mœurs et de l’esprit des nations tourne à ce qu’il appelle lui-même un tableau des sottises humaines.
Quand quelque pièce se démanche, on peut l’étayer ; on peut s’opposer à ce que l’altération et corruption naturelle à toutes choses ne nous éloigne trop de nos commencements et principes ; mais d’entreprendre de refondre une si grande masse et de changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui, pour décrasser, effacent, qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle, et guérir les maladies par la mort. […] Il fait voir d’abord, au lendemain d’une révolution et d’un changement si universel, la politique s’emparant de tous les esprits, chacun prétendant concourir à la chose publique autrement que par une « docilité raisonnée », chacun voulant à son tour « porter le drapeau », et une foule de nouveaux venus taxant de tiédeur ceux qui, depuis de longues années, imbus et nourris d’idées de liberté, se sont trouvés prêts d’avance à ce qui arrive, et qui demeurent modérés et fermes. […] L’indolence parisienne est de tout temps connue ; et si des peuples anciens élevèrent des temples et des autels à la Peur, on peut dire (c’est Chénier qui parle à la date de 92) que jamais cette divinité « n’eut de plus véritables autels qu’elle n’en a dans Paris ; que jamais elle ne fut honorée d’un culte plus universel ».
Taine, qu’il apprécie et juge avec supériorité et indépendance : il faudrait peu de chose, selon moi, pour que le volume qu’il publie, et qui est le recueil des articles qu’il a insérés soit dans la Revue de théologie, éditée à Strasbourg, soit dans la Bibliothèque universelle de Genève, le classât d’emblée dans l’estime publique à côté des esprits éminents auxquels il ne le cède ni par la science ni par la sagacité. […] Au point de vue religieux et quand il s’y plaçait lui-même, son système du consentement universel donné comme base et mesure de l’orthodoxie était une invention insoutenable, tout au moins une innovation étrange ; et cependant il ne paraissait pas se douter qu’il y eût lieu seulement de la mettre en question, de la discuter.
La poésie pour lui est ailleurs : elle a quitté les déserts, elle s’est transportée et répandue en tous lieux, en tous sujets ; elle se retrouve sous forme détournée et animée dans l’histoire, dans l’érudition, dans la critique, dans l’art appliqué à tout, dans la reconstruction vivante du passé, dans la conception des langues et des origines humaines, dans les perspectives mêmes de la science et de la civilisation future : elle a diminué d’autant dans sa source première, individuelle ; celle-ci n’est plus qu’un torrent solitaire, une cascade monotone, quand tout le pays alentour, au loin, est arrosé, fécondé et vivifié d’une eau courante, souterraine, universelle. […] Ç’a été de tout temps l’office de la poésie d’enregistrer un à un chaque bienfait social universel.