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742. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Division dramatique. » pp. 64-109

L’exposition est la partie du poème dramatique dans laquelle l’auteur jette les fondements de la pièce, en exposant les faits de l’avant-scène qui doivent produire ceux qui vont arriver, en établissant les intérêts et les caractères des personnages qui doivent y avoir part, et surtout en dirigeant l’esprit et le cœur du côté de l’intérêt principal dont on veut les occuper. […] Le secret de l’auteur consiste à faire passer rapidement devant les yeux du spectateur un grand nombre de personnages qui viennent donner ou montrer des ridicules ; ce sont surtout des travers de modes que l’on attaque ordinairement dans ces pièces. […] Si quelque chose peut prouver que nous nous accoutumons à tout, et que, tout jaloux que nous paraissons de l’imitation de la nature, le moindre plaisir nous fait passer sur bien des irrégularités, c’est qu’on ne soit pas blessé des monologues dans les tragédies, surtout quand ils sont un peu longs. […] Ce doit être entre eux un combat de sentiments qui se choquent, qui se repoussent, ou qui triomphent les uns des autres ; c’est surtout dans cette partie que Corneille est supérieur. […] On peut compter, parmi les manières de manquer au dialogue, un usage vicieux, familier à plusieurs poètes, et surtout à Thomas Corneille : c’est de ne point finir sa phrase, sa période, et de se laisser interrompre, surtout quand le personnage qui interrompt est subalterne et manque aux bienséances en coupant la parole à son supérieur.

743. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « À M. le directeur gérant du Moniteur » pp. 345-355

Le grand Gœthe, le maître de la critique, a établi ce principe souverain qu’il faut surtout s’attacher à l’exécution dans les œuvres de l’artiste, et voir s’il a fait, et comment il a fait, ce qu’il a voulu : « Il en est beaucoup, disait-il, qui se méprennent, en ce qu’ils rapportent la notion du beau à la conception, beaucoup plus qu’à l’exécution des œuvres d’art ; ils doivent ainsi, sans nul doute, se trouver embarrassés quand l’Apollon du Vatican et d’autres figures semblables, déjà belles par elles-mêmes, sont placés sous une même catégorie de beauté avec le Laocoon, avec un faune ou d’autres représentations douloureuses ou ignobles. » Il y a donc, selon lui, une part essentielle de vérité, qui entrait dans les ouvrages des anciens, dans ceux qu’on admire et qu’on invoque le plus, et c’est cette part de vérité, cette nature souvent crue, hideuse ou basse, moins négligée des anciens eux-mêmes qu’on ne l’a dit, qu’il ne faut point interdire aux modernes d’étudier et de reproduire : « Puisse, s’écriait Gœthe, puisse quelqu’un avoir enfin le courage de retirer de la circulation l’idée et même le mot de beauté (il entend la beauté abstraite, une pure idole), auquel, une fois adopté, se rattachent indissolublement toutes ces fausses conceptions, et mettre à sa place, comme c’est justice, la vérité dans son sens général !  […] Le savant Brunck l’aurait recueillie dans ses Analecta veterum poetarum ; le président Bouhier et La Monnoye, c’est-à-dire des hommes d’autorité et de mœurs graves (castissimae vitae, morumque integerrimorum), l’auraient commentée sans honte, et nous y mettrions le signet pour les amateurs, en nous rappelant le vers d’Horace : “Tange Chloen semel arrogantem”. » — Je lui aurais dit cela et bien d’autres choses encore, tenant compte surtout à Baudelaire, comme il en faut tenir compte à Bouilhet, comme il le faut pour un récent auteur de sonnets très distingués, Joséphin Soulary, de ce qu’ils viennent tard, quand l’école dont ils sont a déjà tant donné et tant produit, quand elle est comme épuisée, quand toutes les voix d’autrefois se taisent, hors une seule grande voix67. […] Le caractère des personnages principaux est fortement tracé, éclairé en plein tout d’abord, et soutenu jusqu’au bout ; le comte de Goyck, et surtout son vieux père impénitent et goutteux, sont d’une vérité à faire peur.

744. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger, 1833. Chansons nouvelles et dernières »

Dans notre France surtout, de ce côté-ci de la Loire, au sein des provinces centrales et passablement prosaïques de Picardie, Berry et Champagne, il n’y eut guère, à aucune époque, de poésie populaire proprement dite, de poésie vivante et chantée ; seulement la malice des fabliaux circula ; la moquerie, la jovialité de certains mystères, répondirent au bon sens railleur et matois des populations. […] D’abord, bien que la couleur politique, à proprement parler, ne soit pas celle qui domine dans le volume, Béranger, en quatre ou cinq places mémorables, a fermement marqué sa pensée, sa sympathie et ses pressentiments prophétiques dans le duel qui se continue ; par son éloge de Manuel, par son Conseil aux Belges. par la Restauration de la Chanson, et surtout par sa Prédiction de Nostradamus, il a fait acte de présence dans les rangs de la pure démocratie ; il a d’avance (bien qu’à une date inconnue) signé de son nom imposant les registres de la Constitution future. […] Ainsi, pour exprimer que trop souvent la pauvreté ôte à l’homme le sentiment de fierté et de dignité personnelle, Franklin disait : « Il est difficile à un sac vide de se tenir debout ; » ainsi, dans le Bonhomme Richard :« Un laboureur sur ses pieds est plus haut qu’un gentilhomme à genoux. » Comme Franklin, dont jeune il apprenait le métier à Péronne, dont plus vieux il renouvelle l’ermitage à Passy, Béranger a l’imagination du bon sens. — Un art ingénieux et délicat règne insensiblement dans la distribution du recueil, dans l’ordonnance et le mélange des matières, dans ces petits couplets personnels jetés comme des sonnets entre des pièces d’un autre ton, et surtout dans ce soin scrupuleux de faire revenir tous les noms des amis et anciens bienfaiteurs comme on ramène les noms des héros au dernier chant d’un poëme.

745. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « FLÉCHIER (Mémoires sur les Grands-Jours tenus à Clermont en 1665-1666, publiés par M. Gonod, bibliothécaire de la ville de Clermont.) » pp. 104-118

Ce prédicateur habile a lu l’Astrée, il a volontiers sur sa table l’Art d’aimer traduit par le président Nicole ; en un mot, il sait par principes les règles du jeu, la carte du Tendre, mais surtout il excelle à tout voir finement autour de lui, et à démêler du coin de l’œil les nuances du cœur. […] » — « Mais, Sire, nous tâchons de rendre la justice, au nom de l’Empereur et de la loi, avec équité. » — « Il s’agit surtout de juger beaucoup, et beaucoup, entendez-vous ? » Il s’agissait surtout, en 1665, et en cette rude contrée, d’inspirer une terreur salutaire aux tyrans du pays, d’avertir, dans leurs déportements, les Canillac et les d’Espinchal qu’ils avaient trouvé enfin un maître et des juges.

746. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845. » pp. 154-168

Sabbatier mettent en avant à tout propos, Cabanis, Tracy, Garat, Ginguené, Daunou, Laromiguière, et quelques autres ; mais ces hommes n’étaient pas tous aussi unanimes que de loin, en les rangeant de front sur la même ligne, on voudrait nous le faire croire ; mais surtout ils n’ont pas eu de postérité littéraire et philosophique digne d’eux, et ceux qui se sont portés comme héritiers directs de leurs traditions les ont dès longtemps compromises en les rapetissant et en les outrant avec un véritable fanatisme. […] Mais savez-vous bien que cela donne envie à quelques-uns de ceux qui ont connu Victorin Fabre et qui voudraient d’ailleurs observer le respect dû à sa mémoire (et je suis du nombre), que cela leur donne envie de dire tout net que cet écrivain de talent était surtout un écrivain de labeur, qu’il pensait peu, hormis dans les sillons déjà tracés, que sa rhétorique, pour ne s’être pas faite à temps au collége, se prolongea trop longtemps dans les concours académiques, que ces concours académiques où il triompha coup sur coup en vers et en prose ne firent jamais de lui qu’un magnifique écolier, que son front de lauréat ploya, à la lettre, sous le poids de ses couronnes, et que, dès qu’un premier échec l’eut jeté hors de l’arène des concours, on ne retrouva plus en lui, devant le grand public, qu’un talent fatigué et non pas un esprit supérieur ? […] Après de premières études, qu’il doit presque tout entières à lui-même, Victorin Fabre nous est présenté, vers la fin de 1799 (il avait quatorze ou quinze ans), comme un esprit dont le coup d’œil politique était dès lors aussi juste qu’étendu : « La manière dont s’était opérée la révolution du 18 brumaire, et surtout quelques dispositions captieuses placées dans la Constitution de l’an viii comme pierres d’attente, avaient excité son mécontentement, éveillé ses soupçons. » Voilà un Solon bien précoce qui nous arrive ; en conséquence de ses prévisions, Victorin Fabre, qui avait un moment songé, nous dit-on, à prendre la carrière des armes, s’en détourne et ne songe plus qu’aux lettres et à la philosophie ; nous concevons cette préférence ; qu’on nous permette seulement de croire, sans faire injure à tout ce puritanisme, que cela ne l’eût aucunement compromis de se trouver à Marengo.

747. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Réception de M. Vitet à l’Académie française. »

Ils y perdraient peut-être un peu en éloges généraux, en hommages traditionnels, mais ils gagneraient en originalité ; ils se graveraient dans la mémoire de manière à ne s’y plus confondre avec personne, et quand ils sont surtout de la nature de M.  […] Vitet eut pour mission d’appliquer aux beaux-arts les principes de cette psychologie qui venait enfin, on le croyait, d’être rendue à ses hautes sources : qu’il parlât musique, qu’il traitât d’architecture surtout, comme plus tard de peinture, il multiplia et fit fructifier en tous sens la branche féconde. […] Ajoutons qu’il n’a pas moins montré tout ce que le genre intermédiaire pouvait rendre, et qu’il l’a poussé à sa limite d’ingénieuse perfection dans la seconde surtout de ses pièces, les États de Blois.

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