Ainsi se marquent les grandes scènes guerrières des Souvenirs de Sébastopol et de la Guerre et la Paix, dont l’exactitude prodigieusement nouvelle, le singulier et menu relief prennent l’attention, sans que rien d’oratoire, de stylé, les recommande, sans qu’ils importent par autre chose qu’une observation, une imagination, une expression aussi proche de la vérité qu’on peut la concevoir. […] Ni La Guerre et la Paix ni Anna Karénine ni les Mémoires ni les Souvenirs de Sébastopol, malgré la quantité de faits qu’ils contiennent, ne sont destinés à instruire sur le temps, le pays et les gens dont ils traitent, et n’ont pour résultat principal un accroissement des connaissances du lecteur. […] Toutes les visions dont le souvenir nous est ainsi présenté, lotîtes les émotions dont on est ainsi saisi, ont existé d’abord et ont frémi dans l’âme du grand écrivain qui les a fixées à jamais eu son œuvre. […] Cet excellence présuppose chez l’auteur de merveilleux dons d’observation, d’imagination et de souvenir. […] Maintenant qu’une intelligence ainsi douce pour la perception, le souvenir, la divination des esprits, soit telle que toutes ces notions sur le monde ne s’accompagnent pas des mêmes sentiments, des mêmes émotions ; que les sentiments agréables d’élation, de joie, d’acquiescement, suivent plus particulièrement la vue et le souvenir d’actes immédiatement bienfaisants à l’homme, que l’écrivain consolidant progressivement ce sentiment, lui laisse déterminer ses propres actes et ses mobiles, aussitôt le spectacle du monde étant mêlé de mal et de bien, toute une partie de la réalité sera envisagée avec des dispositions pénibles d’aversion, d’inquiétude, d’angoisse, de désespoir ; l’écrivain négligera le plus qu’il pourra de prêter attention à cette part de la réalité, l’omettra de sa mémoire, de son imagination, de son œuvre ; mais comme on ne peut éviter de la connaître, comme ses facultés d’observateur la lui représenteront sans cesse, il en viendra peu à peu à un état de trouble, d’éloignement pour le spectacle qu’il semblait destiné à connaître et à goûter pleinement.
Ce rôle ne saurait se séparer du souvenir et de la représentation fidèle de la société où il a vécu. […] Vous jugerez que je dis ceci avec beaucoup de connaissance, si vous vous souvenez de l’entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec vous dans cette prairie de Chirac où, m’ayant ouvert votre cœur, je vis tant de résolution, de force et de générosité, que vous achevâtes de gagner le mien. […] Tous deux, le diplomate et l’écrivain, ils font assaut d’esprit, de citations ; les souvenirs classiques leur reviennent ; leurs lettres en sont toutes parsemées, et jusqu’à l’indiscrétion. Voiture s’y fait un peu trop le commentateur enthousiaste de ce qu’ils s’écrivent mutuellement : Ma lettre, lui dit-il, et les deux que j’ai reçues de vous, me font souvenir de ces trois lignes que Protogène et Appelle firent à l’envi l’un de l’autre.
. — Mais en voilà assez de ces souvenirs pour montrer qu’il s’en fallut de peu que je ne précédasse de beaucoup aux Débats M. […] Mais une certaine reconnaissance toutefois, liée au souvenir d’une heureuse journée, m’est toujours restée de cet accueil, de cette idée bienveillante des anciens Bertin, et tant qu’il y aura un Bertin aux Débats, tant qu’il y aura de ces rédacteurs qui sont allés aux Roches, nous ne pourrons nous étonner que la justice ou l’indulgence littéraire y triomphe de préventions politiques qui elles-mêmes ne se trahissent que par accès et qui ont leurs intermittences. […] Nisard, va jusqu’à accorder à la génération de 1660, c’est-à-dire des premières années du règne effectif de Louis XIV, à la génération qui était encore jeune ou déjà mûre alors, qui avait vu la fin de Richelieu et la Fronde, « une supériorité de lumières » sur les générations du xviiie siècle qui lisait l’Esprit des Lois, les Lettres philosophiques et l’Émile ; admettant cette supériorité comme un fait, il l’explique par la nature même des événements politiques auxquels cette génération avait assisté, par les revirements étranges qui lui avaient découvert toutes les vicissitudes de l’opinion et qui l’avaient éclairée sur le fond de la nature humaine, tandis que les hommes du xviiie siècle et d’avant 89 avaient perdu le souvenir des révolutions et des impressions qu’elles laissent, et n’avaient assisté qu’à des intrigues ministérielles, à des disputes de jansénisme et de molinisme, de gluckisme et de piccinisme, à de petites choses enfin, tout en en rêvant de grandes et d’immenses. […] Le roi se ressouvenait du passé pour mieux régner ; tous les autres ne s’en souvenaient que pour mieux servir.
Il a besoin de la chute et du péché originel, pour expliquer le mauvais instinct de l’homme, son penchant obstiné à la désobéissance, et aussi le vague sentiment, le souvenir comme héréditaire d’un premier âge antérieur d’innocence et de félicité. […] Il se souvient, après tout, qu’il est de li race des justes. […] Je n’ai pas fini : tout homme, par cela même qu’il vit, a une secrète horreur de l’anéantissement total ; on se donne le change comme on peut ; on veut au moins lutter contre l’oubli, laisser un souvenir, un nom. […] Mais je me souviens trop bien des phases morales par lesquelles j’ai passé dans ma jeunesse, de mes sensibilités et de mes inconstances poétiques, de l’âge où j’ai rêvé les Consolations de celui où j’ai écrit Volupté et nombre de pages de Port-Royal , pour avoir jamais la prétention de m’offrir à l’état d’un type quelconque.
Sir Henry Bulwer, homme d’État et étranger, moins choqué que nous de certains côtés qui ont laissé de tristes empreintes dans nos souvenirs et dans notre histoire, a jugé utile et intéressant, après étude, de dégager tout ce qu’il y avait de lumières et de bon esprit politique dans le personnage qui est resté plus généralement célèbre par ses bons mots et par ses roueries ; « L’idée que j’avais, dit-il, c’était de montrer le côté sérieux et sensé du caractère de cet homme du XVIIIe siècle, sans faire du tort à son esprit ou trop louer son honnêteté. » Il a complètement réussi à ce qu’il voulait, et son Essai, à cet égard, bien que manquant un peu de précision et ne fouillant pas assez les coins obscurs, est un service historique : il y aura profit pour tous les esprits réfléchis à le lire. […] Talleyrand ne crut pouvoir mieux remplir son apparence de loisir, dans les mois qui précédèrent le 18 Fructidor, et payer plus gracieusement sa bienvenue que par son assiduité à l’Institut national, dont on l’avait nommé membre dès l’origine, et en y marquant sa présence par deux Mémoires : l’un tout plein de souvenirs et de considérations intéressantes sur les relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre, l’autre tout plein de vues, de prévisions et même de pronostics, sur les avantages à retirer d’un nouveau régime de colonisation, et sur l’esprit qu’il y faudrait apporter. […] Talleyrand ne supposait pas que Napoléon en eut perdu le souvenir ; mais l’influence de la société du Manège avait fait renvoyer ce ministre : sa position était une garantie. […] Cette lettre, qui a été montrée depuis à plusieurs personnes, dont quelques-unes encore existantes, disait en substance ce que Menéval lui-même a résumé dans ses Souvenirs historiques (tome III, page 85).
Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. […] Je ne veux point, couvert d’un funèbre linceuil, Que les pontifes saints autour de mon cercueil, Appelés aux accents de l’airain lent et sombre, De leur chant lamentable accompagnent mon ombre, Et sous des murs sacrés aillent ensevelir Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir. […] Or j’ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces premières et profondes souffrances ; je n’y ai trouvé d’abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose ; puis, en regardant de plus près, l’idylle intitulée Liberté m’est revenue à la pensée, et j’ai compris que ce berger aux noirs cheveux épars, à l’œil farouche sous d’épais sourcils, qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées ; qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrifices ; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu’il est esclave ; j’ai compris que ce berger-là n’était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de Londres, et de l’espèce de servitude qu’y avait subie André ; et je me suis demandé alors, tout en admirant du profond de mon cœur cette idylle énergique et sublime, s’il n’eût pas encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène ; qu’il eût osé en vers ce qui ne l’avait pas effrayé dans sa prose naïve ; qu’il se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et d’indifférents, accoudé sur sa table, et rêvant, — rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu’il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains ; rêvant aux maux de la solitude, à l’aigreur qu’elle engendre, à l’abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance ; — pourquoi non ? […] Ou, s’il lui déplaisait de remanier en vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à celle-là, dix autres scènes du même genre qu’il pouvait choisir et retracer48.