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986. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — II » pp. 112-130

Il me fait bien comprendre par tout ceci, d’une part le succès du Méchant, cette comédie de Gresset, aujourd’hui si peu sentie et qui vint si à propos alors (1747) pour traduire aux yeux de tous le vice régnant, la méchanceté par vanité 21, et aussi cet autre succès, bien autrement fécond et durable, de Jean-Jacques Rousseau venant apporter au siècle précisément ce dont il manquait le plus, un flot de vrai sentiment. On suit bien chez d’Argenson la maladie qui précéda cette venue de Rousseau, le persiflage par bel air ou l’affectation fausse de sensibilité de la part de ceux qui en manquaient le plus : « On ne voit, dit-il énergiquement, que de ces gens aujourd’hui dont le cœur est bête comme un cochon, car ce siècle est tourné à cette paralysie du cœur ; cependant ils entendent dire qu’il est beau d’être sensible à l’amitié, à la vertu, au malheur ; ils jouent la sensibilité presque comme s’ils la sentaient. » Le grand mérite de Rousseau fut de sentir avec vérité ce qu’il exprima avec force et quelquefois avec emphase : car par lui on passa brusquement de la presque paralysie du cœur à une sorte d’anévrisme soudain et de gonflement impétueux. […] D’Argenson me donne, par ses remarques de chaque jour, le sentiment vif de la corruption du milieu du siècle, de cette corruption sèche et qui était sans ressources, tandis qu’il y aura des ressources dans la corruption ardente et plus neuve de la seconde moitié. […] Quand le siècle lui paraîtra, en avançant, présenter quelques meilleurs symptômes, il sera le premier à les noter et à nous en faire part, avec la joie d’un homme qui ne désespère pas des hommes et qui aime à croire au progrès de la raison publique.

987. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

Ronsard, mort depuis longtemps, mais encore en possession d’une renommée immense, et représentant la poésie du siècle expiré ; Malherbe vivant, mais déjà vieux, ouvrant la poésie du nouveau siècle, et placé à côté de Ronsard par ceux qui ne regardaient pas de si près aux détails des querelles littéraires ; Théophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l’éclat de ses débuts semblant promettre d’égaler ses devanciers dans un prochain avenir. […] Son impétueuse chaleur de cœur, sa sincérité d’enfant, son dévouement inviolable en amitié, sa mélancolique résignation en amour, sa religion du devoir, son caractère tout en dehors, naïvement grave et sentencieux, beau de fierté et de prud’homie, tout le disposait fortement au genre espagnol ; il l’embrassa avec ferveur, l’accommoda, sans trop s’en rendre compte, au goût de sa nation et de son siècle, et s’y créa une originalité unique au milieu de toutes les imitations banales qu’on en faisait autour de lui. […] Pour nous, le style de Corneille nous semble avec ses négligences une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet.

988. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIe Entretien. Chateaubriand »

Il avait paru tout à coup à son siècle, un livre à la main. […] Quelques mois leur valent un siècle. […] Il était petit de taille comme le grand homme du siècle, un peu penché sur l’épaule gauche ; mais la grâce sévère du visage rachetait cette imperfection qui s’accrut avec les années. […] Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme les Chasseurs, les Laboureurs, etc ; c’était ainsi que, dans les premiers siècles de la Grèce, les Rhapsodes chantaient sous divers titres les fragments de l’Iliade et del’Odyssée.

989. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre V. Le roman »

Le genre dominateur de la littérature, entre 1850 et 1890, a été le roman, comme, dans la première moitié du siècle, la poésie lyrique. […] L’âme qui anime la Légende des siècles manque ici. […] Il suppléait à toutes les lacunes de l’érudition : il allait chercher à travers les siècles et les races de quoi compléter ses textes, cueillant ici un trait du Sémite biblique, et là faisant concourir sainte Thérèse à la détermination du type extatique de Salammbô. « Je me moque de l’archéologie, écrivait-il ; si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages, et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. […] Des épopées sociologiques, voilà bien en effet ce qu’il a donné, et j’y trouve à peu près autant de document humain que dans les épopées humanitaires de la Légende des siècles.

990. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

Il eût dit très volontiers avec quelqu’un de son école : Il arrive bien souvent que l’idée qui triomphe parmi les hommes est une folie pure ; mais, dès que cette folie a éclaté, le bon sens, le sens pratique et intéressé d’un chacun s’y loge insensiblement, l’organise, la rend viable, et la folie ou l’utopie devient une institution qui dure des siècles. […] Ajoutez, comme inconvénient, des indécences fréquentes, incroyables, même dans le siècle de Diderot et de Voltaire, et qui n’ont de précédent que chez Rabelais : « Ne donnons pas gain de cause aux gens délicats, répétait Galiani ; je veux être ce que je suis, je veux avoir le ton qui me plaît. » Il a usé et abusé de la licence. […] Il se trouvera au bout du compte, dans quelques siècles, que vous aurez le mieux raisonné, le mieux discuté ce que toutes les autres nations auront fait de mieux. […] Paul Ristelhuber, a eu l’idée, quinze ans après (1866), de faire un choix dans Galiani, de découper un certain nombre de passages dans sa Correspondance et ailleurs, et il a publié ce petit travail qui ne lui a pas donné grand-peine, qui ne lui a coûté que quelques coups de ciseaux, sous ce titre un peu prétentieux : Un Napolitain du dernier siècle.

991. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires de Marmontel. » pp. 515-538

Enfin Marmontel, avec ses faiblesses et un caractère qui n’avait ni une forte trempe, ni beaucoup d’élévation, était un honnête homme, ce qu’on appelle un bon naturel, et la vie du siècle, les mœurs faciles et les coteries littéraires où il s’était laissé aller plus que personne, ne l’avaient pas gâté. […] Aussi, quand on apprit que ce bon vieillard Marmontel venait de mourir dans la chaumière où il s’était retiré, au hameau d’Abloville près Gaillon en Normandie, le 31 décembre 1799, le dernier jour du siècle, cette mort n’éveilla partout qu’un sentiment d’estime et de regret. […] En général, sans donner autant que beaucoup d’autres dans le mauvais goût du siècle, Marmontel y a sa part et ne s’en défend pas. […] Il vécut assez pour voir le 18 Brumaire, mais pas assez pour entrer dans le nouveau siècle ; il expira avec celui même qui finissait, et dont il représente si bien les qualités moyennes, distinguées, aimables, un peu trop mêlées sans doute, pourtant épurées en lui durant cet honorable déclin.

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