Je vous assure que leur moralité est fort supérieure à celle des chrétiens. » Il n’en est pas moins fâcheux que ces honnêtes gens, mus par le plus respectable des sentiments religieux, deviennent, à certains moments, de si surprenants massacreurs. […] Et il nous a démoralisés nous-mêmes en mêlant trop d’humiliation, de tristesse et de défiance de l’avenir aux seuls sentiments où nous puissions encore nous sentir unanimes. La communion d’un peuple dans un sentiment orgueilleux et joyeux n’est pas, croyez-le bien, d’un petit secours aux vertus privées ; et cette communion nous manque.
Pour rester dans le domaine de la littérature, les grands hommes sont ceux qui apportent quelque chose de neuf et d’original ; ceux qui sont vraiment créateurs de formes, de sentiments, d’idées, de types, non encore réalisés ; ceux, comme dit le poète36, Dont les pas inventeurs ouvrirent les sentiers ; ceux ainsi qui devancent leurs contemporains, qui deviennent bientôt des modèles pour leurs admirateurs, qui sont le point de départ d’une longue vague d’imitation, précisément parce qu’ils ont été de puissants agents d’innovation. […] Or, en sautant d’un grand homme à un autre, on risque de laisser des abîmes énormes entre deux d’entre eux, de faire croire qu’il y a des déserts dans la durée comme il y en a dans l’espace, de détruire le sentiment de cette continuité qui est la condition même de la vie. […] A toute époque, il y a dans une société certaines idées nouvelles qui naissent à la fois dans un grand nombre d’esprits, des germes de pensées et de sentiments qu’on sent flotter autour de soi et qu’on respire, pour ainsi dire, dans l’air ambiant.
Il y a des doctrines philosophiques et religieuses qui favorisent ce sentiment vif qu’on a de la nature ; il y en a qui le compriment et l’étouffent. […] Dans nos vieux poètes, nos romanciers et nos trouvères, le sentiment du printemps, du renouveau, est toujours très-vif, très-frais, très-abondamment et très-joliment exprimé. […] Calderon a de la nature un sentiment mystique, mais enchanteur et enivrant ; c’est chez lui qu’a lieu ce combat merveilleux, cette joute des roses du jardin et de l’écume des flots. […] sentiment plus cher qui la surpassiez ! […] Bernardin, si intime dans quelques parties du sentiment de la nature, est superficiel à l’article du mal.
La nouveauté des idées et des sentiments ne nous en garantit pas mieux la valeur que leur ancienneté. Mais elle s’allie moins à des sentiments d’obligation et de respect. […] Jusque-là, elle devra tâtonner, chercher, suppléer par l’intelligence, l’effort, le sentiment, les conceptions à demi mystiques aux défectuosités de l’organisation. […] Sous la pression des intérêts égoïstes ou de sentiments très divers notre morale dévie sans cesse, et n’échappe à une déviation que pour en subir une autre. […] Je ne relève ici que les sentiments louables ou nobles, j’entends ceux qui sont utiles ou nécessaires à la vie commune.
La faiblesse qui pèche est digne de compassion : l’orgueil qui attaque la vérité n’inspire aucun sentiment doux. » Le fils de saint Dominique se révèle ici avec une étrange menace de sévérité et de dureté qui, heureusement, s’est trompée de siècle. […] Mais ici je ne souris plus, et je dis avec toute l’énergie et la conviction d’un sentiment qui a aussi sa certitude : De telles assertions, mises en pratique, et appliquées dans l’éducation, seraient la mort des bonnes et saines études et du véritable esprit qui doit y présider, — de l’esprit proprement moderne. […] J’avais dix-sept à dix-huit ans quand je lisais cette suite de débauches d’esprit, et jamais depuis je n’ai eu la tentation d’en ouvrir un seul volume ; non par crainte, il est vrai, qu’ils me fissent du mal, mais par le sentiment profond de leur indignité. […] Rousseau est meilleur que Voltaire ; il a le sentiment de ce qui est beau et généreux et ne méprise pas son lecteur. […] C’est tout à fait dans le même sentiment.
Je crois la voir donner la main à Mme Dacier, cette autre Clorinde de la naïve érudition d’antan Mlle de Montpensier est une héroïne de Corneille, très fière, très bizarre et très pure, sans nul sentiment du ridicule, préservée des souillures par le romanesque et par un immense orgueil de race ; qui nous raconte, tête haute, l’interminable histoire de ses mariages manqués ; touchante enfin dans son inaltérable et superbe ingénuité quand nous la voyons, à quarante-deux ans, aimer le jeune et beau Lauzun (telle Mandane aimant un officier du grand Cyrus) et lui faire la cour, et le vouloir, et le prendre, et le perdre Le sourire discret de la prudente et loyale Mme de Motteville nous accueille au passage Mais voici Mme de Sévigné, cette grosse blonde à la grande bouche et au nez tout rond, cette éternelle réjouie, d’esprit si net et si robuste, de tant de bon sens sous sa préciosité ou parmi les vigoureuses pétarades de son imagination, femme trop bien portante seulement, d’un équilibre trop imperturbable et mère un peu trop bavarde et trop extasiée devant sa désagréable fille (à moins que l’étrange emportement de cette affection n’ait été la rançon de sa belle santé morale et de son calme sur tout le reste) A côté d’elle, son amie Mme de La Fayette, moins épanouie, moins débordante, plus fine, plus réfléchie, d’esprit plus libre, d’orthodoxie déjà plus douteuse, qui, tout en se jouant, crée le roman vrai, et dont le fauteuil de malade, flanqué assidûment de La Rochefoucauld vieilli, fait déjà un peu songer au fauteuil d’aveugle de Mme du Deffand Et voyez-vous, tout près, la mine circonspecte de Mme de Maintenon, cette femme si sage, si sensée et l’on peut dire, je crois, de tant de vertu, et dont on ne saura jamais pourquoi elle est à ce point antipathique, à moins que ce ne soit simplement parce que le triomphe de la vertu adroite et ambitieuse et qui se glisse par des voies non pas injustes ni déloyales, mais cependant obliques et cachées, nous paraît une sorte d’offense à la vertu naïve et malchanceuse : type suprême, infiniment distingué et déplaisant, de la gouvernante avisée qui s’impose au veuf opulent, ou de l’institutrice bien élevée qui se fait épouser par le fils de la maison ! […] A ce moment Mme de Rémusat nous accueille, si fine, si intelligente, égale pour le moins à Mme de Caylus et à Mme de Staal-Delaunay, et dont les mémoires ont le mérite incomparable de nous dérouler, avec le portrait du premier consul et de l’empereur, les transformations successives des sentiments de l’écrivain à l’égard de cet homme et comme la lente découverte du modèle par le peintre Et voulez-vous quelque chose d’extraordinaire ? […] Elles jouissent surtout des sentiments dans lesquels se transforment tout de suite leurs sensations et ne goûtent bien que le charme des mots qui traduisent ces sentiments. […] Le sentiment moral et la passion pourront avoir leur tour ; mais il faut commencer par « objectiver », comme on dit, la sensation.