Il sortit donc de ces années préparatoires avec un renfort de couleur, une science de tons et une décision d’images à tout prix, qui, après quelques essais moins remarqués, ont trouvé enfin leur cadre et leur jour : dans l’école, aujourd’hui renouvelée, de M. […] Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses… Dans le voyage à la Lénore, que fait ensuite le poète, il est bien à lui de nous présenter le vieux Faust qui, désabusé de la science où il n’a pu trouver le dernier mot, dit pour conclusion : Aimez, car tout est là !
Furetière est un peu de la race des Saumaise et des Scaliger, mais il en est avec des facultés que n’eurent point ces Calibans de la grammaire, ces mastodontes de la science lexicographique, pour lesquels l’engloutissement du déluge est à peu près arrivé. […] Son appréciation du livre de Furetière nous semble devoir fixer en beaucoup de points l’opinion sur cet homme de science et d’activité littéraire, et qui fut (heureusement pour lui, car la Postérité ne lit jamais de nous plus d’une page… quand elle la lit toutefois !)
Guizot y porte la science. […] Chacun prescrit à la science les habitudes de sa pensée. […] Si elle n’est pas conforme à la science, elle est conforme à la poésie. […] Ajoutez que Socrate ne leur présentait pas la science sèche et aride. […] L’histoire est née et a refondu les sciences morales.
Par ses grands arbres, par ses taillis serrés, par l’innombrable armée de ses broussailles et de ses basses plantes, par Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot, d’Alembert et Buffon, par Duclos, Mably, Condillac, Turgot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Barthélemy et Thomas, par la foule de ses journalistes, de ses compilateurs et de ses causeurs, par l’élite et la populace de la philosophie, de la science et de la littérature, elle occupe l’académie, le théâtre, les salons et la conversation. […] Jamais et nulle part ils ne l’ont été si habituellement et au même degré. « Pour un homme de science et de génie, dit un voyageur anglais, ici le principal plaisir est de régner dans le cercle brillant des gens à la mode456. » Tandis qu’en Angleterre ils s’enterrent morosement dans leurs livres, vivent entre eux et ne figurent dans la société qu’à la condition de « faire une corvée politique », celle de journaliste ou de pamphlétaire au service d’un parti, en France, tous les soirs, ils soupent en ville, et sont l’ornement, l’amusement des salons où ils vont causer457. […] Une philosophie complète, une théologie en dix tomes, une science abstraite, une bibliothèque spéciale, une grande branche de l’érudition, de l’expérience ou de l’invention humaine se réduit ainsi sous sa main à une phrase ou à un vers. […] Il n’en serait pas de même à Paris pour un membre de l’Académie des sciences : il est assuré partout d’un excellent accueil. » 457. […] Lettres 98 (sur les sciences modernes), 46 (sur le véritable culte), 11 à 14 (sur la nature de la justice).
Si la conception générale à laquelle elle aboutit est une simple notation sèche, à la façon chinoise, la langue devient une sorte d’algèbre, la religion et la poésie s’atténuent, la philosophie se réduit à une sorte de bon sens moral et pratique, la science à un recueil de recettes, de classifications, de mnémotechnies utilitaires, l’esprit tout entier prend un tour positiviste. […] Si maintenant la conception générale à laquelle la représentation aboutit est poétique, mais non ménagée, si l’homme y atteint, non par une gradation continue, mais par une intuition brusque, si l’opération originelle n’est pas le développement régulier, mais l’explosion violente, alors, comme chez les races sémitiques, la métaphysique manque, la religion ne conçoit que le Dieu roi, dévorateur et solitaire, la science ne peut se former, l’esprit se trouve trop roide et trop entier pour reproduire l’ordonnance délicate de la nature, la poésie ne sait enfanter qu’une suite d’exclamations véhémentes et grandioses, la langue ne peut exprimer l’enchevêtrement du raisonnement et de l’éloquence, l’homme se réduit à l’enthousiasme lyrique, à la passion irréfrénable, à l’action fanatique et bornée. […] Mais quoique les moyens de notation ne soient pas les mêmes dans les sciences morales que dans les sciences physiques, néanmoins, comme dans les deux la matière est la même, et se compose également de forces, de directions et de grandeurs, on peut dire que dans les unes et dans les autres l’effet final se produit d’après la même règle. […] Si par exemple on admettait qu’une religion est un poëme métaphysique accompagné de croyance ; si on remarquait en outre qu’il y a certains moments, certaines races et certains milieux, où la croyance, la faculté poétique et la faculté métaphysique se déploient ensemble avec une vigueur inusitée ; si on considérait que le christianisme et le bouddhisme sont éclos à des époques de synthèses grandioses et parmi des misères semblables à l’oppression qui souleva les exaltés des Cévennes ; si d’autre part on reconnaissait que les religions primitives sont nées à l’éveil de la raison humaine, pendant la plus riche floraison de l’imagination humaine, au temps de la plus belle naïveté et de la plus grande crédulité ; si on considérait encore que le mahométisme apparut avec l’avènement de la prose poétique et la conception de l’unité nationale, chez un peuple dépourvu de science, au moment d’un soudain développement de l’esprit ; on pourrait conclure qu’une religion naît, décline, se reforme et se transforme selon que les circonstances fortifient et assemblent avec plus ou moins de justesse et d’énergie ses trois instincts générateurs, et l’on comprendrait pourquoi elle est endémique dans l’Inde, parmi des cervelles imaginatives, philosophiques, exaltées par excellence ; pourquoi elle s’épanouit si étrangement et si grandement au moyen âge, dans une société oppressive, parmi des langues et des littératures neuves ; pourquoi elle se releva au seizième siècle avec un caractère nouveau et un enthousiasme héroïque, au moment de la renaissance universelle, et à l’éveil des races germaniques ; pourquoi elle pullule en sectes bizarres dans la grossière démocratie américaine, et sous le despotisme bureaucratique de la Russie ; pourquoi enfin elle se trouve aujourd’hui répandue en Europe avec des proportions et des particularités si différentes selon les différences des races et des civilisations. Il en est ainsi pour chaque espèce de production humaine, pour la littérature, la musique, les arts du dessin, la philosophie, les sciences, l’État, l’industrie, et le reste.
Chapitre V : Règles relatives à l’explication des faits sociaux Mais la constitution des espèces est avant tout un moyen de grouper les faits pour en faciliter l’interprétation ; la morphologie sociale est un acheminement à la partie vraiment explicative de la science. […] En un mot, il y a entre la psychologie et la sociologie la même solution de continuité qu’entre la biologie et les sciences physico-chimiques. […] D’ailleurs, la science ne connaît pas de causes premières, au sens absolu du mot. […] Aussi, pour amener l’individu à s’y soumettre de son plein gré, n’est-il nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d’infériorité naturelles — qu’il s’en fasse par la religion une représentation sensible et symbolique ou qu’il arrive à s’en former par la science une notion adéquate et définie. […] Mais on voit que ces cas sont dus à des accidents individuels et, par suite, ne sauraient affecter les traits constitutifs de l’espèce sociale qui, seule, est objet de science.