On conçoit que, tout en blâmant le mode et en reconnaissant l’inopportunité de la tentative, ils en sachent un gré infini à leurs intrépides devanciers, et environnent leurs noms d’une sorte de consécration scientifique, comme les religions naissantes ont fait pour leurs précurseurs et leurs martyrs. […] Laurent est consolante pour l’orgueil humain : reste à savoir si elle est complètement vraie. […] Là, autant qu’il est possible de lire dans des cœurs d’homme en ces temps d’orages, on devra distinguer quels furent les fanatiques, les sanguinaires, les systématiques, les lâches, et, — s’il en fut, comme on n’en saurait douter, — les héros et les vertueux. […] Nous pouvons dire aujourd’hui : Si Robespierre et Danton eussent agi comme Guadet et Vergniaud, d’autres auraient agi comme Robespierre et Danton. » Pour nous, convenons-en, dont la sensibilité défaillante aurait eu peine à faire un seul pas au-delà de la Gironde, nous ne nous déclarons pas convaincu par ces arguments, tout solides qu’ils puissent paraître, et il reste toujours à savoir si, quand on est certain que la patrie sera sacrée, sinon par nous, du moins par d’autres, il n’est pas mieux de savoir mourir pur que de tremper, même à bonne intention, dans use œuvre cruelle et souillée.
On a pourtant souffert dans ce pays de Saint-Étienne autant et plus que dans d’autres depuis deux années ; l’industrie y a traversé une pénible crise ; mais on a eu la force de souffrir sans s’irriter, sans accuser le gouvernement qu’on savait attentif et plein de sollicitude les plaintes étaient patientes, elles sentaient qu’elles arrivaient en lieu sûr, et personne n’eût dit ce mot injuste : « Ah ! Si l’empereur le savait ! […] Il faut rendre à M. de Persigny cette justice qu’il a dans le cœur ce je ne sais quoi d’élevé qui répond bien à un tel sentiment, qui y sollicite et peut y rallier même des adversaires, qui va chercher en chacun ce qui est vibrant, et que le sentiment napoléonien historique et dynastique tel qu’il le conçoit dans son esprit et dans son culte, tel qu’on l’a entendu maintes fois l’exprimer avec une originalité saisissante (toute part faite à un auguste initiateur), est à la fois ami de la démocratie, sauveur et rajeunisseur des hautes classes, animateur de la classe moyenne industrielle en qui il tend à infuser une chaleur de foi politique inaccoutumée. […] Un des obstacles, il est bon de le savoir, que rencontrent quelquefois les jeunes gens studieux de la province, lorsqu’ils désirent prendre connaissance des richesses enfouies que contiennent, je ne dis pas les Archives (les voilà à jour), mais les Bibliothèques locales, c’est, le croirait-on ? […] Ce que je vais dire n’est pas un conte : je sais telle grande ville de province, siège de Facultés, dont la Bibliothèque possède un manuscrit d’Alfieri ; un jeune homme demande à le consulter : le bibliothécaire, gardien du trésor, s’effraie à cette seule demande : « Je puis bien vous le montrer, répond-il ; prenez le chiffre du format, le nombre de pages, si vous le voulez ; parcourez-le même, mais je ne puis vous en laisser copier une ligne. » Et pendant tout le temps que le manuscrit était en main, le malheureux homme en peine était là tournant, rôdant autour du pauvre curieux qui se sentait lui-même sur les épines de se voir ainsi épié.
Mais le mal que l’envieux sait causer, ne lui compose pas même un bonheur selon ses vœux ; chaque jour, la fortune ou la nature, lui donne de nouveaux ennemis ; vainement il en fait ses victimes, aucun de ses succès ne le rassure, il se sent inférieur à ce qu’il détruit, il est jaloux de ce qu’il immole ; enfin, à ses yeux mêmes, il est toujours humilié, et ce supplice s’augmente par tout ce qu’il fait pour l’éviter. […] Il est certain d’abord qu’on soutient difficilement l’idée de savoir heureux l’objet qui vous a plongé dans le désespoir ; ce tableau vous poursuit, comme, par un mouvement contraire, l’imagination de la pitié offre la peinture des douleurs qu’elle excite à soulager. […] Enfin, par quelque motif qu’on se crole excité à la vengeance, il faut répéter à ceux qui voudraient s’y abandonner, non pas qu’ils n’y trouveraient pas de bonheur, ils ne le savent que trop, mais il faut leur répéter qu’il n’est point de fléau politique plus redoutable. […] On dit qu’il faut contraindre, humilier, punir, et l’on sait néanmoins que de pareils moyens ne produiraient dans notre âme qu’une exaspération irréparable ; on voit ses ennemis comme une chose physique qu’on peut abattre, et soi-même, comme un être moral que sa propre volonté seule doit diriger. […] La France ne peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d’un beau ciel, d’une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées, ou des sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France.
Au reste, je le sais, à peine aurai-je relu le Cheval, Ibo, Booz endormi ou le Satyre que je serai tout abîmé de contrition. Mais, je le sais aussi, tout mon repentir s’évanouira quand j’aurai relu le Lac, la Réponse à Némésis, les Laboureurs ou la Vigne et la Maison. […] Ce poète, aussi peu « homme de lettres qu’Homère, ce qu’il exprimait sans effort, c’était tous les beaux sentiments tristes et doux accumulés dans l’âme humaine depuis trois mille ans : l’amour chaste et rêveur, la sympathie pour la vie universelle, un désir de communion avec la nature, l’inquiétude devant son mystère, l’espoir en la bonté du Dieu qu’elle révèle confusément ; je ne sais quoi encore, un suave mélange de piété chrétienne, de songe platonicien, de voluptueuse et grave langueur. […] Et c’est alors un délice, c’est un rafraîchissement inexprimable que ces vers jaillis d’une âme comme d’une source profonde, et dont on ne sait « comment ils sont faits. » Sans compter que, parmi ces vers de génie — à travers les nonchalances, les maladresses et les naïvetés de facture qui rappellent les très anciens poètes, et parfois aussi à travers les formules conservées du dix-huitième siècle des vers éclatent et des strophes (les poètes le savent bien), d’une beauté aussi solide, d’une plénitude aussi sonore, d’une couleur aussi éclatante et d’une langue aussi inventée que les plus beaux passages de Victor Hugo ou de Leconte de Lisle. […] Non, je ne sais rien de plus magnifique, de plus héroïque, de plus digne d’être vécu que ces quatre mois de Lamartine au pouvoir.
Cathos et Madelon sont proprement des snobinettes et les aïeules authentiques des dames bizarres qu’on voit dans les couloirs du théâtre de l’Œuvre. « C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin », est une phrase de snob et même d’esthète. […] Ils ne sauraient soutenir longtemps le faux et le fragile et ce qui n’a pas en soi de quoi durer : mais leur zèle, quoique ignorant, peut hâter le triomphe de ce qui est appelé à vivre. […] nous avions cela. » Les snobs, plus crédules, se trouvent parfois être plus clairvoyants, sans bien savoir pourquoi. […] Dogmatiste ou impressionniste, il a volontiers des jugements qui ressemblent à des défis, et dont il se sait d’autant plus de gré. […] Tout critique affecte de voir à certains moments et finit par voir dans un ouvrage ce que les autres n’y voient pas, et pourrait dire comme Philaminte : Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble, Mais j’entends là-dessous un million de mots.
Ma foi, je veux n’en rien savoir. Mais ce que je sais, c’est que l’œuvre est belle, ardente, enthousiaste, que c’est l’œuvre d’un homme et qu’il faut en vanter la fierté, la sincérité, l’harmonieuse simplicité. […] On le sait, l’auteur de Campagne première n’a pas commencé par célébrer le soleil. […] Car ce qu’il ne dit pas, ce que nous devinons, ce sont les inflexibles règles de vie consciencieuse que ce libre esprit a su se découvrir, qui l’ont pacifié, qui l’ont amplifié, et l’ont naturellement amené jusqu’au cœur de la race. […] On ne saurait encore le dire.