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1074. (1890) Dramaturges et romanciers

Les expériences d’un homme pauvre dépassent en profondeur celles de tous les autres hommes, car il est directement en relation avec la nature, et il lui faut juger les hommes, non, comme les riches, d’après leur surface, mais d’après leur valeur morale intrinsèque. Les riches n’ont jamais l’occasion de voir les hommes tels qu’ils sont ; les pauvres au contraire les voient tels qu’ils sont à toute heure du jour. […] Sur quel fondement repose cette riche littérature allemande, la dernière-née des grandes littératures d’imagination, sinon sur la critique ? […] Le mouvement industriel de 1850 avait eu pour résultat de bouleverser brusquement les habitudes économiques de la société par un renchérissement subit de la vie matérielle, qui avait fait du soir au lendemain passer les riches de la veille à l’état de gens aisés, et les gens aisés presque à l’état de nécessiteux. […] Comme nul n’aime volontiers à déchoir, chacun se cramponnait à sa condition et, faisant-effort pour conserver son rang avec des ressources moindres que celles de la veille, se trouvait en face de ce dilemme embarrassant, paraître plus riche au moment même où l’on était plus pauvre.

1075. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

C’est, dans le Curé de village, l’ouvrier Tascheron, l’amant clandestin de Mme Graslin, assassinant un vieillard riche et sa servante, pour voler un trésor qui lui permettra de fuir avec sa maîtresse. […] Nous l’admirons d’être une fresque, et si puissante, et si riche en visions. […] Ceux-ci sont bien des bourgeois, mais pas tout à fait pareils à une dernière classe, celle des familles riches où le travail a complètement cessé d’être un métier. […] Le professeur d’Aix-en-Provence pourrait, riche de ces premières impressions, rentrer à Paris et les monnayer en articles ou en récits. […] Puisse-t-il, malgré ses succès de critique et déjà de dramatiste, persévérer dans cet art du roman, — le plus riche, le plus noble, le plus complet de tous !

1076. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Molière »

Il est à remarquer aussi combien ces quatre ou cinq esprits étaient de pure bourgeoisie et du peuple : Chapelle, fils d’un riche magistrat, mais fils bâtard ; Bernier, enfant pauvre, associé par charité à l’éducation de Chapelle ; Hesnault, fils d’un boulanger de Paris ; Poquelin, fils d’un tapissier ; et Gassendi leur maître, non pas un gentilhomme, comme on l’a dit de Descartes, mais fils de simples villageois. […] Fénelon, lorsqu’à propos de l’Avare il déclare préférer (comme aussi le pensait Ménage) les pièces en prose de Molière à celles qui sont en vers, lorsqu’il parle de cette multitude de métaphores qui, suivant lui, approchent du galimatias, Fénelon, poëte élégant en prose, n’entend rien, il faut le dire, à cette riche manière de poésie, qui n’est pas plus celle de Virgile et de Térence qu’en peinture la manière de Rubens n’est celle de Raphaël. […] Comme Talma encore, Molière était grand et somptueux en manière de vivre, riche à trente mille livres de revenu, qu’il dépensait amplement en libéralités, en réceptions, en bienfaits.

1077. (1825) Racine et Shaskpeare, n° II pp. -103

Il faudrait un directeur assez riche pour acheter l’opinion littéraire du Constitutionnel et de deux ou trois petits journaux ; jusque-là, auquel de nos théâtres conseilleriez-vous de monter un drame romantique en cinq actes et en prose intitulé la Mort du duc de Guise à Blois, ou Jeanne d’Arc et les Anglais, ou Clovis et les évêques ? […] Le rire est une plante exotique importée d’Europe à grands frais, et qui n’est à l’usage que des plus riches (voyage de l’acteur Mathews). […] Les privilégiés sont en fort petit nombre, riches et enviés, la plaisanterie serait une arme terrible contre eux ; n’est-ce pas le seul ennemi qui ait fait peur à Buonaparte ?

1078. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1888 » pp. 231-328

Lundi 30 janvier Le général russe Annenkoff, cet ingénieur extraordinaire, qui a fait huit cents kilomètres de chemin de fer en trois mois, qui a fait le chemin de fer allant à Samarcande, disait à une personne de ma connaissance, que dans cette ancienne cité, maintenant sous la domination absolue des Juifs, qui ont monopolisé tout le commerce à leur profit, on ignore qu’il y a en Europe un homme politique du nom de Bismarck, on ignore qu’il y a un pays qui s’appelle la France, on sait seulement qu’il y a, dans la vague Europe, un particulier immensément riche, nommé Rothschild. […] Il a l’aspect d’un abbé, précepteur dans une riche famille bien pensante, d’un abbé toutefois, qui doit jeter sa redingote ecclésiastique aux orties, mais rien dans la physionomie et la tournure d’un homme de théâtre. […] Mme Daudet fait la remarque de la parfaite ressemblance des noces des gens riches avec les noces des ouvriers, et comme les gens distingués, dans l’attifement de ce jour, deviennent communs, et comme on croirait que ça doit finir, le soir, par une goguette.

1079. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »

VI, § 8], mais, en fait, constant, l’audition d’une voix secrète qui formule sans cesse en paroles nos conceptions et nos jugements ; comme d’ailleurs la plupart de nos sentiments et de nos volontés deviennent, en se faisant sentir à la conscience, des objets de la pensée, il est peu de faits, parmi ceux que nous croyons nôtres, qui iraient leurs correspondants dans la série des mots intérieurs ; les plus habituels, les plus faibles, les plus obscurs, font seuls exception ; la conscience est souvent plus riche que la parole2 ; mais la parole s’efforce toujours à l’exprimer ; dans cet effort, elle ne se repose jamais, et, si elle n’exprime pas tout, elle exprime toujours. […] Que de telles expressions21 aient amené Bossuet à démêler la parole intérieure parmi les « actes discursifs » qui, dans l’oraison parfaite, font place à des élans « courts et simples », dont l’âme ne garde ensuite qu’un souvenir indistinct, — bien plus, que la parole intérieure soit, à ses yeux, le principal obstacle qui empêche la plupart des âmes de parvenir à cette « excellente oraison » et au pur état contemplatif, — voilà ce qui paraît ressortir d’une belle page que nous allons citer presque en entier : « Cassien… dit que, dans l’état de pure contemplation, l’âme s’appauvrit, qu’elle perd les riches substances de toutes les belles conceptions, de toutes les belles images, de toutes les belles paroles » dont elle accompagnait ses actes intérieurs. […] 40 Ce n’est pas tout : en affirmant que la parole intérieure est nécessaire pour penser, Bonald commet une nouvelle erreur d’observation ; comme il n’a pas vu que la parole intérieure est constante en fait, de même il ne voit pas qu’elle est toujours moins riche que la pensée ; en réalité, la pensée déborde toujours la parole, jamais elle ne peut s’exprimer tout entière ; pendant que nous nommons une de nos pensées, d’autres naissent à la conscience qui attendent leur tour de parole, et, le moment venu, toutes ne seront pas nommées.

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