Et, en effet, si vous la séparez un instant des passions terribles qui s’en sont servies et qui sont prêtes à s’en servir encore, si, la regardant aux entrailles, vous lui demandez, comme aux autres spéculations de la pensée, ses titres réels à l’estime ou à l’admiration des hommes, vous serez bientôt convaincu de l’impuissance et de l’inanité de cette espèce de littérature, qui depuis le commencement du monde de la métaphysique pivote sur trois ou quatre idées dont l’esprit humain a cent fois fait le tour, qui tient toute, en ce qu’elle a de vrai, dans sept chapitres d’Aristote, sans que jamais personne en ait ajouté un de plus, et à laquelle Dieu a plusieurs fois envoyé des hommes de génie inutiles, comme s’il avait voulu par là en démontrer mieux le néant !
La hiérarchie ecclésiastique nombre parmi ses clercs, à côté des exorcistes, les portiers, ceux qui doivent ouvrir les portes du sanctuaire à toutes les bonnes volontés ; Villiers cumula pour nous ces deux fonctions : il fut l’exorciste du réel et le portier de l’idéal. […] Le réel, il l’a, en un très ancien brouillon de page afférant à l’Ève future, peut-être, ainsi défini : «… Maintenant je dis que le Réel a ses degrés d’être. Une chose est d’autant plus ou ’ moins réelle pour nous qu’elle nous intéresse plus ou moins, puisqu’une chose qui ne nous intéresserait en rien serait pour nous comme si elle n’était pas, — c’est-à-dire, beaucoup moins, quoique physique, qu’une chose irréelle qui nous intéresserait. « Donc, le Réel, pour nous, est seulement ce qui nous touche, soit les sens, soit l’esprit ; selon le degré d’intensité dont cet unique réel que nous puissions apprécier et nommer tel, nous impressionne, nous classons dans notre esprit le degré d’être plus ou moins riche en contenu qu’il nous semble atteindre, et que, par conséquent, il est légitime de dire qu’il réalise. […] Il y a une évidente contradiction entre l’art et la vie ; on n’a guère vu jamais un homme vivre à la fois l’action et le songe, transposer en écritures des gestes d’abord réels ; ou, si cela arrive, l’homme qui a d’abord vécu ne tire de ses aventures aucun profit : l’équivalence des sensations est certaine et les affres de la peur peuvent être dites par qui les imagine mieux que par celui qui les ressentit.
Les sciences sont donc des choses réelles comme les faits eux-mêmes : elles peuvent donc être, comme les faits, un sujet d’étude. […] Voilà l’idée de la logique, et il est clair qu’elle a, au même titre que les autres sciences, sa matière réelle, son domaine distinct, son importance visible, sa méthode propre et son avenir certain. […] Les lignes imaginaires remplacent ici les lignes réelles ; vous reportez les figures en vous-même, au lieu de les reporter sur le papier : votre imagination fait le même office qu’un tableau ; vous vous fiez à l’une comme vous vous fiez à l’autre, et une substitution vaut l’autre, car, en fait de figures et de lignes, l’imagination reproduit exactement la sensation. […] Cette présence imaginaire tient lieu d’une présence réelle ; vous affirmez par l’une ce que vous affirmeriez par l’autre, et du même droit. […] Nous découvrons des couples, c’est-à-dire des composés réels et des liaisons réelles.
Épuiser l’indéfinité, l’infinité du détail dans la connaissance de tout le réel, c’est la haute, c’est la divine, c’est la folle ambition, et qu’on le veuille ou non c’est l’infinie faiblesse d’une méthode que je suis bien forcé de nommer de son nom scolaire la méthode discursive ; n’ayant point d’ailleurs à me présenter de sitôt devant le jury d’État constitué pour maintenir à l’agrégation de philosophie la pureté première des doctrines révolues, je puis traiter des méthodes intuitives et discursives, et les confronter, sans encourir, comme il advint récemment d’un jeune homme, les foudres universitaires ; de la certitude discursive et de la certitude intuitive ; la méthode intuitive passe en général pour surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste ; et l’on croit que la méthode discursive est humaine, modeste, claire et distincte, scientifique ; je démontrerai au contraire, un jour que nous essaierons d’éprouver plus profondément nos méthodes, qu’en histoire c’est la méthode discursive qui est surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste ; et que c’est la méthode intuitive qui est humaine, modeste, claire et distincte autant que nous le pouvons, scientifique. Épuiser l’immensité, l’indéfinité, l’infinité du détail pour obtenir la connaissance de tout le réel, telle est la surhumaine ambition de la méthode discursive ; partir du plus loin possible, cheminer par la plus longue série possible ; parvenir le plus tard possible ; à peine arrivés repartir pour un voyage intérieur le plus long possible ; mais si du départ le plus éloigné possible à l’arrivée la plus retardée possible et dans cette arrivée même une série indéfinie, infinie de détail s’interpose immense, comment épuiser ce détail ; un Dieu seul y suffirait ; et dans le même temps que les professeurs d’histoire et que les historiens renonçaient à devenir des rois et des empereurs, et qu’ils s’en félicitaient, ils ne s’apercevaient point que dans le même temps cette même nouvelle méthode, cette méthode scientifique, cette méthode historique moderne exigeait qu’ils devinssent des Dieux. […] On m’a dit que vous possédez même un biais pour rendre concevable l’immortalité des individus. » Nous ne pouvons pas laisser, même pour aujourd’hui, cette immortalité des individus ; car ce dogme de l’immortalité individuelle fait le point critique de presque toutes les doctrines ; c’est là que le critique attend le métaphysicien ; car c’est là que se révèlent les arrière-plans de l’espérance ; particulièrement ici le dogme de l’immortalité individuelle fera le point critique de la doctrine ; c’est à ce dogme en effet que nous allons reconnaître comment, dans les rêves de ce Théoctiste, l’humanité ou la surhumanité Dieu obtient sa mémoire totale ; nous y voyons dès les premiers mots qu’elle ne l’obtient point par une réelle résurrection des individus réels, qu’elle ne l’obtient point proprement par ce que nous nommons tous la résurrection des morts, mais que la surhumanité Dieu, dans les rêves de ce Théoctiste, obtient la totalisation de sa mémoire par une reconstitution historique, par une totalisation de l’histoire, par la résurrection des historiens, par le règne et par l’éternité de l’Historien. […] « C’est entendu ; mais vous ne nous avez pas expliqué comment on peut parler de réelle existence sans conscience. […] Choisi, le grand mot est là ; choisir est un moyen d’art ; comment choisir, si l’on ne veut absolument pas employer les moyens d’art ; choisir, c’est faire un raccourci ; et le raccourci est un des moyens d’art les plus difficiles ; comment choisir, donc, si l’on refuse absolument d’employer les moyens d’art ; comment choisir, enfin, dans l’indéfinité, dans l’infinité du détail, dans l’immensité du réel, sans quelque intuition, sans quelque aperception directe, sans quelque saisie intérieure ; aussi longtemps qu’un moderne, un historien poursuit toutes les indéfinités, toutes les infinités du détail, et la totalisation du savoir, il est fidèle à lui-même, il travaille servilement, il ne produit pas ; aussitôt qu’il produit, fût-ce un article de revue, un filet de journal, une note au bas d’une page, une table des matières, c’est qu’il est infidèle aux pures méthodes modernes, c’est qu’il choisit, c’est qu’il élimine, qu’il arrête la poursuite indéfinie du détail, qu’il fait œuvre d’artiste, et par les moyens de l’art.
Les sciences sont donc des choses réelles comme les faits eux-mêmes : elles peuvent donc être, comme les faits, un sujet d’étude. […] Voilà l’idée de la logique, et il est clair qu’elle a, au même titre que les autres sciences, sa matière réelle, son domaine distinct, son importance visible, sa méthode propre et son avenir certain. […] Les lignes imaginaires remplacent ici les lignes réelles ; vous reportez les figures en vous-même, au lieu de les reporter sur le papier : votre imagination fait le même office qu’un tableau ; vous vous fiez à l’une comme vous vous fiez à l’autre, et une substitution vaut l’autre, car en fait de figures et de lignes l’imagination reproduit exactement la sensation. […] Cette présence imaginaire tient lieu d’une présence réelle ; vous affirmez par l’une ce que vous affirmeriez par l’autre, et du même droit. […] Nous découvrons des couples, c’est-à-dire des composés réels et des liaisons réelles.
Alors en effet on se plaisait à concevoir une sorte de drame à la fois réel et idéal, qui reproduirait avec étude et fidélité les mœurs et les personnages de l’histoire, y associerait les passions éternelles de la nature humaine, et ferait parler le tout d’un ton plus simple et plus sincèrement poétique à la fois qu’on n’avait osé jusqu’ici.