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610. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre III. Montaigne »

Nous apprenons ainsi (je vous fais grâce de ses ascendants) qu’il était né à onze mois, fut mis en nourrice au village, apprit le latin avant le français, était éveillé en son enfance au son des instruments, reçut les verges deux fois, joua des comédies latines au collège de Guyenne ; qu’il était de taille au-dessus de la moyenne, assez peu porté aux exercices du corps et à tous les jeux qui demandent de l’application physique, qu’il avait la voix haute et forte, un bon estomac, de bonnes dents, dont il perdit une passé cinquante ans, qu’il aimait le poisson, les viandes salées, le rôti peu cuit, le vin rouge ou blanc indifféremment, et trempé d’eau ; qu’il était sujet au mal de mer, et ne pouvait aller ni en voiture, ni en litière sans être malade, mais en revanche faisait de longues traites à cheval, même en pleine crise de coliques néphrétiques ; qu’il ne prenait pas de remèdes, sauf des eaux minérales, et qu’il gémissait sans brailler, quand la gravelle le tenait. […] Et ainsi il nous oblige à songer que ce nom patronymique d’Eyquem, de toute antiquité porté par sa race, il a été le premier à le quitter : que son père avait sans doute fait les guerres d’Italie, puisqu’il le dit, mais plus sûrement encore avait siégé à la cour des aides de Périgueux ; que cette terre de Montaigne, dont il se nomme, cette fortune, dont il jouit, avaient été gagnées par des générations de bons bourgeois, siégeant derrière leur comptoir, et qu’enfin le grand-père Eyquem avait bien pu vendre du hareng, comme disait Scaliger, parmi tant de marchandises dont il chargeait des vaisseaux. […] Et je remarque enfin qu’au-delà de la métaphysique et de ses émanations de l’ordre pratique, Montaigne travaille à nous faire douter des formes multiples où nous réalisons nos instincts, à nous persuader que ces formes, toutes relatives à nous, ne sont pas ces instincts, ni ne leur sont essentielles ; que donc nous ne devons pas nous opposer, nous diviser par là, ni refuser de voir nos semblables dans des hommes qui ne prient pas, ne parlent pas, ne s’habillent pas comme nous : est-ce raison d’assommer des sauvages parce qu’ils ne portent pas de hauts-de-chausses ? […] Et ne vaudrait-il pas mieux laisser les sauvages à leur idolâtrie, que de leur porter nos vices, nos maladies, les tortures et la mort, avec la vraie foi ?

611. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre troisième »

Il était défendu aux nouveaux mariés de danser et de chanter le jour de leurs noces, et de porter des souliers à la mode de Berne. Une femme était mise en prison pour avoir porté les cheveux plus rabattus que ne le prescrivait le règlement de Calvin. […] On demandait où le Saint-Esprit avait marqué dans l’Écriture la forme des coiffes de femme ; si la barbe rousse coupée à un bouc, et que portait Farel, ressemblait à celle d’Aaron ; si Lazare sortant du tombeau était plus blême que Calvin. […] Nous sommes trop portés à nous persuader qu’une chose bien raisonnée est une chose raisonnable et que le contradicteur est nécessairement de mauvaise foi.

612. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

Un mot d’un contemporain, homme instruit, qui vivait loin des salons parisiens, nous dit quel jugement en portaient tous les esprits restés libres dans cette servitude de la négation universelle. […] Ils apprennent à nager, moins pour se tirer eux- mêmes de péril que pour porter secours à ceux qui se noient. […] Celui de Fénelon ne porterait que son nom. […] Sa fidélité à l’antique monarchie, chevaleresque par les déclarations, très peu par les actes, a été, pour ses deux derniers rois, un embarras et un péril, et nous avons vu le champion de la descendance de Robert le Fort porté sur le pavois populaire par ceux qui l’avaient chassée.

613. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Malesherbes. » pp. 512-538

Quand il avait à la justifier et à la garantir auprès de la cour dévote de la reine et du Dauphin, il était plus embarrassé et se voyait obligé de recourir à des adresses qui, de sa part, nous font sourire : Si vous êtes admis aux comités dans lesquels on parle devant la reine de l’abus des mauvais livres, écrivait-il à un des amis qu’il avait de ce côté, je vous prie d’y faire observer que Les Cacouacs (plaisanterie de Moreau contre les encyclopédistes) ont porté un coup plus mortel à l’Encyclopédie qu’un arrêt du Conseil dont l’effet eût été de faire expatrier un des éditeurs, qui aurait achevé son ouvrage en pays étranger. […] Mes amis m’ont représenté, monsieur, que les accusations de l’auteur des Cacouacs étaient trop graves et trop atroces pour que je dusse souffrir d’y être impliqué nommément ; je prends donc la liberté de vous porter mes plaintes du commentaire que Fréron a fait à mon sujet, et de vous en demander justice. […] Cette reconnaissance, au reste, a porté bonheur à Rousseau, qui n’a rien écrit de plus beau que les Quatre lettres à Monsieur de Malesherbes. […] Je ne citerai plus qu’un trait qui témoigne de la manière de voir élevée et désintéressée qu’il portait dans la direction des lettres.

614. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169

Ne lui demandez point de jugement approfondi ni de révélations directes sur les hommes et les personnages en scène : il pourra porter quelques-uns de ces jugements sur les personnes tout à la fin et après l’expérience faite ; mais d’abord il ne les juge que d’après l’ensemble de leur rôle et de leur action, et comme on peut le faire au premier rang du parterre. […] Comme tous ceux qui portent en eux l’idéal, il était très vite capable de dégoût et de dédain. […] Il fait voir d’abord, au lendemain d’une révolution et d’un changement si universel, la politique s’emparant de tous les esprits, chacun prétendant concourir à la chose publique autrement que par une « docilité raisonnée », chacun voulant à son tour « porter le drapeau », et une foule de nouveaux venus taxant de tiédeur ceux qui, depuis de longues années, imbus et nourris d’idées de liberté, se sont trouvés prêts d’avance à ce qui arrive, et qui demeurent modérés et fermes. […] Tout à l’heure, c’était l’écrivain et l’homme de goût, dans Chénier, qui se révoltait contre Manuel ; ici, c’est le militaire qui prend feu contre Collot d’Herbois, c’est le gentilhomme qui a porté l’épée et qui sait ce que c’est que la religion du drapeau.

615. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Études sur Saint-Just, par M. Édouard Fleury. (2 vol. — Didier, 1851.) » pp. 334-358

Je ne sache pas qu’on ait vu jamais, sinon chez des esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger ; la mort de quelques tyrans à Rome fut une espèce de religion. […] Saint-Just sent très bien de bonne heure qu’il n’y a qu’un gouvernement fort qui puisse porter remède aux désastres de l’anarchie, et en cela il s’élève au-dessus du commun des démagogues : « Lorsqu’un peuple n’a point un gouvernement prospère, c’est un corps délicat pour qui tous les aliments sont mauvais. » Ce gouvernement meilleur et plus ferme, il va le chercher non dans la Convention même où l’on parle trop pour cela (et il est impossible, pense-t-il, que l’on gouverne sans laconisme), mais dans les Comités, en les résumant le plus possible dans la personne de deux ou trois chefs influents, parmi lesquels il se compte. […] Par exemple : Les hommes qui auront toujours vécu sans reproche, porteront une écharpe blanche à soixante ans. […] Ce jeune homme blond, à la coiffure soignée, si plein de respect pour lui-même, et qui portait sa tête comme un saint sacrement, débitait ses discours écrits, à la tribune, carrément, symétriquement, d’un air impassible et compassé, d’une voix âpre et sèche, mais quelquefois aussi avec des adoucissements hypocrites de ton qui simulaient les caresses et les ondulations perfides du chat-tigre.

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