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773. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre I. Publicistes et orateurs »

La pensée se réalisait alors naturellement sous forme de religion : le chef d’école était un prêtre, l’École une Église839. […] Il s’en faut, encore ici, que tous les directeurs de ces divers mouvements aient droit de figurer dans une histoire littéraire : elle ne doit tenir compte que de quelques hommes, qui ne sont pas toujours les plus grands par la pensée ou les actes. […] Il fit une rude guerre à l’Université, foyer d’athéisme et de corruption, aux études classiques, à tous les libéralismes, à toutes les libres pensées, ne séparant pas les modérés des révolutionnaires, ni les spiritualistes des matérialistes ; il fit la police de l’Église française, interdit par Dupanloup, appelant à Pie IX, défendant le pouvoir temporel, poursuivant l’extermination du gallicanisme, lançant l’anathème et l’invective contre tous ceux qui contestaient l’infaillibilité du pape. […] Mêlant ensemble républicanisme, anticléricalisme et patriotisme, il écrivit de brillants articles, où tout l’esprit, toute la sincérité de l’écrivain ne masquent pas certaine maigreur ou étroitesse de la pensée, depuis que l’actualité ne les soutient plus. […] Quel malheur qu’avec cette éloquence puissante, cette pensée forte et généreuse, Gambetta parle une mauvaise langue, trouble, incorrecte, abondante en jargon !

774. (1890) L’avenir de la science « IV » p. 141

Ne le voyant que dans ses livres et dans ses monuments, dans sa pensée en un mot, nous sommes tentés de croire qu’on ne faisait alors que penser. […] J’aime mieux un yogi, j’aime mieux un mouni de l’Inde, j’aime mieux Siméon Stylite mangé des vers sur son étrange piédestal qu’un prosaïque industriel, capable de suivre pendant vingt ans une même pensée de fortune. Héros de la vie désintéressée, saints, apôtres, mounis, solitaires, cénobites, ascètes de tous les siècles, poètes et philosophes sublimes qui aimâtes à n’avoir pas d’héritage ici-bas ; sages, qui avez traversé la vie ayant l’œil gauche pour la terre et l’œil droit pour le ciel, et toi surtout, divin Spinoza, qui restas pauvre et oublié pour le culte de ta pensée et pour mieux adorer l’infini, que vous avez mieux compris la vie que ceux qui la prennent comme un étroit calcul d’intérêt, comme une lutte insignifiante d’ambition ou de vanité ! […] Je suppose une pensée aussi originale et aussi forte que celle du christianisme primitif apparaissant de nos jours. […] Il faut renon-cer aux grandes choses ; les généreuses pensées ne vivront plus que dans le souvenir des rhéteurs ; la religion ne sera plus qu’un frein que la peur des classes riches saura manier.

775. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre I : De la méthode en psychologie »

Stuart Mill, qui fait remarquer justement combien la méthode des sciences morales et sociales est peu avancée, s’est attaqué résolûment à celle de la psychologie : il y revient à plusieurs reprises67 et sa pensée ne laisse rien à désirer en clarté, sur ce point. « La psychologie, dit-il, a pour but les uniformités de succession ; les lois soit primitives, soit dérivées, d’après lesquelles un état mental succède à un autre, est la cause d’un autre, ou du moins la cause de l’arrivée de l’autre. » C’est une opinion commune que les pensées, sentiments et actions des êtres sensibles ne peuvent être l’objet d’une science, dans le même sens que les êtres et phénomènes du monde extérieur. […] Elle est bien loin de l’exactitude de notre astronomie actuelle ; mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas une science comme l’est celle des marées, ou même comme l’était l’astronomie, lorsque ses calculs n’embrassaient encore que les phénomènes principaux et non les perturbations. » Cette science a pour objet les pensées, sentiments et actions des hommes. […] La psychologie à priori soutient que dans tout acte de pensée, même le plus élémentaire, il y a un élément qui n’est pas donné à l’esprit, mais qui est fourni par l’esprit en vertu de ses facultés propres. […] Nous ne saurons probablement jamais si l’organisation seule peut produire la pensée et la vie ; mais nous savons, à n’en pas douter, que l’esprit emploie un organe matériel.

776. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « Conclusion »

Si j’ouvre Carpenter279 je vois qu’il parle à beaucoup d’égards, comme Herbert Spencer ou Bain : « L’objet de la psychologie, c’est de rassembler sous une forme systématique les phénomènes qui se produisent naturellement dans les esprits pensants, de les classer et de les comparer, de façon à en déduire les lois générales suivant lesquels ils se produisent et leurs causes assignables. » Il compare la querelle des spiritualistes et des matérialistes aux deux chevaliers qui se battaient pour la couleur d’un écu qu’aucun deux n’avait jamais pu voir ; et il ajoute : « L’esprit a été étudié par les métaphysiciens, sans s’occuper en rien de ses instruments matériels ; tandis que le cerveau a été disséqué par les anatomistes et analysé par les chimistes, comme s’ils espéraient dessiner le cours de la pensée, peser ou mesurer l’intensité des émotions ». […] On y trouvera un bon exposé de la méthode physiologique ou objective ; et, plus loin, des chapitres substantiels et suggestifs sur la Mémoire et les Sentiments. — Le docteur Maudsley a développé avec beaucoup d’ardeur cette thèse : que les phénomènes ne diffèrent qu’en ce que les plus élevés sont produits par une concentration, les moins élevés par une dispersion de la force : une unité de pensée équivaudrait à plusieurs unités de vie, une unité de vie à plusieurs unités de force purement mécanique. […] Elle dit aux partisans de Kant : votre doctrine transcendante des formes de la pensée, bonne en logique, est mauvaise en psychologie. […] En somme, cette solution est la transformation physiologique de la doctrine kantienne des formes de la pensée. […] Le rapport de simultanéité est une duplication du précédent : il consiste en une succession qui peut être renversée, c’est-à-dire pensée indifféremment, d’abord dans un certain ordre, ensuite dans l’ordre contraire ; de sorte que l’on va également de A à G et de C à B.

777. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre IV. Littérature dramatique » pp. 202-220

Lugné-Poë a offert à Paris trois œuvres de manières différentes, de nature éminemment originales, mais toutes trois exubérantes de la jeune et régénératrice sève : la foi en l’idéalité des formes parallèles à l’idéalisme des pensées. […] III. — Théâtre satirique et philosophique C’est le théâtre dit injouable, parce qu’il paraît trop plein de pensées ou de paroles neuves et éternelles aux frivolités de notre public. […] Saint-Pol-Roux, constitue un drame étrange, éloquent, le plus complet chaos des métamorphoses, au-delà et au-dessus des formules admises, en plein ciel d’émotion de pensée que M.  […] Il veut représenter l’idéal méditerranéen avec plus de souci de pensée que d’action dramatique ! […] Elles ont des qualités parallèles de clarté, de style net, de grâce, de pensée souriante.

778. (1912) L’art de lire « Chapitre II. Les livres d’idées »

traçons-les et, en délimitant la pensée de notre auteur, nous l’aurons mieux compris ; nous l’aurons compris. […] Probablement cette vérité, elle aussi, nous fuit d’une fuite éternelle ; probablement les auteurs sont inépuisables en raison de ce qu’ils ont et en raison de ce qu’en les lisant, nous mettons en eux ; mais l’essentiel est de penser, le plaisir que l’on cherche en lisant un philosophe est le plaisir de penser, et ce plaisir nous l’aurons goûté en suivant toute la pensée de l’auteur et la nôtre mêlée à la sienne et la sienne excitant la nôtre et la nôtre interprétant la sienne et peut-être les trahissant ; mais il n’est question ici que de plaisir et il y a des plaisirs d’infidélité et l’infidélité à l’égard d’un auteur est un innocent libertinage. […] Il ne faut pencher vers aucun excès et il faut se tenir dans un certain milieu où le plaisir de comprendre ne soit pas gâté par le plaisir de discuter, ni même par celui de concilier trop ; mais se placer tour à tour aux différents points de vue et dans les différentes attitudes, et tantôt s’abandonner à la force de la pensée et à la rigueur de là logique, tantôt se défendre, ne vouloir pas être dupe, opposer l’auteur à l’auteur pour le battre à l’aide d’un auxiliaire qui est lui-même ; tantôt venir à son secours et démontrer qu’il ne s’est ni trompé ni contredit et que ce sont des apparences qui sont contre lui, si tant est même qu’il y ait des apparences : tout cela est comprendre encore ; tout cela n’est que différentes façons de comprendre et il suffit, pour que toutes soient utiles et fécondes, qu’à toutes ces opérations préside la loyauté et que jamais le sophisme ne s’y mêle. […] Les charmes, il faut savoir les goûter ; il faut savoir écouter longtemps ; il faut savoir suivre le penseur dans tous les détours et même dans toutes les hésitations de sa pensée ; il faut sentir l’objection se lever doucement dans notre esprit, mais la prier de ne pas éclater et d’attendre le moment où peut-être l’auteur se la sera faite lui-même, et le plaisir est très vif alors ; car d’abord nous sommes sûrs d’être bien en commerce intellectuel avec l’auteur, puisque nous l’avons prévenu, c’est-à-dire compris d’avance, et ensuite nous nous disons avec satisfaction que nous ne sommes pas indignement inférieurs à lui, puisque l’objection qu’il s’est faite, nous la lui faisions, c’est-à-dire puisque nous circulions dans sa pensée presque aussi largement, presque aussi aisément que lui-même.

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