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391. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite et fin.) »

Gœthe, ne l’oublions jamais, n’était pas romantique dans le sens spécial du mot. […] Un jeune talent qui veut exercer de l’influence et être connu cherche à renchérir sur ses prédécesseurs… Dans cette chasse à l’effet extérieur, toute étude profonde, tout développement intime et régulier de l’homme est oublié. […] Les Français voient dans Mirabeau leur Hercule, et ils ont parfaitement raison ; mais ils oublient qu’un colosse se compose de fragments, et que l’Hercule de l’Antiquité lui-même était un être collectif, qui réunissait sur son nom avec ses exploits les exploits d’autres héros.

392. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Mémoire de Foucault. Intendant sous Louis XIV »

Foucault, qui nous marque toutes ces particularités dans son Journal, n’oublie pas d’y mentionner les moindres détails et des chiffres de menues dépenses. […] « Au mois de décembre 1682, j’ai proposé à M. le chancelier Le Tellier et à M. de Châteauneuf la démolition du temple de Montauban, sur des contraventions aux édits qui défendent aux ministres de recevoir à leur cène des nouveaux convertis, les temples de Bergerac et de Montpellier ayant été démolis suc ce fondement » Il insiste et revient à la charge deux mois après : « Au commencement de février 1683, le Parlement de Toulouse ayant décrété de prise de corps les ministres de Montauban pour contraventions aux édits, j’ai mandé à M. le chancelier, à MM. les ministres, à M. l’archevêque de Paris et au Père de La Chaise (il n’en oublie pas un), que ce décret n’avait causé aucune émotion parmi les religionnaires, et que l’on pouvait sans aucun danger faire démolir leur temple. […] « Heureux, est-on tenté de s’écrier quand on lit ces choses, heureux qui réussit à passer sa vie sans être dans ces alternatives de faveur et de disgrâce ; que les nécessités d’une carrière, l’aiguillon d’un continuel avancement ne commandent pas ; qui n’a pas soif de pouvoirs et d’honneurs ; qui n’est pas ballotté entre Colbert et Louvois, au risque d’oublier entre les deux sa conscience, d’étouffer ses scrupules et d’y perdre même le sentiment d’humanité ; qui n’est ni persécuteur ni victime, ni hypocrite, ni dupe, ni écrasant ni écrasé ; qui, après avoir connu sans doute quelques traverses de la vie et avoir essuyé quelques amertumes inévitables (sans quoi il ne serait pas homme), s’échappe le plus tôt qu’il peut, retire son âme de la foule et de la presse (comme dit Montaigne), passe le restant de ses jours « entre cour et jardin », ne voyant qu’autant qu’il faut et n’étant pas vu ; aussi loin de l’ovation que de l’insulte ; qui se soustrait en soi-même aux appels et aux tentations de la fortune non moins qu’aux irritations sourdes de l’envie et des comparaisons inégales qu’elle suggère, aux ennuis de toutes sortes, aux iniquités souvent qui s’en engendrent ; qui aime de tout temps quelques-unes de ces choses innocentes et paisibles qu’aimait et cultivait Foucault dans la dernière moitié de sa vie, mais sans en avoir taché comme lui le milieu, sans y avoir imprimé une note brûlante, et en pouvant, d’un bout à l’autre, reparcourir doucement, à son gré, et supporter du moins tous ses souvenirs ! 

393. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « La civilisation et la démocratie française. Deux conférences par M. Ch. Duveyrier »

Jullien, celui qu’on appelait Jullien de Paris, qui, jeune, s’était fait tristement connaître par son fanatisme révolutionnaire, et qui, vieux, tâchait de faire oublier ses anciens excès par son zèle honorable de fondateur de la Revue encyclopédique, avait à la bouche, à chaque phrase, le mot de civilisation : c’était devenu un tic chez ce petit vieillard si actif et toujours courant. — Le mot est naturel et habituel dans l’ordre d’idées et dans la langue de Condorcet, de Volney ; il revient nécessairement sous leur plume, comme le mot de Dieu sous celle des dévots, et il tend à le remplacer : il marque leur religion aussi. […] Sans cette force matérielle, n’oublions pas que rien de grand, presque rien, même dans la science, et dès qu’elle veut s’exercer au dehors, ne peut s’accomplir. […] Les chrétiens, ne l’oublions jamais, ont pour mobile un principe surnaturel, et en perspective, après la vie, une éternité de récompenses.

394. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Sur la reprise de Bérénice au Théâtre-Français »

Bérénice, bien que commandée par Madame, me semble tout à fait dans le goût secret et selon la pente naturelle de Racine ; c’est du Racine pur, un peu faible si l’on veut, du Racine qui s’abandonne, qui oublie Boileau, qui pense surtout à la Champmeslé, et compose une musique pour cette douce voix. […] On oublie trop de nos jours ce devoir imposé au talent ; sous prétexte de lyrisme, chacun s’abandonne à sa pente, et l’on n’atteint pas à l’œuvre dernière dont on eût été capable. […] Il est bon que la conscience intérieure que chaque talent porte naturellement en soi prenne ainsi forme au dehors et se représente à temps dans la personne d’un ami, d’un juge assidu qu’on respecte ; il n’y a plus moyen de l’oublier ni de l’éluder.

395. (1894) Propos de littérature « Chapitre III » pp. 50-68

Toute forme contient un rythme et tout rythme une forme, je ne l’oublie pas. […] Il le faut avouer, elle paraît avoir acquis les mouvements sans en ordonner jusqu’ici l’harmonie avec assez de continuité ou de précision, et trop souvent encore les poètes nouveaux ont oublié la puissance inattendue que peut donner à telle page une grande pose immobile. […] Ces deux poètes le font d’ailleurs souvent oublier ; l’un, — M. 

396. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Poésies nouvelles de M. Alfred de Musset. (Bibliothèque Charpentier, 1850.) » pp. 294-310

Évidemment, ce dernier a pris M. de Musset trop au mot dans sa modestie ; il avait oublié qu’à cette date de 1840, cet enfant aux blonds cheveux, ce jeune homme au cœur de cire, comme il l’appelle, avait écrit La Nuit de mai et La Nuit d’octobre, ces pièces qui resteront autant que Le Lac, qui sont plus ardentes, et qui sont presque aussi pures. […] Cette première manière, dans laquelle on suivrait à la piste la veine des affectations et la trace des réminiscences, se couronne par deux poèmes (si l’on peut appeler poèmes ce qui n’est nullement composé), par deux divagations merveilleuses, Namouna et Rolla, dans lesquelles, sous prétexte d’avoir à conter une histoire qu’il oublie sans cesse, le poète exhale tous ses rêves, ses fantaisies, et se livre à tous ses essors. […] En est-il donc moins vrai que la lumière existe, Et faut-il l’oublier du moment qu’il fait nuit ?

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